© Eve K. Tremblay, Jeanne et Mimi de dos, 1999

FNC 2021

Mimi. Autour de Vortex de Gaspar Noé

Ma mère discute avec la sienne au téléphone. Leur conversation porte sur un incident encore récent. Lors d’un rendez-vous médical, ma grand-mère a eu plusieurs moments d’absence. Elle n’écoutait personne, n’a rien retenu de son propre bilan de santé. Pire, elle cherchait à dissimuler sa confusion derrière des blagues qui ont tôt fait d’énerver sa fille. Mimi nie tout. À ses dires, ma mère exagère, encore une fois. Inutile de s’inquiéter, elle va très bien. La preuve : elle n’aurait rien oublié des recommandations du gériatre. D’une patience honorable, son interlocutrice insiste. Sa version des faits diffère largement. Elle tente de rappeler à ma grand-mère son degré de désorientation. L’échange tourne rapidement au vinaigre. Mimi raccroche, furieuse ; ma mère est en larmes.

Son état s’aggrave depuis maintenant plusieurs mois. En plus de perdre la mémoire, elle chute fréquemment dans les escaliers qui mènent à son garage. Il en va de même pour sa vue qui dépérit de façon alarmante. Bientôt, Mimi perdra son permis de conduire. Dans l’espoir illogique de repousser l’inévitable, ses enfants ne disent quasiment rien sur la suite des choses. Ils ne pourront plus tenir bien longtemps. Bientôt, il faudra songer à envoyer Mimi dans une maison de retraite. Bientôt, il faudra vider sa magnifique résidence située sur le Plateau Mont-Royal. Le futur ressemble de moins en moins à un avenir pour ma pauvre grand-mère.

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Des années après le décès de Mimi, je suis confronté à ce souvenir pénible en découvrant une scène précise de Vortex (2021) de Gaspar Noé. Le propos du film ne m’était pas étranger, j’aurais pu prévoir le coup. Peut-être en me remémorant ce lourd chagrin dans lequel Amour (Michael Haneke, 2012), un drame somme toute similaire m’avait projeté. De plus, je sais très bien qu’avec Noé, tout comme avec Haneke d’ailleurs, on rigole rarement. Ces habitués du Festival du nouveau cinéma ne font pas dans la dentelle. Une petite voix intérieure me dit que je l’ai un peu cherché…

Et pourtant, j’y suis allé malgré tout. Je me sais sensible, mais j’aime à croire que je suis invulnérable. Par conséquent, j’ai tendance à penser qu’aucune œuvre ne peut faire fondre mon cœur de pierre. C’est évidemment faux. Outre Amour, une simple écoute de la pièce « 2 × 2 » de Bob Dylan suffit à me faire mystérieusement pleurer. Idem pour la finale renversante de Take Shelter (Jeff Nichols, 2011), ou encore celle du récent jeu vidéo The Last of Us Part II (Naughty Dog, 2020). Un jour, j’écrirai sur le profond désarroi dans lequel m’avait plongé Melancholia (Lars von Trier, 2011). J’avais alors ressenti un trouble si puissant que j’étais brièvement sorti de la salle afin de reconnecter avec le monde réel. Ouvrir un livre, entrer dans un musée ou scruter un écran implique ce risque, soit d’être assailli par des émotions contradictoires qui percent notre sphère intime au point de devenir insoutenables. Ça peut parfois être violent, mais mon tempérament m’oblige à relever ce type de défis masochistes. Il est même probable que je fréquente un événement comme le FNC pour goûter au vertige de la perte de contrôle.

Pareil choc s’avère difficile à canaliser quand il renvoie directement à mon histoire familiale. Il l’est encore plus quand il surgit avec douceur, sans être annoncé par la trame sonore ou par la mise en scène. Vortex est le long métrage le plus sobre de Gaspar Noé. On n’y retrouve pas le fla-fla esthétique qui m’impressionnait tant à l’adolescence et cherche aujourd’hui à m’éreinter. Je ne crois pas qu’il faille y voir une quelconque maturité de la part du cinéaste. Certains tics persistent, comme son recours incessant à une philosophie digne d’un lycéen qui vient de découvrir Nietzsche et Cioran 1 . Ainsi, Vortex s’articule une fois de plus autour d’un parti pris esthétique que Noé respecte jusqu’au bout. Tout au long du film, l’écran est divisé en deux. Les plans à gauche montrent le point de vue du mari (Dario Argento) ; et ceux à droite, celui de sa femme (Françoise Lebrun). Noé a l’habitude d’expliciter sa démarche et Vortex n’y fait pas exception : le procédé de l’écran divisé est mis de l’avant dès les premiers instants du film. Une longue scène nous montre le couple au réveil. Alors que le mari préfère rester au lit, on peut simultanément observer la routine matinale de sa conjointe. Ce choix met en évidence l’écart qui se creuse entre les partenaires malgré des années de vie commune. Par exemple, il révélera que le personnage de Dario Argento a déjà eu pour maîtresse une collègue critique de cinéma.

Inversement, le montage de Gaspar Noé insiste à certains moments sur le malheur unissant le couple. Cette scène qui m’a tant ému se démarque des autres, puisque les plans à l’écran montrent sensiblement la même chose, soit les ainés dans leur salon en compagnie de leur fils (Alex Lutz). Une attention particulière à l’angle de la caméra permet néanmoins de les différencier. La position de l’appareil varie légèrement d’une prise à l’autre. Si ce n’était pas de ce mince décalage, on aurait alors l’impression qu’une image a été dédoublée. Cette juxtaposition de plans quasi identiques met sur pause le jeu auquel Vortex convie : le regard cesse ainsi de se balader de gauche à droite par crainte de manquer un détail important. Il est désormais possible de se focaliser sur les dialogues et sur le jeu des interprètes. Et c’est précisément là que l’esprit se laisse emporter par une réminiscence teintée d’amertume.

© Eve K. Tremblay, Les petites cuillères, 1999

La conversation porte sur Maman, qui va de moins en moins bien. Fiston ne peut plus lui apporter le soutien dont elle a besoin. Il faut donc songer à la placer. Papa s’offusque. Il n’a pas besoin d’aide pour s’occuper de sa femme. Quelqu’un lui a récemment conseillé un spécialiste, un type prêt à se déplacer à leur résidence. Il va l’appeler sous peu. Fiston se doute bien que son père lui ment. Quand il lui demande plus de détails sur cet expert, il n’a droit qu’à des réponses vagues. Papa, de toute façon, ne veut rien entendre. Il refuse obstinément que sa femme ou lui-même quittent l’appartement où ils ont vécu. « On ne me privera pas de mes souvenirs », affirme-t-il.

Prononcée par Dario Argento, cette phrase peut faire sourire. On aimerait lui répondre qu’un réalisateur de son statut ne devrait pas s’en faire. Jamais les cinéphiles n’oublieront qu’il a signé des classiques indétrônables du cinéma fantastique. Sa place au panthéon est garantie par des festivals comme le FNC, qui continueront de présenter Profondo Rosso (1975) et Suspiria (1977). Il en va de même pour Françoise Lebrun, qui restera à jamais Marie dans La maman et la putain (Jean Eustache, 1973). L’honneur est sauf.

Or, ces considérations cinéphiliques me semblent obscènes. Elles m’invitent à fuir l’essentiel du propos de Vortex en me blottissant dans le confort de mon érudition. Certes, je ne peux ignorer qu’Argento sert ici de référence vivante. Je reconnais pourtant autre chose à travers ses yeux apeurés et sa voix insistante. Ma mémoire m’entraîne au-delà de mes références personnelles, vers cette rude épreuve qui marque la fin de mon adolescence. Me voilà de nouveau en train d’entendre ma mère supplier à Mimi d’être raisonnable. Je suis même projeté dans la maison de cette dernière quelques semaines avant qu’elle ne soit vidée. Les gialli de Dario Argento, avec la musique des Goblins que pourtant, j’adore, ont perdu toute mon attention.

Le passage de l’universel à l’intime, tel est le lien qui m’unit à Vortex. Avec ses films antérieurs, Gaspar Noé s’est imposé comme un disciple du cinéma total. Si le temps détruit tout, alors il n’y a que l’art qui compte. La création l’emporte sur le vivant. De belles idées, qui se butent malgré tout aux soubresauts de l’expérience humaine. Noé l’a reconnu lui-même dans l’introduction qu’il a enregistrée pour sa première au FNC. Après avoir excusé son absence, il a encouragé le public à appeler leurs parents. Quiconque cherche à ignorer le poids de l’existence se verra écrasé par lui. S’il y a un événement qui nous le rappelle irrévocablement, c’est bien la mort d’un proche. Après le décès de Mimi, je me souviens avoir été incapable de visionner quoique ce soit pendant plusieurs jours. Le cinéma, en rapport au drame que je traversais, n’avait plus aucun sens.

Vortex démentit donc la pensée qui motive Noé depuis ses premiers films. Il s’est défait de cette autosuffisance qui guidait ses expérimentations audiovisuelles comme Enter the Void (2009) ou, plus récemment, Love (2015) et Climax (2018). Avec son plus récent long métrage, le concept cesse de ne renvoyer qu’à lui-même. L’emploi de l’écran divisé s’efface le temps d’une scène. En donnant la vedette à deux figures légendaires du cinéma, on ne peut nier que Noé signe une œuvre sur le septième art. Il est malgré tout venu à reconsidérer ses priorités, et par la même occasion, nous invite à le suivre. Ce n’est donc pas un hasard si nous étions plusieurs ce soir-là à quitter le FNC en réfléchissant non pas à Vortex, mais à ce qu’il conjurait. Des souvenirs que personne ne nous enlèvera.

Le film se termine au cimetière. L’urne de Maman est déposée à côté de celle de Papa. L’enfant de Fiston demande à son père s’il s’agit d’une nouvelle maison pour ses grands-parents. « Non, répond-il, les maisons sont pour les vivants ». À l’écoute de ce dialogue, je me suis demandé ce que Mimi en aurait pensé. Elle qui n’a jamais souhaité quitter sa demeure, j’imagine bien que cet échange l’aurait rendue furieuse. Du haut de l’azur cosmique, peut-être aura-t-elle trouvé la sérénité de donner raison au personnage de Gaspar Noé ?

© Eve K. Tremblay, Le boudoir, 1999

Entre 1999 et 2003, l’artiste Eve K. Tremblay a dédié une série de portraits à notre grand-mère ainsi qu’à sa sœur Jeanne. Chacune de ses photographies a été prises dans l’appartement de Mimi sur le Plateau Mont-Royal, là où plusieurs réveillons de Noël ont été célébré en famille. Quand est venue l’heure de sélectionner les illustrations pour cet article, j’ai été surpris et embêté de n’avoir accès qu’à deux modestes images tirées de Vortex. Face à cette impasse, nous avons pensé à plutôt inclure des images de Mimi. J’ai naturellement songé aux tableaux qu’Eve a signé en guise d’hommage sensible à nos aînées. Je remercie mon estimée cousine de m’avoir donné l’autorisation de les reproduire ici.

Notes

  1. À ce sujet, le film s’ouvre avec le vieux couple prenant place sur leur balcon pour l’apéro. « La vie est un rêve », dit-elle. « La vie est un rêve dans un rêve », précise-t-il. On pourrait y voir un clin d’œil à La vie est un songe (1635) de Pedro Calderón de la Barca, mais j’ai la certitude que Noé se réfère plutôt à Picnic at Hanging Rock (1975) de Peter Watkins.