“Vers le sud” de Laurent Cantet

Marchandage amoureux

Laurent Cantet nous a habitué à des portraits mortifiants de la société française à travers le monde du travail. Avec l’Emploi du temps (2001) et Ressources Humaines (1999), on a exploré l’angoisse de la société moderne en faisant l’examen des peurs, des conflits et des mensonges tapis dans les milieux professionnels. Dans Vers le sud, Cantet poursuit son traité d’anatomie sociale en abordant le sujet de l’exploitation du nord par le sud sous un angle singulier, ébauchant un portrait de ces femmes blanches qui entretiennent des relations charnelles avec de jeunes Antillais en échange de « cadeaux » plus ou moins considérables. Sitôt esquissée l’image d’échanges consentis, le vernis se fendille et laisse voir la vraie nature de ces transactions. Représentation d’une face inhabituelle de l’exploitation.

Lutte des classes

Le récit, se déroulant à la fin de la dictature Duvalier, débute dans l’aéroport où la présence militaire et le désarroi de la population locale sont bien visibles; mais aussitôt, Albert (Lys Ambroise) emmène son hôte londonienne Brenda (Karen Young) dans un paradis en périphérie de Port-au-Prince, l’Hôtel de l’Anse. D’un point de vue narratif, la manœuvre est habile; elle permet de laisser en marge les luttes politiques et l’intimidation militaire, afin d’enfermer la caméra dans cet ersatz social où les malheurs locaux sont subordonnés au bon vouloir des touristes soucieux de s’exclure des tracas de la vie. Ce choix d’un lieu fermé, visant à construire pour les besoins du récit un milieu artificiellement clos et sujet à ses propres règles, n’est pas sans rappeler la pièce maîtresse de Jean Renoir, dans laquelle les protagonistes confinés au château de La Colinière donnaient, dans le snobisme, l’hypocrisie et l’élitisme, un portrait décadent de la classe dominante de l’Europe moderne. C’est une vision légèrement différente de la lutte des classes, développée au-delà des frontières de l’Europe, que l’on donne dans ce décor paradisiaque de sable blanc et d’eau bleue qui sert de fond à ce nouveau spectacle érigé sur la duplicité des rapports humains. Entre amour et marchandage, trois femmes, dont Brenda la Londonienne, Ellen la Bostonienne (Charlotte Rampling) et Sue la Montréalaise (Louise Portal) se disputent à coup de billets les faveurs des jeunes hommes qui fréquentent la plage. Ici, l’exploitation n’a pas de langue ou de culture qui lui soit propre, étant donné que les trois femmes discutent en français et en anglais et sont de milieux sociaux assez différents. Malgré ces disparités, on découvre derrière ces beautés sereines une hégémonie à visage féminin, où l’amour (puisque c’est d’amour qu’il s’agit) est une marchandise.

Afin de pénétrer la subjectivité des personnages, on glisse, entre les blocs de fiction, des témoignages en style interview au cours desquels les protagonistes exposent leur vécu. Aussi, ces soliloques nous renseignent sur le caractère et les motivations des personnages hors du lieu socialement clos qu’est l’hôtel. Cruauté, cynisme, fausse légèreté, résignation : tous les artifices du discours sont employés pour détourner la détresse qui se cache la dure réalité de ces femmes et ces hommes qui se prêtent au jeu, afin de pourvoir à un commerce indispensable.

Au centre de ces jeux, Legba, (Ménothy Cesar), jeune haïtien d’une beauté sublime, nous est présenté d’office couché sur le côté, la face dans le sable, pour ainsi dire sans visage apparent, corps offert aux femmes. Il est dévêtu la plupart du temps, à moins qu’il ne prenne à Brenda l’envie de l’habiller selon ses propres goûts, en « nègre de Harlem » selon le mot de Ellen. Ce corps, au fil du récit, deviendra un personnage à part entière dont les motivations psychologiques resteront cependant incertaines jusqu’à la fin. On devine la révolte qui l’anime, mais elle reste inexprimée. On choisit de laisser sans voix le personnage qui est pourtant le centre des réseaux de pouvoir qui constituent la matière même du récit. Seul véritable personnage à dimension sociale, puisque tous les autres sont extraits de leur milieu naturel et confinés à l’hôtel, Legba fait des allées et venues d’une femme à l’autre (Ellen/ Brenda), d’une chambre à l’autre, de la plage à Port-au-Prince, de la maison de sa mère à l’Hôtel devenu sa résidence principale.

Désenchantement

Il faut poser un regard au-delà de l’anecdote (le tourisme sexuel) pour comprendre les questions posées par le film, qui par ailleurs évoquent celles posées dans les films précédents de Cantet. À partir de quand l’exploitation est consentie pour des motifs économiques, et quand devient-elle intériorisée, acceptée, donc destructrice ? De compromis destiné à tirer profit de la richesse de l’autre, quand est-ce que le marchandage des valeurs morales conduit-il au désenchantement ? Le personnage de Legba sert de prétexte à tous les antagonismes. Ellen l’aime tout en sachant qu’il ne s’agit pour lui que d’une affaire lucrative, elle glisse donc des billets dans ses poches en toute discrétion, soucieuse de donner au jeune homme une juste récompense. Elle rationalise la prostitution par une juste et neutre rétribution. Brenda, au contraire, adore son protégé d’un amour qu’elle voudrait réciproque, ce qui la conduit à faire montre d’une générosité excessive. Son approche de la prostitution consiste à l’aborder avec épicurisme pour en inoculer l’immoralité. La comparaison force le spectateur à conclure qu’il n’y a pas d’assujettissement qui puisse être justement rétribué.

La domination, surtout lorsqu’elle s’accompagne d’un marchandage teinté d’opportunisme, ne peut pas rimer avec considération, contrairement au respect dont se targuent les clientes de Legba. La conclusion va dans ce sens. Refusant les passeports offerts de part et d’autre, Legba arrête son choix sur une tierce concubine, une Haïtienne (Anotte Saint Ford) baignant dans un commerce louche aux conséquences funestes. Aussi, en tentant de renverser les rapports de pouvoir homme-femme, maître-esclave, blanc-noir, le héros de Cantet fera obstacle à la lente destruction qu’on lui avait assignée par une compromission suicidaire. Mécanique perfectionnée par Cantet dans ses précédents films, puisque dans Ressources humaines, Franck, en aménageant un terrain d’entente entre patrons et syndicats, devenait la marionnette des projets de licenciement des patrons, et Vincent, héros de L’Emploi du temps, tentant de cacher son renvoi pour prolonger une trêve gênante mais appréciée, se trouvait remis dans le droit chemin par une famille bien intentionnée. Chez Cantet, il n’y a donc pas d’insubordination, mais bien une exclusion violente, délibérée et fatale.

Encore une histoire triste à propos d’Haïti, pourrait-on être tenté de se dire après le visionnement de Vers le Sud. Et finalement, on pensera que ce n’est peut-être pas que de l’ïle des Antilles dont il s’agit. Avec ce troisième film qui présente un lieu socialement clos et sujet à des lois spécifiques, Cantet amène sur un autre terrain sa façon unique de réfléchir aux aspects troubles du mercantilisme.