Chronique télévision

MAD MEN MEETS BEWITCHED

L’univers de la publicité est possiblement la plus belle métaphore que les scénaristes de la télévision aient trouvée pour nous parler de l’Amérique moderne, des années 1960 à aujourd’hui.

Mad Men est la série de l’heure aux États-Unis, et la preuve par l’exemple que la fiction télévisée n’a plus aucun complexe à avoir face à la production destinée au grand écran : en fait, au moins 95% de tout ce qui est conçu pour le circuit des salles au sud de nos frontières ne peut même pas se comparer, ni en qualité ni en intelligence, à cette émission remarquable qui élève d’un cran les standards même les plus exigeants de la meilleure télévision. Toutefois, ce n’est pas au cinéma mais au petit écran, et à l’un des souvenirs les plus tenaces de mon enfance, que les mésaventures de Don Draper me ramènent : la comédie de situation Bewitched (Ma sorcière bien-aimée au Québec). Près de 50 ans séparent les deux émissions, qui appartiennent par ailleurs à deux sous-genres assez éloignés, pourtant beaucoup d’éléments les rapprochent. Et dans la mesure où l’action de Mad men – qui se déroule au début des années 1960 – est contemporaine à quelques années près de la diffusion de la célèbre comédie, leur face-à-face est particulièrement révélateur de tout ce qui a changé dans la manière dont l’Amérique se perçoit elle-même.

Bewitched met en scène un de ces couples idylliques de banlieue (quartier huppé, maison cossue, deux enfants) que la télévision des années 1950 et 1960 (on se souvient de Father Knows Best) présentait systématiquement comme le seul modèle de famille envisageable : l’épouse – Samantha – est une charmante jeune femme blonde, ménagère de son état, et son mari Darrin une sorte de néandertalien macho mais naïf, un homme dont la seule aspiration dans l’existence semble être de mener une vie « normale » sous tout rapport. Son emploi de concepteur publicitaire dans une grande agence new-yorkaise est fréquemment évoqué dans l’émission, la plupart des épisodes mêlant d’une manière ou d’une autre intrigue domestique et intrigue professionnelle. Cette donnée est loin d’être négligeable, car la conception qui se développe dans Bewitched de la famille de la classe moyenne comme pilier et symbole du triomphe de l’économie consumériste après-guerre se double ainsi d’un discours second concernant la publicité, discours qui se trouve à être « naturalisé » et plus ou moins banalisé à travers l’exposé de son exercice. Dans ce contexte, les « pouvoirs » extraordinaires attribués à son épouse – Samantha est une sorcière – peuvent être interprétés au moins à deux niveaux : comme une menace à l’ancien ordre patriarcal (ce qui explique pourquoi il s’oppose fermement à leur utilisation) ; mais également comme la figuration de la montée en force d’un pouvoir féminin, lié en outre durant les années 1960 à l’explosion du pouvoir d’achat des femmes.

Mad Men

La série Mad Men reprend plusieurs de ces éléments ; Don Draper travaille comme Darrin pour une grande agence de Madison Avenue ; comme lui, il a souvent maille à partir avec son patron et retrouve le soir venu sa blonde épouse et ses deux enfants dans un chic quartier de la périphérie new-yorkaise ; et à l’image de la Sitcom, on y boit abondamment, l’alcool faisant partie de la culture d’entreprise au même titre d’ailleurs que la discrimination sexuelle ou raciale. Mais c’est au-delà du cadre formel de l’action que les similitudes et différences sont les plus intéressantes. Là où Bewitched contient tout un sous-texte « progressiste » qui n’arrive jamais à s’assumer complètement – on a souvent fait remarquer par exemple que le mariage « mixte » de Samatha et Darrin, contesté par la famille, était une métaphore des mariages interraciaux – Mad Men explore très exactement ces thèmes délicats que la télévision encore très conservatrice des années 1960 ne pouvait qu’effleurer, en raison de la mainmise des publicitaires et des grandes corporations sur le contenu des programmes qu’ils sponsorisaient. Le tabou du mariage mixte, justement, mais aussi les premiers pas du féminisme (illustré notamment par le très beau personnage de Peggy), le racisme, l’homosexualité, l’adultère, l’alcoolisme sont tous des thèmes que la série Mad Men aborde frontalement, sans aucun des faux-fuyants dont use une majorité d’émissions contemporaines encore de nos jours.

Ce n’est pas une coïncidence si les deux émissions évoquées ici tournent autour du discours publicitaire : Bewitched, pour sa part, s’en servait pour établir clairement son « actualité » – une modernité d’apparat – et, à un niveau plus sous-terrain, faire la promotion d’un mode de vie axé sur la consommation. C’est que la publicité résonne alors aux oreilles des contemporains qui assistent à sa progression exponentielle comme le chant d’un monde nouveau, un monde de loisir et de facilité, un chant consubstantiel à l’idéologie et dont la télévision est en train de devenir le véhicule privilégié. Pour leur part et très logiquement, les scénaristes de Mad men utilisent le milieu de la publicité comme un microcosme de la société américaine des années 1960 ; et parce qu’ils sont parfaitement conscients de l’horizon d’attente qui accompagne une telle mise en scène, ils le font en prenant soin de bien marquer tout ce que notre construction de cette époque doit à la télévision. On oserait dire en ce sens que Mad Men représente en quelque sorte « le jumeau diabolique » 1 de Bewitched, son image négative, porteuse en abyme d’une importante charge contre-idéologique ; ce faisant, l’émission se trouve à poser un regard critique non seulement sur les années 1960, mais aussi bien sur l’Amérique d’aujourd’hui, dont elle trace avec brio une implacable genèse.

Bewitched

Notes

  1. Dans la sitcom, Samantha a une sœur jumelle qui est son exacte opposée : brune, célibataire, hyper-sexuée…