Identité et communication dans la mise en spectacle du Hockey

Médias en mode phatique

Le hockey au Québec, on l’a assez répété sur tous les tons, représente bien plus qu’un sport, même national…Phénomène social, reflet de notre identité, miroir de nos rêves et de nos frustrations, rien n’arrête l’anthropologue de salon quand vient le temps de qualifier la place disproportionnée que prend ce passe-temps dans notre imaginaire collectif. Mais bien plus que le sport lui-même – les particularités de sa pratique ou de son histoire – c’est il me semble son existence médiatique qui lui confère aujourd’hui un tel statut, la télévision, le cinéma, les journaux, la radio québécoise travaillant de concert à lui fournir la plus fantastique fortune publique. Et cette fortune nous en dit finalement autant sur le fonctionnement des médias eux-mêmes que sur le destin du jeu, lequel sert à merveille les rouages d’une machine qui ne préfère rien davantage que le babillement soutenu fourni par les faits divers et le sport, surtout lorsque ceux-ci ont une composante identitaire forte sur laquelle construire le récit de la nation.

La béance identitaire

Si l’emballement médiatique engendré au printemps dernier par la présence des Canadiens de Montréal en quarts de finale – on n’ose pas imaginer le délire qu’aurait provoqué une place en finale ! – puis par le congédiement de l’entraîneur au beau milieu de la saison suivante constituent en eux-mêmes des preuves suffisantes du délire médiatique qui accompagne chaque événement associé aux Canadiens, il faut voir comment depuis quelques années la fiction elle-même a investi ce terreau fertile et travaillé activement à la surmédiatisation du sport. Lance et compte, on s’en souvient, fut la première télésérie québécoise de l’ère de la télévision moderne, grâce en outre à son budget considérable, à ses techniques de tournage à l’américaine (c’est-à-dire qu’on y emprunte au cinéma son mode de production), et à l’exploitation d’un bouquet thématique – le sexe, l’argent, le hockey, l’amour – qui ouvraient tout à coup l’univers très traditionnel du téléroman à un public plus jeune et surtout plus masculin. Imaginer un héros comme Pierre Lambert, qui pouvait à la fois séduire la téléspectatrice et inspirer le mâle sans remettre en question sa virilité, ce fut le véritable coup de génie de Réjean T, bientôt repris au cinéma par Les Boys, avec le succès phénoménal que l’on sait, trois films et deux saisons de télé plus tard. Dans ce contexte, le Maurice Richard (2005) de Binamé est arrivé à point nommé, plaçant cette fois la passion du hockey dans une perspective beaucoup plus globale, quasi mythologique: il réussissait le coup double de béatifier le p’tit gars de Cartierville – il faut voir en effet comment l’enchaînement des différents épisodes de sa carrière y est construit comme une hagiographie – tout en le promulguant au rang de Hérault sans peur de la révolution tranquille, porteur d’eau transformé en porteur du flambeau national.

Roy Dupuis dans le rôle principal du film Maurice Richard de Charles Binamé

Le centième anniversaire du club de hockey montréalais célébré cette année aura permis en quelque sorte de « boucler la boucle », de donner à l’événement une signification identitaire qui fait rimer le Je me souviens avec Canadiens. Aucun fantôme n’est laissé de côté : des émeutes du forum en 1956 aux exploits de Guy Lafleur durant les séries de 1977, de l’invention du masque par Jacques Plante aux commentaires de Jean Béliveau qu’on sort pour l’occasion des boules à mites, tout concourt à marquer combien l’axe historique rejoint ici l’axe du politique (entendu dans son sens le plus général et non partisan). Les efforts déployés pour lier la mémoire du sport aux souvenirs individuels d’une majorité de Québécois sont nombreux et jouent fort efficacement la corde nostalgique : le Québec, cette entité floue et toujours menacée, ce pays sans réalité autre que linguistique et culturelle, n’existe jamais autant que lorsque les Glorieux lui servent de symbole à l’échelle nord-américaine, voire mondiale. Le vocabulaire de la résistance et de l’affirmation n’est jamais loin, soutenu et relancé par des journalistes toujours plus avides de manier la métaphore identitaire.

Maurice Richard, à gauche, et Jean Béliveau tenant la coupe Stanley remportée par les Canadiens de Montréal en 1958

Le film qu’on présente en avant-match sur l’écran géant du Centre Bell pour faire « patienter » les spectateurs est à cet égard particulièrement intéressant : on y projette en outre une série de photographies – possiblement envoyées par les fans eux-mêmes, je ne connais pas l’historique de production de cette singulière autopromotion – montrant des partisans du Canadien arborant fièrement le chandail de leur équipe favorite à différents endroits de par le vaste monde : à Paris, New York, Londres, sur la Grande muraille de Chine, devant un temple aztèque, sur la place rouge à Moscou. Il s’agit probablement d’une façon de dire qu’à l’étranger, la nationalité canadienne se confond au sport qui nous identifie culturellement de manière presque ontologique, et que le club local est le trait d’union, le trademark qui permet à cette symbiose parfaite d’opérer. Mais il n’est pas interdit de croire que cette diaspora du chandail sert dans un même mouvement de caution idéologique et sentimentale à la mondialisation de l’économie du sport, qui affecte de toute sorte de façon le hockey. Et cela ne va pas, justement, sans les contradictions propres au nouvel ordre économique qui en résulte: quelle valeur peut bien avoir en effet un symbole à toute fin pratique vidé de sa substance ? Combien d’habitants reste-t-il dans le club capables de faire croire encore à un ancrage sinon racial, à tout le moins national dans le pays ? L’extraordinaire buzz médiatique créé par la controverse autour du capitaine Saku Koivu – qui n’a jamais fait aucun effort pour parler français – montre mieux que tout autre événement combien le hockey agit en fait dans l’espace culturel québécois – via les médias- comme le médiateur par excellence d’un malaise diffus qu’il permet en quelque sorte d’appréhender. Nulle part mieux qu’au sein même du mythique club la mondialisation de l’économie et le place somme toute bien discrète qu’y occupe le Québec font-ils leur paradoxale parade.

Le triomphe de la communication phatique

Le seul autre événement qui arrive à provoquer une pareille unanimité, de manière prévisible et selon un cycle quasi immuable, est météorologique : ce sont les tempêtes de neige. Il suffit en effet que 25 centimètres de neige ou plus tombent sur Montréal pour que s’emballe avec une égale excitation la machine médiatique, au point de ne laisser pratiquement aucun espace aux autres « nouvelles » (si tant est qu’on puisse considérer qu’une chute de neige à Montréal au mois de janvier constitue en soi une nouvelle…). Qu’y a-t-il de commun entre ces deux types d’événements, au premier abord assez dissemblables ? Ils remplissent de manière exemplaire une des fonctions primordiales et largement sous-estimées de la communication : la fonction phatique. En effet, toute « situation communicationnelle » exige au départ l’existence d’un canal par où les contenus peuvent être transmis ; la communication phatique est celle qui sert exclusivement à vérifier le bon fonctionnement du canal, à le tester – le Allô ! des échanges téléphoniques -, à rendre effective la communication sans égard au contenu. Nous pratiquons tous quotidiennement l’art raffiné de la conversation purement phatique, au bureau, dans les réunions de famille, dans la rue lorsque nous sommes un peu artificiellement placés en présence de gens avec qui il faut communiquer – sous peine de passer pour des goujats – mais à qui nous n’avons rien à dire. Le propre des échanges qui s’ensuivent, c’est toujours de simuler une véritable conversation, d’activer par une mascarade entièrement rhétorique une communication par ailleurs vidée de sens, sinon relationnelle. On remarquera en passant que de tels simulacres de conversations ont souvent pour objet… le sport ou la météo.

La manifestation extrême de la communication phatique appliquée à la parole sportive est très certainement la multiplication extraordinaire depuis quelques années des émissions – radio et télévision confondues – consacrées presque exclusivement aux commentaires concernant le hockey. Bonjour les sportifs, L’antichambre, 110%, La Zone et plusieurs autres – et quel qu’en soit l’enrobage distinctif – ont tous exactement la même fonction : prolonger le pseudo-événement (la plupart du temps un match des Canadiens) hors de ses limites physiques et temporelles, l’étirer bien au-delà de son cadre de divertissement ponctuel pour en faire une matière triturable à l’infini, le sujet d’un débat dont on a parfois l’impression qu’il grésille de façon ininterrompue dans l’habitacle des taxis montréalais depuis la nuit des temps. Ce qui malheureusement ne dure que 2h30 environ et ne se répète que 3 fois la semaine sur une période de 9 mois –la partie de hockey – se trouve de la sorte à propager son écho à toute heure du jour ou de la nuit, l’année durant (il faut entendre ces « passionnés » discuter avec verve, en plein moins de juillet, du troisième choix au repêchage des Blue Jackets de Columbus). À certains moments de la journée, c’est même tout l’espace médiatique (Internet y compris, car à l’heure des blogues les claviers des amateurs réagissant aux commentaires des journalistes ne dérougissent pas) qui semble saturé par cette logorrhée.

L’éternel retour du même

En somme, de quoi nous parle exactement cette fièvre du hockey qui s’empare des médias? D’un espace de communication qui s’est tout entier mis lui aussi en mode phatique, offrant par le fait même une fantastique caisse de résonance aux faits divers et autres sujets sans conséquences, petite musique ronflante d’un quotidien scandé par la répétition prévisible du même. Quoi de plus prévisible –et rassurant – qu’une autre saison de hockey, qu’une autre saison de phénomènes météo, avec leur part minime d’aléatoire qui fait croire à une succession d’événements là où en réalité n’existe qu’une pseudo-actualité toute entière composée pour les besoins des médias, ces ogres qui bouffent de la nouvelle comme d’autres de la chair d’enfant ? La politique, l’économie, les affaires sociales, les relations internationales, en comparaison, sont des sujets très peu fédérateurs lorsqu’ils sont évoqués pour eux-mêmes. Parle-t-on à l’oncle Roger, croisé une fois l’an au souper de Noël, des gaffes de Jean Charest ou de la crise de la listériose? Le danger est bien trop grand de produire du sens, et partant de là, de la discorde. La communication phatique appelle forcément une parole dépolitisée –du moins en apparence – et jamais les médias ne sont aussi contents que lorsque la possibilité leur est offerte de babiller sans fin eux aussi sur des sujets aussi peu équivoques que possible : si l’image du jour (naissance d’un bébé panda au Zoo de Baltimore), la bonne nouvelle GM (des travailleurs de Sorel se regroupent pour offrir un local aux Aînés) ou les dernières frasques de Michèle Richard (le camion de pompier titube encore) sont traitées sur le même pied que la crise humanitaire au Darfour, c’est que finalement elles la valent bien sur le marché de la nouvelle.

Le hockey possède tous les attributs de la forme sans contenu, du phénomène à la fois rassembleur et chargé émotivement, du pur mirage ludique qui conforte. Sorte de trou noir qui absorbe tout parce qu’il n’a d’autre existence qu’imaginaire, il représente la substance parfaite du discours médiatique, qui offre ainsi en guise de contenu une matière sans épaisseur et consensuelle, la perspective renouvelable à l’infini de l’événementiel sans événement.