Mondovino
Réal.: Jonathan Nossiter, 2004. 2h15min.
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Après trois longs-métrages de fiction (Resident Alien(1991), mais surtout Sunday(1997) et Signs and Wonders(2000)) – des œuvres complexes, à la structure vertigineuse, parmi les plus belles et les plus originales du cinéma contemporain – Jonathan Nossiter entreprend le tournage du documentaire Mondovino, qui devait durer quelques mois. Il passera finalement quatre ans à voyager entre l’Europe et les Amériques, amassant plus de 500 heures d’images sur le monde du vin. C’est donc dire qu’en cours de route, il a vu le sujet « s’ouvrir », se creuser, élargissant de plus en plus la perspective du film.
Mondovino est un périple à travers des régions du monde où l’on produit du vin, une suite de rencontres avec des gens, des cultures, des traditions, des paysages. Avant tout, dans ce voyage, une réflexion critique prend forme sur le nouvel ordre commercial du marché mondialisé du vin. Mais aussi riche le film puisse-t-il être sur le sujet, il n’en sera pourtant que brièvement question ici.
Car pour peu qu’on porte le regard au-delà du premier plan narratif, le film est un faisceau toujours plus large que son sujet. La véritable exaltation qu’il procure tient tout autant à ses qualités d’œuvre cinématographique, aux sujets secondaires qui s’y introduisent, à son caractère esthétique particulier et aux réflexions qu’il inspire dans le champ des approches documentaires. Plus qu’une recherche factuelle ou l’illustration d’un discours, Mondovino est une œuvre visuelle, richement texturée, tournée avec tous les sens en éveil, et par l’accomplissement d’un certain « art de l’arrière-plan », c’est aussi un film sur l’histoire, la famille, l’art, la lumière, les chiens…
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Une grande part des réactions au film fut nécessairement polarisée entre l’adhésion et l’opposition à ses positions critiques. On lui a reproché un tableau biaisé, trop étroitement anti-mondialiste, voire « anti-moderne », « anti-américain » ou hostile à la « démocratisation » du marché du vin. Pourtant, clairement, le discours n’est nullement aussi simpliste qu’une opposition Etats-Unis vs Europe ou tradition vs modernité. Le film révèle avant tout des frictions et des fractures entre des mentalités différentes, et l’esprit du marketing et des règles du marché n’est pas une exclusivité américaine. Le jeu publicitaire des « critiques-vedettes » des vins, la réforme de certaines pratiques traditionnelles, l’influence de consultants qui orientent la production vers les modes du marché – tout cela fait partie d’une nouvelle réalité globale. Il faut bien voir du reste que Nossiter n’y impose pas un discours général, mais s’applique à l’incarner dans des situations concrètes, qui finissent par parler d’elles-mêmes. Par exemple, l’obsession de « l’oxygénation » du vin (une façon, en fait, de créer artificiellement le travail du temps sur le vin), en quantité et à intervalles réglées par un consultant, devient pratiquement loufoque. De même l’enthousiasme pour le fût de chêne apparaît autant comme un effet de mode uniformisant que comme procédé conférant des qualités particulières au liquide. Des situations conflictuelles éclatent plus clairement, telle la jeune femme en France ne voulant plus travailler pour un gros producteur apposant des étiquettes différentes sur des vins quasiment identiques, ou le riche Californien regrettant qu’un maire « communiste » ait contribué à l’échec de l’acquisition de grandes terres en France .
La question centrale posée par le film est celle-ci : comment l’emprise commerciale de la mondialisation sur un produit peut-elle affecter des particularités qui faisaient partie de sa création jusqu’ici, comme la culture, la possession de la terre, le savoir-faire traditionnel, le temps, la diversité… ? Sur ce point, le film n’éclaire pas seulement la situation du vin, il en fait une brillante métaphore de la mondialisation en général.
Le film parle de tout cela. Mais avec quelle voix, par quels moyens? Et le point de vue, inévitablement mis en cause dans tout film constituant une « charge critique », sous quelle forme s’exprime-t-il?
Un point de vue
Il faut d’abord noter que l’identité même du cinéaste lui réserve un angle privilégié pour aborder le sujet. Nossiter est lui-même sommelier à New York. Il détient la double nationalité française et américaine, ce qui lui permettait, au tournage, d’être accueilli comme « un des leurs », autant aux Etats-Unis qu’en France, s’exprimant parfaitement dans les deux langues, en plus de parler aussi l’italien et l’espagnol, le rendant donc apte à converser aisément avec tous les participants du film.
De plus, Mondovino n’est pas aussi éloigné qu’il ne pourrait paraître de ses films de fiction. Dans Signs and Wonders 1 , les tourments sentimentaux et existentiels des personnages, où se croisaient poètes et financiers, se déployaient sur fond d’histoire de la Grèce et de mondialisation économique, avec des rues d’Athènes où scintillent les enseignes de chaînes de fast food américaines. On y décelait cet intérêt pour l’histoire de la civilisation occidentale, ses origines et ses ruptures. On comprend alors que le vin vienne s’inscrire parfaitement dans cette perspective. Puis, dans ce film comme dans Sunday, les personnages sont pris dans des rapports instables de confiance et de méfiance, entre la vérité et le mirage des signes. Bien sûr, dans Mondovino il ne s’agit pas d’écrire ces personnages, mais une dimension du documentaire est faite de rapports semblables entre le cinéaste et les participants, où chacun peut jouer avec la vérité qu’il veut faire paraître. Le point de vue ne domine pas d’avance les situations, il est souvent remis en jeu dans les rapports directs qui se créent au tournage et dans les choix du montage, il est appelé à se définir par rapport au « théâtre » des autres, à leurs propres points de vue déjà affirmés sur un mode de persuasion, de faire-valoir, de mise en scène. Le puissant consultant Michel Rolland, le « flying winemaker » de Bordeaux, se fait conduire d’un vignoble à l’autre par son chauffeur, il est constamment en représentation, volubile, sûr de lui, on ne sait quelle part du personnage vient d’une bonhomie naturelle et quelle part d’une opération de charme, constamment nécessaire à la séduction de ses clients, au besoin d’inspirer confiance.
On ne sait dans quelle mesure son savoir est fondé ou subordonné à ses visées commerciales. Il est le prophète de la « modernité ». Fait insolite et remarquable, c’est lui qui se fait prendre au jeu, par l’absence de méfiance envers le cinéaste, alors qu’il émet des remarques arrogantes et méprisantes envers les habitants d’un village du Languedoc qui ont refusé la vente des terres à une grande firme américaine. Le supplément du DVD, avec les commentaires de Nossiter, est ici révélateur. On apprend que Roland fut très outré de voir ces remarques être incluses dans le film, alors qu’il croyait pouvoir faire confiance au cinéaste, que cette discussion restait entre eux. Pourtant, tel le dit Nossiter, il a bel et bien exprimé sa pensée et voyait que la caméra tournait. On comprend qu’il ait pu regretter ses paroles, mais il s’est laissé prendre à son propre jeu, emporté par la verve autoritaire de son personnage, sur la scène que lui offre la caméra et qu’il ne manque pas d’occuper dans toute sa largeur. Même principe chez un important producteur en France. L’homme assez jeune, fier de sa place enviable sur le marché, est de bonne humeur, il enlève son pantalon et monte dans une grande cuve pour piétiner lui-même les raisins. Il fut choqué, humilié (avec raison), qu’un zoom montre ses testicules sortir de son sous-vêtement, alors qu’il dit : « ils sont tout petits ces raisins ». Nossiter se défend de ce plan, l’affirmant comme un retournement de la situation que l’autre a lui-même provoquée, alors qu’au lieu d’accueillir le cinéaste pour lui parler honnêtement, il se sert de la visite d’une équipe de tournage pour orchestrer une pirouette publicitaire.
Un autre vigneron, Aimé Guibert, un « résistant » dans l’affaire Languedoc-Mondavi, éloquent dans son discours sur l’art du vin, le sens de la tradition et du terroir, puis son opposition féroce à l’expansion tentaculaire de la grande firme californienne, nous surprend plus tard quand son discours soudainement se nuance, quant à ses pourparlers avec une grande firme française aux ambitions comparables.
Aux Etats-Unis, le critique le plus influent au monde, Robert Parker, a beau parler de son succès comme d’une réalisation personnelle en dehors de l’élite traditionnelle du vin, et nous pouvons penser que par définition son travail devrait allier une connaissance objective au raffinement d’un jugement subjectif, on constate pourtant, à l’écoute d’un discours qu’il livre à une assemblée de compatriotes, que l’intention de servir les « intérêts américains » est inséparable de son travail. Il a largement contribué, entre autres, à discréditer la notion de terroir, alors que bien sûr elle est absente de la fabrication des vins américains.
Bref, nous pourrions ainsi relever d’autres exemples. La subjectivité du cinéaste – cette notion ambiguë toujours au cœur des tiraillements critiques sur le cinéma documentaire – n’est pas un point fixe qui dirige le film, une volonté unilatérale qui teinterait d’avance toute la réalité, mais elle se définit, du moins partiellement, en étant forcée de traverser les écrans des autres subjectivités, qui sont tout autant jouées, mises en scène. Et c’est bien en parvenant, à l’occasion, à retourner ces masques, que le film peut justement exprimer une certaine vérité.
Le point de vue ne se manifeste pas non plus dans la pseudo-distance ironique très en vogue dans les documentaires d’aujourd’hui. Ici nous ne sommes jamais devant un dispositif préconçu qui viendrait piéger les participants dans la démonstration pamphlétaire du cinéaste. On observe plutôt que le film fut constamment tourné dans une présence sincère et attentive auprès des gens rencontrés. Bien sûr, ceci n’exclut pas les préjugés que le cinéaste peut entretenir au départ envers une personne ou ses idées, ni son privilège d’avoir le dernier mot au montage, mais il serait d’emblée absurde d’imaginer que le tournage d’un documentaire puisse s’extraire de cette banale réalité des rapports humains. Aborder un sujet avec une perspective personnelle, ce n’est pas prétendre à l’équilibre de tous les points de vue, ni imposer une structure dans un discours écrit d’avance, mais s’appliquer au montage à construire une lecture intelligible de la réalité qui s’est donnée au cœur d’un échange, ouvert et conflictuel (et peu importe ce qu’il voulait capter au départ, tout documentariste sait bien que la réalité lui en donnera si peu).
La représentation d’un nouvel ordre des choses dans le monde du vin n’en est pas moins une critique lucide et virulente. Et au fil des rencontres qui nourrissent le film, le simple attachement de Nossiter à certains des personnages témoigne d’une affection manifeste, à la fois parce qu’ils sont de bons personnages de cinéma et parce qu’ils expriment une part de son point de vue. Ils incarnent ce qu’il a lui-même nommé « la résistance au fascisme du marketing ».
Un prisme
Parallèlement à ses recherches, sillonnant les coulisses du monde du vin, Jonathan Nossiter regarde autour de lui, scrute les détails des demeures, des paysages, des mondes où on le laisse entrer, observe les interactions entre les gens… Si bien que le sujet du vin y agit comme un prisme, à travers lequel s’irisent d’autres dimensions de la réalité. C’est là l’une des forces uniques deMondovino : par l’habileté, au montage, à faire parler « les voix du hasard », grâce à la récurrence de certains détails, aux choses qui adviennent et se correspondent en cours de tournage, l’arrière-plan des images et le fil du récit sont alors constamment habités par des réalités qui débordent le sujet, qui composent de multiples trames « secondaires ». Le film tisse ainsi des regards croisés sur la famille, l’histoire, la culture, les classes sociales, l’art, etc.
Du petit vignoble à la multinationale existent différentes formes d’organisation du travail et de direction d’entreprise. Qui sont tous ces gens silencieux que le cinéaste croise à l’arrière-scène de la fabrication du vin? Sans insister, il prend néanmoins la peine de s’adresser un moment au chauffeur de Michel Rolland, aux travailleurs mexicains en Californie, ou de cadrer dans l’arrière-plan les lents mouvements d’un ouvrier âgé qui répare une toiture, quand ce n’est pas une domestique qui curieusement semble faire exprès pour surgir maintes fois dans le cadre pendant une entrevue.
Hubert de Montille, l’un des principaux personnages du film, accueille Nossiter chez lui comme s’il avait tout son temps à lui consacrer pour parler du vin, tandis qu’aux État-Unis, les rencontres passent d’abord par des relationnistes de presse.
En Argentine, un paysan d’origine autochtone, vivant dans le plus grand dénuement, a su faire sienne la culture du vin venue d’Europe, et il cultive seul son modeste hectare de vignes, fier de sa résistance à l’expansion des grands propriétaires terriens.
Par ailleurs le vin, on s’en rend vite compte, est souvent une histoire de famille. En France, les de Montille sont enracinés sur leurs grandes terres couvertes de vignes, la passion s’est transmise du père à ses enfants, mais on s’entredéchire sur la façon de construire l’avenir. Le père se réjouit que sa fille lui ressemble, non qu’ils aient les mêmes goûts, mais ils partagent une vision commune et reconnaissent la personnalité de chacun dans les vins qu’ils font. Mais c’est la tension constante avec le fils, indifférent aux valeurs du père, déterminé à prendre les moyens de répondre aux impératifs du nouveau marché.
D’autres familles, comme les Rotschild, jouent leur histoire à une autre échelle, voire au sein de l’histoire de l’Europe. En Italie, deux familles florentines descendent de dynasties rivales depuis des siècles. Elles poursuivent leur concurrence dans les stratégies commerciales et les alliances avec de nouvelles dynasties, comme avec les Mondavi de Californie, sur le marché mondialisé du vin. Jadis, elles possédaient une partie du pays, aujourd’hui leur rayonnement est à l’image de cette globalisation qui aspire tout dans l’abstraction économique : l’une de ces familles a acheté tout un village médiéval, maintenant converti en attraction touristique.
Encore une fois, dans le cas particulier de Mondovino, le supplément du DVD, avec le commentaire de Nossiter par-dessus le film en entier, constitue en soi une autre version essentielle du film. On y apprend que quelques temps après le tournage, les Mondavi, passés en bourse, ont perdu le contrôle de la société aux mains des actionnaires. Nossiter ne s’en réjouit pas, il remarque simplement et même s’en désole, que la logique économique de la mondialisation ait pu se retourner aussi contre les Mondavi, et leur enlever jusqu’au pouvoir sur leur propre nom.
Mine de rien, suivant les détours du récit sur le marché du vin, le film expose ainsi une série de vibrants portraits de famille. Et un autre personnage vient souvent occuper sa place légitime dans ces portraits : le chien. On trouverait ordinairement la présence des chiens fortuite et simplement amusante sur les lieux de tournage d’un documentaire. Mais ici, l’attention qui leur est portée leur donne un rôle significatif :
« Je n’aimais pas les chiens. Aujourd’hui, mon film est une lettre d’amour aux chiens du monde. (…) C’est lié à ce tournage qui, pour la première fois, a été une expérience de joie absolue. Je tenais la caméra, assisté seulement par deux amis cinéastes. On commençait la journée en buvant du vin – ce qui met de bonne humeur et aide à capter des choses qu’autrement on laisserait filer. Et moi, je voulais m’approcher de l’intimité de chacun, je cherchais le détail. Là, j’ai noté que les chiens entraient tout le temps dans mon cadre. Alors, je les évitais ! Peu à peu, j’ai compris qu’ils ne pouvaient pas être là par hasard ; j’ai vu leur sens de l’humour et constaté que leur présence était un vecteur d’amitié. J’ai commencé à les tolérer, puis à les suivre et à les aimer. Ils ont fini par s’imposer ! Et m’ont appris à mieux voir. (…) Et, comme à la fin du film, lorsque vous rencontrez dans un trou paumé un paysan argentin qui fait son vin à 6 euros et que vous appréciez son chien, qui s’appelle Luther King, eh bien, vous avez en effet toutes les chances de trouver son vin beau et noble ! Appréciez le chien, et vous risquez d’apprécier le vin. A partir de là, on peut voir aussi tout le film comme l’opposition de deux avenirs possibles : vivre dans un monde géré par la technique des experts ou bien guidé par notre instinct… animal. » 2
Un autre thème important est celui de l’art. Il traverse le film à deux niveaux. D’abord le vin lui-même, dans son processus de création et sur la scène de son marché, peut être perçu comme une métaphore sur l’art en général. Sans que rien ne soit explicitement souligné, on voit s’incarner des enjeux artistiques tel le rapport entre modernité et tradition, entre héritage et invention, le sens d’une dimension personnelle dans l’œuvre, en relation avec les éléments de la nature et un contexte culturel, puis les rapports troubles, dans la réception d’une œuvre, entre la qualité objective, les goûts personnels, les règles du marché et l’influence des critiques.
Mais aussi, subtilement, l’art s’insère dans les images, dans le décor, en arrière-plan des gens rencontrés. Nossiter est brillamment parvenu à cadrer certains personnages dans des univers esthétiques personnels. En y regardant de plus près, ces détails nous parlent de ces personnes, ils contribuent en quelque sorte à les définir. Des tableaux de la Renaissance et portraits des ancêtres ornent les murs de l’aristocratie italienne et française. Des peintures modernes complètent le mobilier ordonné du bureau d’un homme d’affaire de la nouvelle économie du vin. Chez le critique Robert Parker, on se permet de penser que son statut de « sommité du goût » est en contraste avec un décor kitsch, saturé d’ornements blanchâtres, où trône une collection de statuettes de bulldogs, à l’effigie du vieux compagnon qui arpente la maison en trahissant ses problèmes de flatulence devant la caméra. Aussi, le cinéaste ne manquera pas de cadrer à l’avant-plan une casquette du FBI qui traîne sur le bureau de Parker. Puis on rencontre un autre rapport à l’art, à l’histoire et à la culture chez une riche famille californienne, symbole du « monde nouveau ». Dans le jardin, où un robot nettoie la piscine, le cinéaste attire l’attention sur une sculpture assez insolite, au goût franchement douteux. Il demande à la femme de qui est cette œuvre, « c’est une sculpture de … , il était l’artiste no. 1 en Californie ». « Était? Comment a-t-il perdu son titre? », poursuit Nossiter. « Il est mort », lui répond-t-elle.
La caméra vivante
L’esthétique de Mondovino peut surprendre et dérouter au premier abord. Cette facture visuelle du direct, plutôt erratique, avec petite caméra numérique au poing, est susceptible de donner le mal de mer à bien des spectateurs. Loin d’une photographie composée, d’une mise en scène calculée et de toute « hygiène technique », les images se déroulent avec leur lot d’imperfections : perte et reprise du foyer, cadrage qui bascule, tremblements, lumière inégale, ombres intrusives, zooms qui s’égarent… On pourrait croire aussi, dans une première impression de surface, que le film ne contient à peu près pas de « beaux plans », de ces tableaux cinématographiques sur lesquels on s’arrête. La caméra ne semble jamais vouloir s’immobiliser spécifiquement pour cadrer une belle image.
On comprend pourtant, peu à peu, que ce désordre apparent, ces images un peu nerveuses et débridées, ne proviennent pas d’un manque de « professionnalisme » technique ni d’un effet de style forcé qui insisterait pour intégrer les accidents du tournage. Les images naissent simplement d’une façon absolument instinctive de filmer. La caméra est toujours en situation, avec le cinéaste (tenue par lui ou son assistante Stéphanie Pommez), elle suit, cherche, s’ajuste, elle saisit des choses au passage et finit néanmoins par créer un tableau riche et lumineux, de fortes impressions des lieux, des personnes, des paysages… Les qualités changeantes de la lumière sur les vallons couverts de vignes, les couleurs du vin, la mosaïque des physionomies, la grisaille de la vieille pierre en Europe et le ciel de cristal en Californie… Mondovino est bel et bien traversé de part en part par une beauté subtile, authentique, arrivant d’elle-même au cœur de l’action, presque inopportune. Et bien que non prémédité, tel angle de cadrage sur une personne, ou tel rapprochement de l’objectif sur un quelconque élément de l’arrière-plan, n’est pas non plus innocent et revient aussi à l’expression d’un point de vue. Nossiter en dit simplement : « je filme comme je sens ».
Vers la fin du film, le paysan argentin offre au cinéaste un verre de son vin blanc. Nossiter passe devant la caméra, le verre à la main, sous les derniers rayons chauds du jour, et prend une gorgée du liquide doré comme la lumière et où l’on sent la fraîcheur de l’ombre. On lui a demandé plus tard quel était le sens de l’expression sur son visage à ce moment, que pensait-il réellement du vin. Il a répondu : « Il goûte ce qu’on voit » 3
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Notes
- Voir notre Entretien avec Jonathan Nossiter, par Simon Galiero, janvier 2001. ↩
- Jonathan Nossiter, propos recueillis par Philippe Piazzo, Aden (guide hebdomadaire dans Le Monde), 3 novembre 2004. ↩
- On se rapporte à nouveau à la version commentée par le cinéaste, sur l’édition DVD. ↩