“Le couperet” de Constantin Costa-Gavras

Mais qui sont-ils, lui ?

Qui est Bruno Davert?

Un homme interviewé après le meurtre d’une de ses voisine confiait récemment à un journaliste : « Je n’aurais jamais cru mon voisin [le mari de la victime] capable d’une chose semblable. Il disait bien à la blague qu’il allait un jour tuer sa femme. Mais ce n’était que pour rire. » De tels événements parviennent encore, malgré leur banalité tragique, à faire sursauter par leur nature quasi surréelle. Ce fait divers illustre néanmoins à quel point il est difficile de prévoir ce qu’on s’évertue à considérer improbable. Après cette fatalité que l’on nomme, comme pour mieux se déresponsabiliser, le « coup du destin », on ne peut donc qu’être étonné, voire ébranlé par tant de violences soi-disant inexplicables. Même si bien des indices nous permettent d’expliquer un dénouement terrible, il nous semble toujours plus simple de les minimiser, plutôt que de supposer une pulsion meurtrière en puissance logée chez notre voisin. Ce n’est qu’après-coup que proches, témoins ou victimes se poseront les véritables questions : mais qui est réellement celui que je croyais connaître ? Étions-nous définitivement semblables ?

Dans Le couperet de Costa-Gavras, Bruno Davert, cadre compétent travaillant au sein d’une usine de transformation de papier, se voit un jour indiquer la porte pour des raisons, très à la mode, de « délocalisations ». Paniqué à l’idée de voir l’un de ses pairs lui ravir un poste dans une société concurrente, Davert décide de se débarrasser d’eux, littéralement. Tout en maintenant son rôle de bon père et de mari aimant, il s’investit alors d’une mission criminelle secrète. Bien que Madame se doute que quelque chose ne tourne pas rond dans la tête de Monsieur, elle ne peut – plutôt « ne veut » – entrevoir la possibilité que son mari puisse mijoter un plan aussi radical que celui d’une série d’assassinats ciblés. Pourquoi ? Parce qu’elle croit connaître son homme. Évidence triviale s’il en est une. Mais le récit de ces homicides en série n’est-il ici qu’un prétexte. Ce que Le couperet propose avant tout, c’est l’illustration d’une constante, dont la citation en début de texte n’en est qu’un des nombreux avatars, à savoir l’aveuglement d’un groupe social par rapport à d’éventuels et brutaux différends pouvant se propager dans l’esprit du « semblable ». Ce sont néanmoins ces mêmes différends qui nourrissent le fonctionnement complexe de toute société dont les habitudes de convenances exigent, pour exister, diverses conduites d’opposition tels la concurrence, l’anarchisme ou l’anticonformisme. En ce sens, qui est donc Bruno Davert ? Rien de plus qu’un modèle de convenance glissant subrepticement dans une figure d’opposition, en quête d’un nouveau modèle.

Thierry Hancisse et José Garcia (© Mars Distribution)

L’homme et ses modèles

À l’aube du vingtième siècle, le sociologue Gabriel Tarde définissait ainsi le groupe social : « une collection d’êtres en tant qu’ils sont en train de s’imiter entre eux ou en tant que, sans s’imiter actuellement, ils se ressemblent et que leurs traits communs sont des copies anciennes d’un même modèle 1 . » La société d’affaire à laquelle appartient Bruno Davert fonctionne, comme toute société d’ailleurs, sur ce que Tarde appelle les « lois de l’imitation », c’est-à-dire, sur la répétition d’un modèle, « sortes de cellules-mères du corps social ». Ce modèle auquel adhèrent les membres d’un même groupe social fonde à la fois l’identité des individus composant ce groupe, leur impose un ethos et dessine les raisons de leurs actes. Ainsi, pour l’employé, l’identification au travail s’avère tout aussi vital et essentiel que le loup s’identifiant à la meute. Que Davert quitte ou perde son emploi ne change rien à la donne, il imite ses pairs en cherchant le nouvel emploi qui lui permettra de retrouver sa place au sein de la meute. Seul le moyen d’y parvenir peut en définitive capter l’attention, susciter une réaction et provoquer la condamnation dans le cas où celui-ci n’obéit pas à certaines « règles » de convenances. Et parce que ce moyen suppose dans ce cas-ci le recours à un autre modèle, criminel celui-là, le plan de Devert parvient ni plus ni moins qu’à remodeler, de l’intérieur, la société à laquelle il appartient.

La délocalisation n’aura peut-être jamais si bien porté son nom. En perdant son emploi, Davert se délocalise d’un modèle auquel il a lui-même participé à l’élaboration, à force de travail, de réunions, de contrats de performances et de complets vestons. Car le modèle n’est pas l’Idée au sens platonicien du terme, mais une image se créant au fil de ses nombreuses répétitions. Chacune des imitations réinventant le modèle en fonction de règles d’affaires, de codes vestimentaires et de lois protocolaires bien précises que ne cessent de se voter les membres d’une même société. Or, Davert n’imite plus le modèle ou l’image du parfait associé, mais celle, dorénavant, du meurtrier en série. Superposant du même coup aux règles de son propre groupe social les codes, tant magouilleurs que vestimentaires et gestuels, que présume le modèle criminel, Davert propage au sein d’une société bien établie un flux modélisateur qui, dissémination oblige, le condamnera à devenir lui-même victime. Parce que l’individu ne peut prétendre remodeler un groupe social auquel il appartient de corps et d’esprit sans nécessairement s’y assujettir à son tour, Davert devient la proie d’un prédateur auquel il aura lui-même, sans le savoir, participé à faire émerger. C’est, du moins, ce que la dernière scène du film laisse présager. Le récit de Costa-Gavras manifeste ainsi une critique sociale à peine voilée de cette société capitaliste ruinée par le modèle néolibéral qu’elle a pourtant elle-même érigée en dogme. S’en tenir à cette formulation critique, cependant, ne nous permet pas de voir à quel point l’humain est ici perçu non seulement à l’aune de sa sujétion à de boulimiques modèles auto-destructeurs, mais également à travers son impuissance à vivre sans eux.

Ulrich Tukur et José Garcia (© Mars Distribution)

Le monde est un théâtre

Tout le film nous présente un Bruno Davert hésitant entre l’imitation d’un modèle néolibéral entretenant la société d’affaire à laquelle il appartient et la répétition d’un autre, nourrissant, celui-ci, une société interlope à laquelle il tente d’appartenir. Les symptômes de cette hésitation se manifestent chez le protagoniste par l’émergence de spasmes, d’éruptions de sueur et de tremblements suivant ou précédant l’acte criminel. Diagnostiquons dans ces symptômes le signe d’un être incapable de jouer deux rôles à la fois. Pis encore, voyons-y surtout l’expression d’un sujet se « démodelant », condamné à l’imitation d’un nouveau modèle dont le flux, non encore maîtrisé, traverse le corps à coup de convulsions et de drolatiques bévues. Celles-ci disparaissant toutefois au moment où ce sujet est en mesure, à la toute fin du récit, d’imiter à la perfection son nouveau modèle, soit, lorsque la délocalisation est complète et sans restes. De même, Le couperet ne se limite à une critique de la société capitaliste, mais se veut l’illustration du processus de personnagification de l’Homme, lequel est continuellement en quête de modèles, comme l’acteur en quête de personnage. Triste constat que celui de l’Homme oscillant entre l’imitation et la dissolution. Car si Davert ressent un quelconque malaise devant les faits à accomplir, ce malaise concerne moins le spectre d’une culpabilité grandissante que l’anxiété de se voir rater le rôle qu’il tente de s’attribuer, et ainsi disparaître corps et âmes dans l’entre-deux modèles, soit, dans l’horreur de la marginalité.

Il y a ainsi un aspect subtilement théâtral dans le film de Costa-Gavras qui tient à cette transformation de l’Homme en un quelconque personnage agissant sur la scène d’un monde qui fonctionne par emprunts, transmission de modèles ou par ces « lois de l’imitation » dont nous parle Tarde. Jusqu’aux enquêteurs et policiers dont les gestes et attitudes imitent ce modèle de « flic » longuement mûri par nombres de récits cinématographiques et que la métamorphose de Davert rend comiquement patent tant celle-ci s’en démarque par son opposition. Ce sont peut-être par ailleurs ces mêmes « lois de l’imitation » qui nous font paraître Marlène, la conjointe de Davert, si apathique.

José Garcia et Karin Viard (© Mars Distribution)

En imitant à la perfection le modèle de la conjointe impassible que rien ne trouble qui ne vienne de l’intérieur, Marlène est l’alibi exemplaire permettant à Davert de réussir sa métamorphose maladroitement entamée en maintenant pour lui l’existence illusoire d’un seul modèle inaliénable auquel il doit, aux yeux de ses « semblables », sa présomption d’innocence. Comme son titre l’indique, Le couperet s’avère donc être davantage le récit d’un ardu et déstabilisant hiatus identitaire qu’une critique du milieu des affaires actuel.

Notes

  1. Gabriel Tarde, Les lois de l’imitation, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2001 [1890], p. 128.