Mon premier baiser
Je suis né à Beyrouth et j’ai grandi dans ses différentes salles réparties entre les places Debbas, Riyad el Solh, El Burj et des Martyrs, du cinéma Capitol, aux deux salles Byblos et Gondole situées rue Saifi, et aux alentours du port. M’y rendre était dès mon plus jeune âge ma seule ballade dans Beyrouth, et quant au territoire qui a le plus marqué mon être, c’était le centre-ville de Beyrouth.
De par sa structure, le bâtiment du cinéma Rivoli constituait un bloc obstructif voilant la mer, car pour voir celle-ci, le photographe devait se placer à un angle qui donnait accès au cinéma ou en surplombant le bâtiment. L’impossibilité de voir la mer sous tout autre angle a cultivé en moi l’idée que Beyrouth était une ville qui tourne le dos à la mer, une ville dont le regard est dirigé vers le Sud, et qu’elle était confinée entre ses frontières est et ouest. Je n’exagère pas quand je dis que je n’ai jamais aperçu la mer derrière le bâtiment du cinéma Rivoli, sinon dans la photographie qui témoigne de sa démolition en 1994, à la mi-juillet. Ce fut une bien triste démolition, le bâtiment ayant résisté à son propre effondrement face aux méthodes habituelles deux jours durant, jusqu’à ce que l’armée libanaise ne l’anéantisse en utilisant 700 kg de TNT.
Les images qui circulent autour de l’immeuble du Rivoli, depuis les années 50 et jusqu’à la fin du siècle précédent, dépassent celles des autres cinémas disparus, et il est possible de l’apercevoir sur les différents clichés touristiques et les timbres anciens, de noter la multiplication et la fréquence de sa propagation, si bien que l’immeuble est devenu l’icône du centre-ville, la clé d’entrée en image au cœur de la capitale, une invitation pour le regard, à l’instar du rocher de Raouché, de la grotte de Geita, du monument de Notre-Dame de Harissa et des ruines antiques, autant de manifestations de la production du tourisme et de sa promulgation au Liban.
Et malgré la démolition de ce bâtiment dans le cadre du projet de « Solidere », il a résisté à sa propre disparition par l’image, préservant sa présence tel un cliché au centre de la capitale, « le pays » (Al Balad) selon l’appellation populaire. Il semble avoir regagné son existence de par la poussière même de sa démolition, de par son extinction, affirmant sa présence dans nombreux films comme référence et signe du retour du pays à la prospérité ou à la ruine, « pays » qui a remplacé le vacarme du trafic routier et piéton des années cinquante et soixante, par le silence mortel des années 90. C’est ainsi que le film Beirut de l’américain Brad Anderson (2018) débute par une image du cinéma Rivoli et de la place des Martyrs, puisée des archives de cinéma, image qui ramène le spectateur aux années 90, de même que l’image de la démolition du Rivoli, dans la plupart des films documentaires qui témoignent de la transition entre guerre et reconstruction, demeure la plus utilisée et celle qui témoigne le mieux de ce moment de transition.
Tout évènement enregistré par la caméra renait à nouveau et enfante son propre cliché. Survient alors l’image qui résume son contenu et son image symbolique qui sera projetée et visionnée encore et encore des années durant sans relâche, sans soucis des droits d’auteur, ni de l’autorisation de la reproduire, d’altérer ses couleurs, de décélérer ou d’accélérer sa vitesse, de l’accompagner d’un commentaire audio ou d’un enregistrement musical, dépendamment de la manière dont elle serait utilisée et montée avec d’autres images. Ce type d’images dépasse les conditions et les règles, les restrictions d’opinions et d’expressions. Quand une image est liée à un évènement majeur et qu’elle a été prise sous l’angle le plus proche possible, témoignant de l’impact direct de cet événement, il importe peu de savoir qui a pris cette image, qui l’a rendue publique, il importe peu d’évaluer sa lumière, ses couleurs ou sa qualité artistique, tant que cette image a le privilège d’avoir attrapé un instant qui ne se répétera plus, et il importe peu que l’auteur soit un amateur ou un professionnel. À l’âge de la vidéo, du numérique, des objectifs de téléphones portables et de la diffusion dans les réseaux sociaux et les plateformes digitales, elle demeure cette image qui a enregistré l’ampleur de la démolition du Rivoli ou d’un autre évènement plus douloureux encore, par des amateurs et non des professionnels, si bien que la répétition de cette image ou le retour à elle équivaut à l’évènement même, car résidant dans la vérité de l’instant. L’évènement persiste puis disparait, mais il ne lâche pas l’image, pas plus qu’elle ne le quitte.
La démolition du cinéma Rivoli, qui n’a pas engendré de victimes, n’est pas comparable à l’ampleur de la catastrophe des deux bombes nucléaires lancées sur le Japon durant la Deuxième Guerre mondiale ni à l’horreur des attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, deux évènements qui ont produit tant de malheurs et de pertes à l’échelle humaine, et pourtant l’image de cette démolition a gagné avec le temps le même statut que ceux du nuage nucléaire d’Hiroshima et des deux avions civils percutant les tours jumelles du commerce mondial à New York. Ces images ont ceci de singulier qu’elles gardent en elles la mémoire de l’évènement bien après que sa trace ne se soit effacée, car la persistance de l’évènement dépend de celle de l’image, et pas le contraire ; l’absence de l’image le dispersant et le réduisant à une information parmi d’autres évoquées à plusieurs reprises au fil du temps. La preuve est que notre mémoire visuelle collective de l’attaque nucléaire du Japon et des attaques du 11 septembre qui ont visé trois états américains se réduit pour ainsi dire au nuage blanc géant qui a suivi le bombardement d’Hiroshima et pas celui de Nagasaki, et à l’impact des deux avions civils qui ont percuté les deux tours jumelles à New York, pas en Pennsylvanie ni à Washington, comme si Nagasaki et les deux états américains en question s’étaient délestés de leur propre histoire, aucune image n’étant venue attester de l’évènement et de son impact ni par là même en devenir le symbole.
De même, l’image de la démolition du Rivoli résume la symbolique des trois moments décisifs qui séparent les périodes de prospérité, de guerre et de reconstruction ; la démolition ayant retiré le dernier écran qui empêchait la place des Martyrs et le cœur du pays d’entrevoir la mer, suspendant au même instant un autre bloc obstructif, relié à celui de l’écran de projection, à l’intérieur du bâtiment anéanti, le cinéma Rivoli, car la renommée du bâtiment dérive de celle de sa salle de cinéma. Et la vérité autour de sa consécration en tant que site significatif au centre de la capitale ne réside pas dans la singularité de son architecture, mais dans le caractère populaire que le cinéma Rivoli a imposé, et c’est ainsi que notre mémoire du bâtiment est celle de ses écrans, de ses films et de son caractère même. Il est possible que le film Méfie-toi de Zouzou du réalisateur Hassan Al Imam, avec la star Souad Hosni, soit l’évènement majeur qui a immortalisé ce cinéma, le succès populaire du film s’étant prolongé des mois durant. Quand me revient en mémoire la gigantesque affiche à l’entrée du Rivoli, le dessin de Souad Hosni et le slogan « Elle joue !… Elle danse !… Et elle chante !… », je ne peux m’empêcher de constater que Méfie-toi de Zouzou était davantage l’icône du cinéma Rivoli que ce dernier était celui du centre-ville de Beyrouth, « le pays ».
Il est de notoriété publique que le cinéma Rivoli a été nommé en référence à la fameuse rue de Paris, bien que nombreux de ceux qui ont érigé des salles de spectacle et des théâtres, ceux qui ont accompagné la naissance de ces lieux dans les années 30, 40 et 50, suggèrent que les noms des salles sont inspirés de ceux de leurs homologues au Caire, et pourtant qu’est-ce qui empêche que les noms des salles égyptiennes ne soient à leur tour des copies d’origine française, mélanges de noms de salles de spectacle et de monuments célèbres dans les villes d’Occident ? La vérité est que le Rivoli avait deux jumeaux, au Caire et à Paris, et il en est de même pour d’autres salles voisines sur la place des Martyrs, salles reléguées dans l’oubli comme l’Odéon, l’Opéra, le Cairo et de nombreuses autres salles laissées pour compte par la mémoire, sur les places Ryad El Solh, El Burj et Debbas et les ruelles adjacentes, à l’instar du Capitol, du Metropole, de l’Empire, du Roxy, de Radio City, de Dunia, de Pigalle et de Miami.
Les deux bâtiments de l’Opéra et du Grand Théâtre ont résisté à la guerre, de même qu’une partie du centre commercial City Center. Alors que le premier fut restauré et loué par la compagnie Virgin, spécialisée dans la vente de produits culturels, de livres, d’appareils électroniques, le deuxième fut laissé à sa ruine. Les gens de théâtre ainsi que les associations artistiques et culturelles se sont battus pour le préserver afin de tenir tête à la société pour le développement et la reconstruction du centre-ville de Beyrouth, Solidere, empêchant ainsi la démolition ou la transformation du bâtiment en une cible pour les projets touristiques inclus dans le plan de reconstruction, suivant la mode qui a accompagné l’envol financier de Solidere et à laquelle a contribué l’homme d’affaires Bechara Nammour, celle de transformer les maisons anciennes en restaurants et bars. Quant au troisième, le City Center, il n’en subsistait plus depuis les années soixante-dix que le cinéma City Palace.
Contrairement au Grand Théâtre, le City Center n’a pas bénéficié de campagnes pour sa défense qui contestaient sa démolition ou sa transformation. Si ce n’était sa coupole blanchâtre brûlée qui a attiré le regard et attisé la curiosité des intéressés en même temps que leur trouble, les poussant à enquêter sur leur passé, son histoire ne se serait pas de nouveau répandue ni n’aurait été publiée dans les journaux et les autres médias. Nombreux étaient confus quant à son nom, et cette confusion demeure entre ceux qui ont récupéré son nom original, et ceux qui l’appellent City Center en référence au centre commercial situé au tout début de la rue Bechara el Khoury.
Le City Palace était le dernier dans la série des salles du centre-ville, le plus jeune, se partageant avec le cinéma Strand à Hamra l’affiche des films américains, et à l’exception de la collaboration chaque été autour des reprises des classiques musicaux de Mohamad Abdel Wahab, le City Palace a eu l’exclusivité des avant-premières de nombreux films égyptiens, et a accueilli le film érotique le plus audacieux jamais produit dans le Monde arabe, La Dame aux lunes noires, du réalisateur libanais Samir Khoury, avec Nahed Yusri et Hussein Fahmi.
Le City Palace n’a pas eu une longue vie, car près de cinq ans après son ouverture, au printemps de l’année 1975, il a succombé à la guerre, et malgré cela, il semble appartenir à un temps d’avant le sien, le temps de l’Opéra et du Grand Théâtre, avec un impact encore plus long que ces deux derniers. Il ne fait aucun doute que ces trois salles sont considérées comme les derniers représentants des cinémas d’avant-guerre, et une comparaison des trois montre que le City Palace a démontré une aptitude à se renouveler, qu’un certain esprit flotte autour de lui, et que cet esprit ne l’a jamais quitté.
Quant à la résistance de l’Opéra face à la menace de sa destruction et de son remblaiement selon le projet de la société Solidere, elle a mené au sauvetage du bâtiment et à son insertion dans le projet, le bâtiment composé de trois étages et deux salles de cinéma ayant été restauré : l’Opéra aux deux étages supérieurs et sa petite sœur le Rio à l’étage inférieur, mais le nom Opéra a été effacé et remplacé par celui de Virgin, l’identité du bâtiment ayant été modifiée, et n’étant plus désormais celui que nous connaissions : une salle — et bien plus encore — de cinéma.
Ce qui advint du City Palace est fondamentalement différent, car la guerre est venue brûler le bâtiment et effacer son nom jusqu’à le transformer en une ruine comme toutes les autres ruines du « pays », attendant l’avènement d’un bâtiment avec une toute autre fonction à sa place, si ce n’est que son nom, même s’il n’est plus visible, n’a pas été remplacé par un autre, mais a resurgi et l’a amené à exister à nouveau dans des circonstances et des évènements différents au cours des dernières années.
Quant au Grand Théâtre, et malgré avoir attisé tant de nostalgie et de témoignages de sa gloire passée, tant d’appels à la préservation de son patrimoine culturel, il a gardé sa position dans le cœur de ceux qui l’ont aimé et connu, constituant une sorte d’opposition culturelle au projet de Solidere, qui a disparu au possible avant de trouver repos dans ses ruines, si bien qu’il n’a pas repris son souffle de l’intérieur comme l’a repris le City Palace avec les restes de nostalgie pour l’obscurité de ses films et la lumière de ses jours. Et en 2006, ceux qui commémoraient la première année de l’assassinat de Samir Kassir auraient pu choisir les décombres du Grand Théâtre pour le faire, mais ils ont préféré les ruines du City Palace, comme si le choix d’une salle morte avant l’heure constituait pour eux une libération du poids de l’histoire ainsi que du vacarme des émois d’un lieu qui approche de sa neuvième décennie. J’ajouterai que le City Palace a embrassé à ses débuts la révolution du 17 octobre 2019, ateliers et activités ont déclenché des polémiques acérées à son sujet, et il me semble que la génération d’après-guerre et les enfants de la révolution se préoccupent moins de nostalgie que ceux qui ont vécu la guerre et ce qui la précède, et qu’il y a chez eux plus de singularité et de liberté quant au rapport avec les icônes de la ville. Leur amour pour le City Palace n’est pas moindre que celui de leurs ancêtres, mais c’est un amour libre, et ils désirent que le lieu se transpose dans leur présent plutôt qu’ils ne soient transposés dans son passé, et ils n’ont aucun complexe à s’inspirer de sa coupole ovale pour le nommer sans trahir sa forme, tant qu’ils n’atteignent pas son âme, et c’est ainsi qu’il est devenu « l’œuf », mais cet œuf est à présent noirci. Si l’objectif de ceux qui ont démoli le cinéma Rivoli en le mettant à terre était d’effacer la mémoire de la guerre par la guerre, la dynamite, voilà que le City Palace, icône de cette même guerre, est encore dressé et ne nous quittera pas de sitôt, et son image parait aujourd’hui à la fois semblable et antinomique à l’explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth, et connectée à la guerre de 1975, à la fois guerre sommeillant dans sa propre noirceur et guerre lumineuse par la blancheur des nuages jaillissant de l’explosion du port.
En arabe il y a deux mots inséparables que j’affectionne particulièrement quand il s’agit de faire l’éloge d’un lieu : le baiser du regard. Les salles de Beyrouth disparues étaient baisers du regard de toutes les places et les rues qui les entouraient : le Capitol baiser du regard de la place Ryad el Solh, le Grand Théâtre baiser de la rue Emir Béchir, le Rivoli baiser de la place des Martyrs, Pigalle baiser de la place Debbas, le City Palace et le Gaumont Palace baisers de la rue Bechara el Khoury, l’Empire, porte de Gemayzé, mon baiser à moi, car c’est là que j’ai vu mon premier film, c’est sa lumière qui a lavé ma pénombre, et c’est là que j’ai vécu mon premier baiser qui, mais je ne le savais pas encore, était un baiser d’adieu.
Mohamed Soueid est écrivain, critique de cinéma et cinéaste.
Texte traduit de l’arabe par Carine Doumit.