Sur les films des Quays

L’oeil détaillé

L’entretien avec les frères Quays, que nous avions publié dans les pages de Hors Champ au mois de janvier, commandait un article plus étoffé sur cette œuvre, dense et intriquée. Devant la tâche, plutôt que de s’attarder à dresser une filmographie commentée de ces films, ou un essai d’herméneutique, décision fut prise de partir, non pas du général, mais du particulier, et de la particularité du “particulier”, du “détail”, dans cette œuvre, dans un mouvement de va-et-vient. Penser le films des frères Quays, c’est penser le “petit”, le “mineur”, les “objets écartés”, le “négligeable”, en d’autres mots, c’est interroger le “détail”, et, de là, poser la question du détail, par rapport à la totalité synthétique, l’ordre et la cohérence narrative. Les détails sont, comme le voulait Ingres, “des petits importants qu’il faut mettre à la raison.” 1 Dans son acception classique, empruntée à la peinture, on voit que le détail est, presque par essence, déraisonnable, qu’il faut l’arraisonner. On pourrait alors réécrire le formule de Ingres et dire que le détail est “ce peu d’importance qui résiste à la raison”.

Il y aurait, à première vue – et il suffit d’avoir caressé des yeux quelques films des frères Quays – une relation ténue entre le “détail”, le “fragment” et un mode de composition musical, pré-discursif ou, mieux, affectif. C’est cette impression que nous tenterons de délier ici. Pour cette raison, ces remarques seront plus générales, s’attacheront moins à des films particuliers, qu’à un dénominateur qui lie tant les films d’animation que les longs métrages de fiction. C’est une manière de voir, que nous proposons, à la faveur de quelques détours, et non une clé interprétative qui dénouerait les réseaux de signes, d’objets et de sens qui y sont compressés.

Histoire du détail

Le détail possède, dans les arts, et la peinture en particulier, une longue histoire : c’est ce souci de détail, l’art du petit détail qui fait vrai, ou encore le détail qui gêne, qui surcharge. Pour simplifier (cette petite histoire pourtant si vaste et complexe), nous pourrions admettre que le détail, de par sa nature propre, devrait passer inaperçu, se résoudre et se résorber dans la totalité de l’œuvre. Ce n’est, après tout, qu’un “détail”. Le détail doit participer de la cohérence de l’ensemble, renforcer l’effet de réalisme, ou se lier au programme, narratif, idéologique, symbolique de la peinture. De plus, parce qu’il est en général décadré, périphérique, sorti de la géométrie du visible, le détail ne fait pas partie des éléments significatifs, nobles, qui apparaissent sur la toile (c’est vrai très souvent des décors, de l’environnement dans lequel s’inscrit l’action représentée, ou encore des accessoires divers, tout le négligé qui compose un tableau). Le détail serait appelé, à chaque fois, à renforcer l’économie plastique et programmatique du tableau.

Une telle définition rend-elle bien compte de la réalité du détail ? À bien y regarder, ne serait-il pas possible d’affirmer qu’une des jouissances plus profonde, plus secrète, moins avouable, de la peinture, consiste précisément dans cette insistante et obstinée attention que nous accordons aux détails insignifiants ? Ce sont, très souvent, vers ceux-là que pointent nos doigts (“t’as vu les gouttes, regarde le pli du velours, ce rubis échoué, etc.”) Le détail, alors, devient la marque d’un grand maître (comparer l’art, très différent, du détail chez Vermeer, Ingres et Van Eyck), ou encore fait surgir, tel trait de peinture, comme un acte ayant eu lieu dans le temps (tel coup de pinceau, bien distinct, dans une toile de Turner, par exemple). Le détail n’est pas obligé de représenter quelque chose, de la même façon qu’il n’est pas tenu de n’être qu’une tache abstraite, pour être considéré comme un détail, au sens où je l’entends ici. Ce qui me préoccupe c’est l’effet dislocateur du détail sur le spectateur, c’est un décentrement déterminant, dans le temps de la perception : un arrêt inquiet. C’est de cet arrêt et de ses effets de dislocation que tout un filon de la peinture moderne de Manet et Matisse (qui refusent le détail au sens classique) à Pollock et Riopelle (où le détail abstrait a pris d’assaut toute la toile), où il apparaît que l’étrangeté du détail s’est amplifié et a défiguré, graduellement, toute la figuration.

Si nous nous maintenons pour les besoins de la discussion devant la peinture figurative occidentale – l’expérience moderne engage, évidemment, toute une série d’autres considérations – le détail apparaît comme quelque chose que le spectateur doit faire. La personne devant un tableau doit détailler, tailler dans son champ de vision quelque chose qui lui est apparu sur la toile, et que la peintre a ou n’a pas intentionnellement placé. Fixé ainsi à un détail, c’est toute notre appréciation du tableau dans sa totalité qui, souvent, vacille. Lorsque nous nous attardons à un détail, lorsqu’une zone du tableau a été, par nous, localisée, quelque chose nous point, et opacifie pour un instant, l’économie de la représentation. En nous en approchant, ce détail devient ce que le tableau, à cet instant, est, arrêtant et suspendant tout le reste (Cette expérience du détail serait peut-être à rapprocher du punctum de Barthes).

Abrégé de phénoménologie du détail

Qu’est-ce qui est en jeu dans ces moments de fragmentation, de découpe ? Nous nous approchons de cette “chose” qu’est devenue la peinture, l’opacité matérielle de sa représentation, nous obscurcissons tout ce qui se trouve autour, et nous focalisons sur une goutte d’eau sur l’épaule d’une baigneuse, l’éclat ambigu de lumière sur un doigt, un reflet incertain dans un miroir, une tache de peinture ocre… Les deux types de détails, iconique (lorsque le détail représente quelque chose) ou plastique (lorsque le détail n’est qu’une tache informe), sur un plan phénoménologique, saisi dans l’instant où nous nous en approchons, seraient formellement similaires.

Que le détail soit quelque chose (iconique) ou rien (une pure matière plastique), dans les deux cas, la totalité de la peinture se voit absorbée par l’examen minutieux du détail, qui résiste notre compréhension. Le spectateur doit, en un sens, abandonner son “point de vue idéal”, s’approcher du tableau, suivre son flux, accepter l’arrêt. Cette dislocation du point de vue inquiète, tout en déplaçant, le regard et le corps du spectateur. Le détail, bien compris, ruine les certitudes de la représentation, en dévoilant sa surface, sa nature matérielle, en faisant trembler l’objet sur lequel nous nous sommes attardés, qui se met à osciller entre la forme et l’informe : genèse d’une forme ou esquisse inachevée d’un mouvement.

Le détail serait donc la trace de quelque chose- ou quelque chose d’une trace – qui trouble la représentation, en : 1) déplaçant le point de vue idéal (hérité et tributaire de la perspectiva artificialas, celle d’Albrecht, porteuse de toute une conception humaniste); 2) marquant le tableau d’un objet hétérogène (reflet, peigne, couteau, plaie, etc.) qui apparaît étrange ou étranger à la logique du tableau; 3) intégrant “quelque chose”, soustrait à la dénomination, qui ne peut répondre à la question : “Qu’est-ce que c’est ?”. Ce serait alors un rien chargé, puisqu’il s’agit de quelque chose de pas encore formé, un embryon, un début de forme, qui ne peut que renvoyer à soi-même, en tant que matière.

La peinture anamorphique, fameuse au XVIe siècle, au moment, justement, où les lois de la perspective avaient été parfaitement maîtrisées, offre un exemple éloquent de la double nature du détail : production d’un mouvement d’oscillation de la part du spectateur; présence hétéronome sur la toile, que la spectateur doit accomplir. En effet, la peinture anamorphique repose sur un principe simple : pour qu’un objet puisse être vu, il faut rejeter dans le non-vu un autre ensemble. Tel est le cas, célèbre, des Ambassadeurs de Holbein. Ce n’est peut-être pas un hasard si, dans plusieurs films des frères Quays, on voit apparaître des exemples classiques de peinture anamorphique (ils ont même réalisé, en 1988, un documentaire intitulé Perspectives on anamorphosis). L’anamorphose joue sur le rapport entre perspective et perception, rompant les règles tout en les illustrant et, en cela, irait dans le sens du programme esthétique des Quays.

Le détail, très souvent, se trouve à exposer le dispositif et la nature matérielle de la peinture (subversion des lois de la perspective, lois de composition, le tracé du pinceau, etc.) et ruine – ne fut-ce que pour un instant – les transparences de la représentation, de l’intérieur, à la faveur de ces zones opaques, déraisonnables. Comme l’écrit Daniel Arasse, dans son brillant livre, Le Détail : “Par son propre effet dislocateur, affectant à la fois le tableau et le spectateur, le détail met les deux en état de défaillance du sens et de l’intelligence . Il faut surgir cette chose singulière : la virtualité d’un sens qui n’aurait pas besoin de mots et de leur savoir pour se faire entendre” 2 .

Le détail au cinéma

Est-il possible de comparer le détail en peinture et le détail en cinéma ? S’agit-il d’une même expérience ? Au premier abord, une telle comparaison semble difficile, pour une seule et bonne raison. Il n’est pas possible de dire que le cadre d’un tableau est l’équivalent d’un photogramme au cinéma. Le détail, en peinture, on l’a vu, repose sur un mouvement du spectateur qui détaille, avec son œil et son corps, qui se promène sur la surface des choses : il est, pour cette, raison, maître de son temps. Au cinéma, le spectateur est soumis à une loi du temps, il n’est pas libre devant l’écran qui, lui, possède son propre temps. Même le film le plus contemplatif, le plus immobile, contient une infinité de micro-événements et quelque chose, fatalement, échappe à notre attention.

Le cadre du cinéma, par ailleurs, on le sait depuis Bazin (qui devait le savoir de quelqu’un d’autre), n’est pas le cadre d’un tableau mais une cache sur le réel. Le cadre cinématographique cache toujours plus qu’il ne cadre, forcément. Le cadre est, pour cette raison, déjà une façon de détailler le monde, et ce, peu importe l’échelle. Qu’il s’agisse de la poussière sur un ongle ou du désert de Gobbi, l’art du cadrage consiste à extraire, la composition consiste à disposer dans le cadre des objets et des situations dans un espace qui commence, et qui possède une limite au-delà de laquelle il n’est plus. L’atelier du peintre, le mur sur lequel il pose son tableau ne fait pas partie, même par défaut, du tableau. Une peinture n’est pas arrachée au réel de la même manière. Elle n’a pas à exclure, elle est d’emblée inclusive. En cinéma, le studio, l’équipe de tournage, mais aussi tout ce qui est au-delà du cadre et qui est maintenu caché (prêt à entrer dans le cadre), participe, négativement, comme par défaut, du cadre. L’image de cinéma est une coupe mobile de temps dans l’espace et, pour cette raison, peut déjà être considérée, avant toute opération du spectateur, comme un détail automatique, soustrait et inscrit dans l’universelle variation du temps et de l’espace.

La nouveauté du cinéma, c’est la thèse que défend Jean-Louis Schefer dans Du monde et du mouvement des images, n’a pas seulement intégré le temps dans l’image, mais a donné chair (en lumière) à une notion du mouvement, d’une universelle variation, d’un devenir généralisé qui rongeait déjà toutes les sphères de la vie moderne (technique, industrielle, médiatique, scientifique, historique/révolutionnaire, militaire, etc.).

Cette mobilité – depuis Diderot jusqu’à Baudelaire et au-delà – a été aussi revendiquée dans l’exercice de l’expérience esthétique (comme une extension de ce libre jeu des facultés kantiennes), dans un mouvement d’appropriation, disons subjective, de l’œuvre : restituer dans son corps le mouvement inhérent au tableau, en d’autres mots, se déplacer devant l’image, refuser le statisme, le point de vue fixe. L’accélération du monde technique ne conduit pas simplement à une mise en échec de la lenteur humaine devant la vitesse des machines, mais à la production hallucinante d’angles et des perspectives nouvelles (les retombées dans le roman du XIXe sont aussi patentes). Le cinéma aurait donc intériorisé, graduellement, à même son dispositif ce mouvement du monde, des choses, et des individus, de plus en plus dépassés, devant le devenir des choses (voir L’homme à la caméra).

Le mouvement qui était produit par les regards et les corps des spectateurs détaillant un tableau, est maintenant dans la caméra, parmi les choses. La possibilité d’avancer son regard (zoom-in), de s’approcher et de reculer (travellings), de tourner ou de lever la tête (panoramique) est passé dans le corps de la caméra qui se trouve dotée – c’est le programme vertovien- d’un point de vue sur-humain, de la capacité de capter, mieux que l’œil, des perspectives inouïes (ou invues), à l’intérieur des choses elles-mêmes, à même leur matière. C’est donc dire que l’acte du détail n’est plus chez le spectateur, il est dans la caméra. Le spectateur, immobile, suit une caméra qui, par essence, découpe, fragmente, mobilise.

Or, toute l’histoire du cinéma (que l’on a appelé classique) montre un effort pour annuler l’effet de dislocation, propre au détail, tel que nous l’avions isolé plus tôt, comme une façon de liquider l’intervalle entre les plans, et, dans le cadre, de ne jamais détourner l’attention sans raison raisonnable. Si le cinéma, comme nous le disions, détaille le monde, c’est pour tisser des situations motrices, suturer le monde en postulant une continuité (illusoire), dans le temps et l’espace, entre des fragments arrachés au monde, qui s’annulent aussitôt comme fragments, au profit de la cohérence narrative, de la totalité filmique. Ceci pourrait se dire aussi des détails, qui sont alors ceux du réel, inscrits dans le cadre (cendrier anodin, boutons de manche, poussière inquiétante) et qui renforcent l’atmosphère, le décorum, le réalisme de la scène, ou encore qui seront utilisés ultérieurement (tous les briquets, brosses, bouteilles de vin dans les films de Hitchcock). Sont-ce encore des détails au sens où nous l’entendions plus haut, relèvent-ils toujours de la jouissance inquiète et arrêtée du détail ? Pas de la même façon, pas pour les mêmes raisons il semble. Le détail disloque, met à mal l’économie narrative et les efforts de dénomination. Ce n’est, souvent, qu’en extrayant les films de fiction de leur pâte qu’on peut restituer leur étrangeté, leur matérialité (c’est une part du travail de Godard dans les Histoire(s) du cinéma). Ce n’est qu’en sortant de l’histoire, que les choses libèrent leur étrangeté, et se mettent à répondre à un jeu d’assonance différent, libéré de leur fonction et de leur géographie. S’il est une expérience du détail au cinéma, elle ne peut se situer qu’en dehors de l’argument narratif, qu’en dehors des liaisons sensori-motrices. Le détail creuse les intervalles, les arrêts, déboîte les continuités, et expose les fragments du réel.

Un art du détail : les Quays

C’est dans ce sens-là que s’articule mon hypothèse : que les films des frères Quays reposent, pour une large part, sur une expérience du détail, d’une pratique animée du détail, s’approchant de l’étrangeté du détail que nous décrivions plus tôt. On y retrouve le même jeu de déplacement sur la surface des choses, et une attention appliquée au petit qui déraisonne, qui aimante le regard, trouble les perspectives, sabotant les certitudes de la représentation. Dans Street of Crocodiles, Rehearsals for extinct anatomy, The Comb, In Absentia, les frères Quays ont reproduit et radicalisé une expérience du détail, similaire à celle que nous rencontrons en peinture, et qui produit de telles “virtualités d’un sens”, placées dans la marge des relations sémantiques traditionnelles. Grâce à cet art affolant du macro-détaillage, ces films d’animation produisent un sentiment irrationnel de proximité et d’étrangeté. Nous assistons, pourrait-on dire avec Daniel Arasse, au “silence bégayant de l’intelligence”.

Cette expérience du détail suspend et épuise toute logique de continuité et de cohérence narrative, soumettant le spectateur à la dense consistance d’une matière palpitant, vue de près, ou à travers une surface de verre sale (cette surface est une fenêtre et, à la fois, une surface opaque, discordante). Ce que nous voyons nous absorbe, en révélant des gestations de mouvement, vus – comme les personnages des films- à travers une lunette déformante, qui agrandit et obscurcit, tord et illumine, tout à la fois. Ce qui est alors mis de l’avant est, comme devant le détail, une tension entre la reconnaissance et l’incertitude, entre le familier et l’étranger…
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Schulz et les Quays : vers une seconde genèse

Bruno Schulz, l’écrivain polonais a qui on doit la nouvelle La Rue des crocodiles (qui a inspiré le film du même nom), dans son “Traité des mannequins” – texte programmatique de l’auteur et catalyseur avoué d’une part de l’œuvre des Quays – présentait l’idée d’une seconde genèse. À la différence du démiurge platonicien, qui moulait les objets du monde en ayant les yeux fixés sur les Idées, le génie créateur schulzien créerait, lui, des objets à partir de la matière elle-même. Sa création est un agencement de “débris modernes” : c’est désormais le mannequin (le simulacre), qui sert de modèle pour l’homme. Renversant une conception traditionnelle de “l’ordre du monde” et de la hiérarchie des choses, Schulz rachète tous ces objets placés, traditionnellement, dans la marge des discours artistiques, philosophiques : poussière, rebut, floraisons éphémères, existences spontanées, etc. Tous ces “détails”, ces objets négligés, possèdent pour Schulz une “consistance mystique”.

Ce qui fascine à la fois Schulz et les Quays, ce sont ces événements de vie minuscules, ces devenirs sans loi, ces fermentations arbitraires de la vie organique, qui apparaissent hors du temps humain, dans un 13e mois, hypothétique. Comme l’écrit Bruno Schulz dans le Sanatorium au croque-mort :

“Et pourtant le génie est, en un sens, intégralement contenu dans chacune de ses incarnations fragmentaires et infirmes. C’est ici qu’intervient le phénomène de la représentation: un événement insignifiant et pauvre quant à son origine et ses moyens propres, si on l’approche de l’œil, peut ouvrir vers l’intérieur une perspective infinie et flamboyante, parce que l’être supérieur y brille d’une lueur violente et s’exprime en lui. Nous allons donc recueillir allusions, gros plans terrestres, arrêts et étapes sur les chemins de notre vie, débris d’un miroir cassé.” 3

Ces phrases semblent, anachroniquement, avoir été écrites pour les frères Quays.

Esthétique du rebut ou le détail à l’œuvre

Ce qui se révèle crucial pour cette esthétique, c’est ceci : le plus imparfait l’objet, le plus usé il apparaît, le plus inutile et banal il paraît, le plus clairement poindra sa qualité matérielle, sa nature profonde. De même que la ruine d’un édifice fascine plus que sa version achevée, de même, il y aurait, dans la matière dégradée, des ressources d’étrangeté, une libération de forces de sidérations inouïes. La matière, une fois ainsi libérée (expression très fréquente dans le discours des Quays), n’est jamais neutre, elle est toujours “tragiquement sérieuse”, dotée d’une intensité prodigieuse de vie. Il s’agit d’un recyclage im-productif, qui maintient le recyclé comme rebut, comme part maudite.

Sous cet angle, l’ensemble de la matière est conçue comme une infinité de particules en mouvement, capables d’affecter et d’être affectées par d’autres corps. La question n’est plus (c’est peut-être le spinozisme des Quays) “qu’est-ce que l’essence d’un corps ?”, mais “Que peut un corps ?”

Pour les Quays, tout peut être animé (ce qui ne signifie pas une anthropomorphisation de la matière, mais, au contraire, une façon d’animer la matière inanimée, en tant que telle et par elle-même). Clou, poussière, main, ampoule, toutes ces choses existent sur un même plan de consistance, de même que rêve et éveil ne s’opposent pas, mais sont saisis dans leur double capture, co-affective. Dans un tel système, aucun objet n’est totalement inanimé, nul objet n’est achevé, clos sur lui-même. Les choses apparaissent alors comme des circulations transitoires, éphémères, des formes en devenir. Et l’artiste n’est peut-être (c’est l’image de Schulz), qu’une machine un peu sophistiquée qui enregistre et recompose ces processus profonds (un pissenlit se recomposant, un cube de glace recouvrant sa dureté, etc.) Ce que la lentille des Quays capture, ce sont ces micro-devenirs de la matière, les fragments disséminés de leur frayage. Ces mouvements sont captés en plein vol, pour ainsi dire, par le milieu, incomplet, partiel : et c’est cet état d’inachèvement permanent qui, paradoxalement, révèle et accorde toute cette puissance à ces mondes tremblants. On voit bien qu’il y a une relation très marquée entre l’état fragmentaire de ces films, et l’état de la matière qui s’y trouve recomposé, et qui accorde, à l’un et à l’autre, toute la fragilité de la grâce.

Ceci se révèle particulièrement vrai lorsque nous considérons la direction photo de leurs films, et, en particulier, leur utilisation, très personnelle, du hors-foyer. Très souvent, dans Institut Benjamenta, dans la série des Stille Nacht, chaque cadre est composé, pour la plus grande part, d’une matière floue, non définie, une zone négative (dont il faut tirer le positif, dirait Kafka). Cette utilisation du flou abonde dans le sens de ce que nous disions plus tôt, à propos du détail en peinture : le plus on est collé à la réalité, le plus on se rapproche d’un objet, le plus vaste est la zone de flou qu’il nous faut concéder. Et ce flou est utilisé en tant que flou, dans le sens de ce décloisonnement du sens et de la transparence. Le flou devient un espace irrationnel, non maîtrisable, dont la réalité, à tout moment, fuit. Il s’agit alors d’un rouage rouillé, d’une pièce de cuir, d’une tête en porcelaine, que l’art du détail rend inquiétant, brouillant la ligne entre le fond et la forme. Et à ces effets de brouillages sont couplés des jeux de tremblements, de palpitation de la matière, ouvrant une plus grande tension visuelle, sonore, tactile.

Ces objets, appelons-les “mineurs”, extraits de leur fonctionnalité et de leur géographie usuelle, perdent, à la faveur de ce détaillage, tout rapport de liaisons, tout lien sensori-moteur, dirait Deleuze. À la place, nous voyons se déployer une série de situations irrationnelles, de connexions déconnectées. Ce ne sont plus alors que des collections de micro-formation dans un bassin biotique de matière animée, se formant et se déformant, suivant le hasard que confère la nécessité.

Il semble que les frères Quays ont toujours tenté d’investir les mécaniques souples et opaques de l’organique (ou l’organicité du mécanique), saisis en une série d’esquisses, une collection de fragments, de vues partielles. Chacun de leurs films devient, pour cette raison, un témoignage affectif des processus d’animation en eux-mêmes, ils emportent une réflexion sur la matière qu’ils composent et qui la constituent, c’est-à-dire la limite bégayante de toute visualité détaillée. Ce qui est en jeu, c’est l’origine de son mouvement, dans le temps et l’espace, comme s’il fallait saisir l’instant fragile d’un devenir, d’un déclin, d’une correspondance, d’une forme qui pousse ou qui périclite. C’est bien grâce à cet état d’inachèvement permanent (qui habite, comme une inquiétude, l’intelligence du détail), que ces films localisent des rythmes essentiels (la “musique intérieure” diraient les Quays), ces profondes et mystérieuses transitivités des choses, libérées par et à travers la pratique du détail.

Sans le savoir, les Quays ont peut-être rendu palpable la phrase fameuse de Aby Warburg : “Dieu niche dans le détail”.

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Notes

  1. Cité dans Arasse, Daniel, Le Détail, Paris : Denoël, 1996, p. 59.
  2. Arasse, Daniel, Le Détail, op.cit., p. 387.
  3. Schulz, Bruno, Sanatorium au croque-mort (1937), Paris : Denoël, p. 23.