La vérité sans impact

L’ère de la crédulité volontaire

Suite aux élections présidentielles aux Etats-Unis, des questions s’imposent quant à certains faits et au rôle de l’information, avant de palabrer autour des valeurs et des idéologies. Nous savons maintenant, sur la base de faits divulgués, documentés, que la guerre en Irak et le processus devant la justifier repose sur une gigantesque (bien qu’étonnement grossière) entreprise de manipulation de la part du gouvernement des États-Unis. Nous sommes aussi à même de constater, trois ans plus tard, les distorsions et ambiguïtés encore plus troublantes qui affectent l’information autour des attentats de 2001. L’explication officielle des événements, découlant vaguement d’une enquête sur le travail des services de renseignement avant l’attaque, est un si vibrant tableau de contradictions qu’on a peine à imaginer que la vie politique d’une nation puisse si aisément suivre son cours sans autre forme de procès. On s’attendrait aussi à voir la population exiger anxieusement un éclairage valable sur une tragédie d’une telle ampleur historique et meurtrière. Mais il n’en est rien, les dossiers sont maintenant verrouillés, toute l’affaire fut rangée dans le tiroir de la version officielle et reléguée à l’arrière-plan des consciences.

Il faut certes considérer que le peuple américain est très peu confronté à ces questions par les médias. On accepte les motifs plus larges d’une « guerre contre la terreur » pour l’Irak et le principe rassembleur d’une « attaque contre la liberté » pour le 11 septembre. Il faut néanmoins faire une distinction capitale entre mensonge et absence de question, entre tromperie et refus d’éclaircir les contradictions. Ces faits n’ont tout de même pu s’éclipser totalement de la fenêtre publique, sauf qu’on accepte les mensonges sur l’Irak pour se rallier à d’autres motifs, et si un épais brouillard persiste autour des attentats, il n’y a tout simplement pas lieu de vouloir le dissiper. La situation est alors beaucoup plus complexe et stupéfiante que si la dissimulation de la vérité était un peu plus rigoureuse, le mur du silence tout à fait impénétrable et la nation nécessairement bernée. Les électeurs des Etats-Unis ont reporté le gouvernement de Bush au pouvoir, ses distorsions de l’information ne pesant donc nullement dans la balance, et la « confiance » qui lui est ainsi témoignée concerne seulement la capacité de « faire le travail » et d’incarner un symbole, et non l’imputabilité à l’égard des faits.

Si, devant les pires inepties du monde de l’information, on s’est déjà demandé : « Mais qu’arriverait-il si la vérité éclatait réellement en plein jour, si les contradictions les plus frappantes étaient exposées, sans résolution satisfaisante par les discours officiels …? ». Et bien nous avons la réponse : rien. Bien pire, même, nous trouvons l’indifférence aux vérités les plus explosives, donc presque le consentement aux manipulations, et l’adhésion à leurs fins.

Ainsi, au-delà du bloc de valeurs qui cimente une société ébranlée, le résultat déroutant quoique prévisible des dernières présidentielles aux Etats-Unis nous révèle surtout que la vérité n’a plus d’importance. Mais en a-t-elle jamais eu? Est-ce parce qu’elle est trafiquée sur des sommets inégalés, à propos d’événements incommensurables et que le camouflage est poreux de toutes parts, qu’on se rend compte maintenant que l’enjeu du rapport au pouvoir à travers l’information n’a jamais été la vérité? Ou disons-le autrement pour ne pas négliger la place des valeurs : la vérité ne compte pas si elle s’inscrit en contradiction avec ces valeurs.

Dans un monde saturé d’information, où les médias écrivent l’Histoire au présent, on observe que les silences et les contradictions les plus insupportables sur des événements décidément historiques peuvent s’y soutenir sans autre conséquence. On dira, avec raison, que les médias américains écartent rapidement les faits problématiques, dans une allégeance indéfectible aux discours de l’État et aux « intérêts » de la nation. Ceci explique beaucoup de choses, mais pas tout. Les livres sur le 11 septembre, sur les dessous de la guerre, sur le parcours suspect de Georges W. Bush et la mission inquiétante de son administration remplissent les librairies. Des documentaires fouillés ont été diffusés à la télévision. Des faits fracassants ont été divulgués dans les médias, même si la source s’est rapidement rétractée, tel le général Myers, chef de l’Armée des Etats-Unis, qui déclara en avril 2002 sur CNN que « l’objectif de la guerre en Afghanistan n’a jamais été de capturer Ben Laden ». Bref, il faut reconnaître que de nombreux éléments dissonants ont néanmoins fait surface dans l’information. Même si on ne donne pas suite aux questions, la majorité des Américains savent au moins que les questions existent.

Évidemment, aux États-Unis, on donnera peu de visibilité à l’ouvrage étoffé d’un journaliste étranger comme Éric Laurent, sur les questions incontournables demeurant sans réponse autour des attentats de 2001. Mais des voix incrédules se sont aussi élevées de l’intérieur. Par exemple, après avoir démissionné de son poste sous la gouverne de Bush, l’ancien responsable de la lutte au terrorisme pendant de nombreuses années, Richard Clarke, a fait suffisamment de bruit avec son livre Against All Ennemies. Il a livré un grand nombre d’entrevues dans les médias américains, exposant des faits qui, même pour ceux qui n’auront pas lu le livre (qui du reste ne déroge pas d’une vision “américanisée” du monde), devraient suffire à jeter un doute tenace sur les versions officielles et plonger un gouvernement dans la crise. Il apprenait aux Américains la réelle conduite de l’administration Bush dans l’orchestration d’une réponse aux attentats. Clarke et ses collègues avaient colligé des piles de documents sur Al Qaeda, en préparation d’une rencontre avec le président et ses conseillers. La réunion fut courte : Bush est entré, n’a même pas consulté une seule page de tous les dossiers qui jonchaient la table, et sans aucune intention d’engager la discussion et de connaître l’avis de qui que ce soit, a ordonné d’un ton ferme qu’on trouve des liens entre les attentats et l’Irak. Ces liens, évidemment, n’existaient pas dans la masse d’information étudiée par Clarke. Il serait normal, dans n’importe quelle organisation, dans toute situation bien moins grave que le drame du 11 septembre, qu’au moins quelqu’un perde son travail suite à de pareils agissements.

Que dire aussi de l’impact finalement désamorcé d’un film comme Fahrenheit 9/11? Même si le point de vue de Moore ne suscitera pas l’adhésion générale, il énonce des questions assez appuyées pour inciter tout électeur à un minimum de perplexité à l’égard de son gouvernement. On aurait pu croire, au pire, qu’un patriotisme buté allait d’avance condamner le film au silence. Pourtant, l’été dernier, un sondage auprès de l’électorat américain, dans l’intention d’évaluer l’impact de la vague Fahrenheit, révélait que les répondants ayant vu ou ayant l’intention de voir le film représentaient 44% des gens en âge de voter. De ce nombre, 1/3 se disaient des supporters de Bush. On peut alors supposer que depuis sa sortie en salle en juin, jusqu’avant le vote de novembre, plus de la moitié des électeurs ont potentiellement vu le film. Chiffre étonnant qui laisse planer un mystère insoluble sur la perception du contenu de ce documentaire, quand plus de la moitié des électeurs ont finalement appuyé Bush, tandis que le même nombre furent au moins suffisamment interpellés pour aller voir le film.

Le même mystère de la psychologie a pu être observé à quelques reprises sur le réseau canadien CBC. Avant les élections, le réseau a organisé quelques émissions spéciales de l’autre côté de la frontière. Des forums animés par un journaliste de CBC, avec des citoyens appuyant les démocrates d’un côté, et de l’autre, ceux appuyant les républicains, donnèrent lieu à des débats étonnamment divisés, pour des partis aux différences sommes toutes si ténues. C’est que, justement, les débats étaient en grande partie le lieu d’un affrontement entre la vérité et les valeurs. À maintes reprises on affirma d’un côté qu’on ne pouvait accepter d’être trompé par le gouvernement sur des enjeux aussi importants que la guerre. Même si on pouvait se féliciter de la chute d’un dictateur, on s’insurgeait contre la manipulation de l’information, confirmée dans les faits, sur les principaux motifs de cette guerre : les liens à Al Qaeda et la présence d’armes de destruction massive. Plusieurs se demandaient aussi pourquoi Ben Laden ne semblait plus être une priorité, alors qu’il serait le présumé responsable de la mort de milliers d’innocents en sol américain. Pourtant, de l’autre côté de l’estrade, on continua de répéter qu’il fallait se défendre et attaquer les terroristes là où ils se cachaient. À nouveau les autres répondaient : « mais ce sont des faits documentés, on nous a menti ». Mais revenant aux intervenants du groupe pro-Bush, ceux-ci demeuraient étrangement imperméables à ces révélations. Ils poursuivaient sur Pearl Harbour, Al Qaeda, les « attaques contre la liberté », la sécurité de leurs familles…

L’étroite relation entre le pouvoir politique des néo-conservateurs et d’énormes intérêts commerciaux privés est aussi une situation qui, normalement, en tant que conflit d’intérêt majeur et ouvert, devrait affecter la légitimité de tout gouvernement. Ces questions, bien que présentes, semblent perpétuellement mises de côté. Pourtant, ailleurs, ne risquerait-on pas de voir surgir le spectre de la corruption dans l’opinion publique, si on trouvait des liens pareils à ceux qui unissent l’administration républicaine aux intérêts d’Halliburton, de l’industrie des technologies militaires et des compagnies pétrolières, d’autant plus lorsque ces intérêts sont directement impliqués dans les politiques?

Puisque des vérités compromettantes sont donc si mal cachées, qu’est-ce qui assure cette crédulité des masses? D’une part, certainement la morale, l’idéologie, les émotions, en face desquelles toute vérité n’a pas la même valeur. Mais aussi, simplement le flot – ou le flux – de l’information. La vérité, les questions, les faits contradictoires, sont sans cesse emportés par le courant. Ils ne se posent pas, ne s’accumulent pas, ils passent. La vérité, comme tout autre « contenu » de l’information, est absorbée par l’actualité, soumise à son principe. Et c’est le propre de l’actualité de n’avoir ni passé ni avenir, d’être sans lendemain.

Dans l’histoire des attentats, la vérité demeure en fait inatteignable, mais palpable, derrière un voile de contradictions impossibles à accepter raisonnablement. Pourquoi la mystérieuse filiale saoudienne qu’on entrevoit partout dans le déroulement des événements ne fut-elle l’objet d’aucune enquête, aucune explication, n’a motivé aucun interrogatoire? Pourquoi l’un des plus grands délits d’initié à la bourse, quelques jours avant les attentats et impliquant entre autres les compagnies aériennes dont les avions furent détournés, fut-il « détecté » mais ignoré, laissé sans suite? Même l’émission de grande écoute Sixty Minutes a parlé de ce nombre anormalement élevé de transactions « informées » qui eurent lieu dans les jours, voire dans l’heure précédant l’attaque sur les tours. Les sources divergent quant à l’évaluation de la somme des profits qui y furent réalisés, mais il s’agit de centaines de millions ou de milliards. La Commission d’enquête sur le 11 septembre a semble-t-il servi davantage à occulter ces pistes qu’à y faire la lumière. Son rapport final fait néanmoins figure de version officielle, d’ailleurs en vente dans les librairies. On peut aussi le consulter sur internet, où tout est bien clair, présenté par sections qui relatent point par point les événements, pour nous faire comprendre que les terroristes étaient déterminés, fins et organisés pour mener à bien leur opération en déjouant la vigilance de toutes les mesures de sécurité. Est-ce que ce sera la version « historique »?

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Les éléments perturbateurs, qui contredisent cette version, apparaissent brièvement sur la place publique, mais ne sont pas plus déterminants que d’autres images et bouts de phrases déversés par l’information continue. C’est l’une des fonctions du flux : neutraliser les contradictions. Du reste, un mensonge reconnu mais répété des dizaines de fois est peut-être tout simplement plus persuasif qu’une vérité prononcée une seule fois.

Le travail des journalistes pose aussi une énigme. Pourquoi les journalistes américains ne rêveraient-ils pas tous de percer les secrets de ce crime tragique, historique et si lucratif pour certains? Pourquoi, au sein des grands réseaux, quelques ambitieux ne travaillent-ils pas jour et nuit pour tenter d’éclairer les zones obscures d’un tel événement? Par peur? Conviction patriotique? Ou serait-ce qu’au fond, eux non plus ne s’intéressent pas à la vérité, ou préfèrent ne pas s’y intéresser?

Au cours de la campagne électorale, dans les médias, il ne fut presque jamais question de toutes ces manœuvres douteuses et de ces coïncidences inquiétantes. En polarisant la course dans un cadre d’idéologies, de valeurs, de la division libéraux / conservateurs, les médias évitent la confrontation aux faits. À vrai dire, même le parti de l’opposition n’a pas semblé vouloir s’engager sur ce terrain. Les enjeux sur la guerre et le terrorisme furent réduits à juger de la « capacité » de l’un ou de l’autre à « assurer la sécurité nationale ». Même parmi les commentateurs plus critiques, aux États-Unis mais aussi à l’extérieur, on s’est concentré sur des questions idéologiques, ou bien de « compétence ». Pourtant, un gouvernement coupable d’avoir manipulé l’information devrait voir sa crédibilité être mise en cause, et non ses compétences. Si l’on reste songeur devant la tendance idéologique que révèlent les élections, il est pourtant beaucoup plus déconcertant de constater ceci : les Américains ont réélu avec une majorité accrue une administration directement liée à de puissants intérêts privés, qui refuse de mener une enquête sérieuse sur un attentat terroriste, qui tente de faire oublier celui qui devrait être l’homme le plus recherché sur la planète et qui plonge le monde dans la guerre sur la base de motifs fabriqués. Et tout cela est dans une certaine mesure connu. Mais même ici et sans doute dans une large mesure en Europe aussi, le discours sur les élections a porté sur la direction « conservatrice » qui se démarque aux États-Unis. Cette réflexion idéologique est certes fondée, mais les questions les plus épineuses que nous soulevons ici demeureraient identiques si les démocrates étaient au centre du même brouillard (d’ailleurs la Commission sur le 11 septembre était « mixte »), coupables d’escamoter des faits aussi monumentaux, et qu’ils étaient reportés au pouvoir.

Prenons un exemple local dans les pages du quotidien Le Devoir. Au lendemain des élections présidentielles, le chroniqueur Christian Rioux, l’un de ces nouveaux « spécialistes » des États-Unis, veut nous « rassurer » sur l’avenir du monde sous ce second mandat de Bush. Sa plume toujours sous l’emprise de sa phobie de l’« anti-américanisme » au Québec, il nous sert donc une boiteuse apologie du président. Il faut voir comme il choisit judicieusement le mot « erreur » pour excuser vaguement les actions contestées du gouvernement. Avant de s’émerveiller devant « l’intelligence politique » de Bush, il écrit en introduction de son texte, comme pour être conciliant avec la critique : « Bien sûr Bush a commis des erreurs… ». Erreurs? La vérité n’est donc pas un enjeu? Quand songerait-on à nommer un mensonge une « erreur »? Et pourquoi faire glisser la question sur une faille de « compétence », quand le problème est l’intention? Il est bien plus aisé, et même sans conséquence, pour un gouvernement (et ses disciples dans les médias) d’admettre : « bien sûr nous avons commis des erreurs », que de dire : « bien sûr nous avons menti ».

Il semble aussi cohérent, dans le discours politique américain, que plus la vérité est travestie et plus on s’efforce de l’écarter des consciences en réaffirmant ses convictions morales. Tout l’appareil politique semble délesté de l’obligation de rendre des comptes. Les valeurs morales viennent immuniser contre les faits. Aux questions, on ne répond pas par la vérité, mais par l’action. Aux contradictions, on n’apporte pas du sens, on les recouvre plutôt de slogans rassembleurs : la foi, la liberté, la sécurité, la démocratie, etc.

Il faut s’attarder à cette relativité de l’impact de la vérité, à ce mystérieux état de crédulité volontaire, si l’on veut saisir en retour la force des valeurs et le rôle de l’information dans l’aplanissement des contradictions.