Entretien avec Stephen et Timothy Quay
Deuxième partie
HC. Travaillez-vous différemment lorsque vous adaptez un récit, un roman ? Est-ce que votre méthode de travail change ?
Quays. En lisant, en découvrant des choses, votre cerveau ne cesse de demander : “Est-il possible de faire cela cinématographiquement ?”, je veux dire, d’une manière parallèle. Est-il possible de prendre ce que Walser vous donne dans son écriture, et produire un monde parallèle ? Si on pense aux textes de Schulz, est-il possible de les libérer de leur côté littéraire, et en même temps produire un univers équivalent, d’un point de vue visuel. Cela commence comme un hommage silencieux à l’auteur, et cela devient rapidement un hommage très personnel. Et ce n’est qu’à la fin que vous réalisez que vous le rendrez public, que vous allez le présenter à des gens… Et vous espérez que la fondation Bruno Schulz ou Robert Walser ne se fâchera pas. Dans un sens, c’est comme des gens qui adaptent Proust. Il s’agit simplement de le faire. Un ballet, une pièce musicale, c’est la même chose. Janacek a écrit la Maison de morts d’après Dostoïevski, et c’est tout naturel. Il faut ressentir au plus profond de soi ce qu’on adapte. C’est avant tout un truc intimiste, vous le révélez pour vous-mêmes, pour découvrir cet univers et voir ce que vous pouvez en faire.
HC. J’ai lu La Rue des Crocodiles de Bruno Schulz, comme beaucoup, après avoir vu votre film. C’est intéressant de réaliser à quel point le texte de Schulz est une sorte de carte, de plan, sur lequel vous êtes venus placer différents éléments, certains qui n’appartenaient pas au texte, mais qui appartenaient à l’univers du texte.
Quays. En effet, nous avons intégré des éléments de plusieurs histoires de Schulz, et nous avons essayé de les rapprocher. Nous avons donné au récit une dimension théâtrale et avons trafiqué beaucoup de choses, tirées d’autres textes. Nous avons aussi mis des choses à nous, que nous considérions “schulzianesques”, que nous trouvions qui s’intégraient bien à un univers Schulzien. Il n’avait pas à traiter de telle chose. En fait, c’est un peu confus maintenant. Nous ne savons plus très bien ce qui est à nous et ce qui était dans les textes. Plusieurs années plus tard, nous réalisons que nous avions déjà lu cela, mais que nous l’avions oublié. C’est un système dans lequel vous saisissez quelque chose dans votre inconscient et vous le retenez très fort, et c’est à partir de cela que vous opérez. Nous sommes très intuitifs lorsque nos travaillons, nous avons constamment les mains à l’ouvrage. Nous construisons des décors, nous travaillons beaucoup avec nos mains. Timothy est là. Il part de la gauche, moi de la droite, et nous tentons de nous retrouver au milieu. En travaillant de cette manière, les films naissent organiquement. Très rapidement, nous divisons le décor. Nous sommes en constante exploration. Mais tout au fond, nous avons un scénario intérieur qui nous dit : “Ceci marcherait bien comme ça, et pour telle raison”. Et la musique met une pression à cet endroit-là, c’est donnant donnant. Vous comprenez maintenant dans quelle confusion on travaille (rires). C’est habituellement très confus, avec des charges de pulsions violentes. Nous essayons de mettre en forme ce qui ne semble pas prendre forme assez rapidement.
HC. Vous devez trouvez, en quelque sorte, la nécessité d’un chaos ordonné. D’un point de vue plus technique, est-ce que vous travaillez avec des sensibilités de pellicule très différentes, dans Benjamenta, en particulier ?
Quays. Nous n’en employions qu’une, en fait. De la pellicule Kodak noir et blanc, la plus sensible, celle avec le grain le plus fin. Le cameraman a fait beaucoup d’essais. Il a poussé l’émulsion, de telle sorte que la pellicule pouvait se permettre de monter ou de baisser d’un ou deux “stops”. Il était possible d’attraper toutes les lumières, et les contrastes. C’était un véritable plaisir de travailler avec lui. Il est dans notre Bible pour le restant de nos jours. (rires). HC. Aviez-vous travaillé avec lui auparavant, avant Benjamenta ?
Quays. Non. Nous avions toujours fait notre propre direction photo. Sur Benjamenta, cela aurait été impossible. Nous n’avons même pas prétendu que nous pouvions même pensé en être capable. Nous craignions de ne pas trouver la bonne personne. Qui choisir ? Qui serait sympathique à notre ville, notre univers ? Il a compris tout de suite. Nous avons su, dès les premiers jours, que nous avions trouvé l’homme qu’il nous fallait.
HC. Avait-il vu vos films ?
Quays. Oui, il avait visionné les cassettes. D’ailleurs, nous avions interviewé un type, qui avait été l’opérateur de Hitchcock sur Frenzy. La question qui nous préoccupait beaucoup était de savoir s’il était capable de théatraliser certains éléments du film, et non pas simplement les rendre cinématographiques. Il nous a simplement demandé : “Pourquoi voulez-vous faire ça ?”
(rires) HC. Sur le DVD de Institut Benjamenta, il y a quelques images prises lors du tournage du film. Et quand on voit les éclairages, on se dit que ça a l’air tellement simple.
Quays. Oui, je sais. C’était une véritable leçon pour nous, de voir comment Nick [Knowland] éclairait les scènes. C’était fait si simplement. Il éclairait très rapidement, mais entre les prises, il était constamment en train de faire de petits ajustements. Une leçon de simplicité. Nous avons dû reprendre quelques plans qu’il jugeait insatisfaisants.
HC. J’étais ébloui par certains plans dans lesquels la lumière blanche est comme saturée. Dans Benjamenta, dans certains plans, l’arrière-plan est totalement surexposé, alors qu’à l’avant-plan, tout est sombre. Ce contraste est merveilleux.
Quays. Nous nous souvenons d’une fois, il est entré dans une pièce qui avait trois fenêtres. Il avait décidé d’éclairer la scène en se servant de ces fenêtres. Le personnage devait être debout et ouvrir une à une toutes les fenêtres. Lorsqu’elle arrivait à la troisième fenêtre, à l’avant-plan, elle devait se faire littéralement irradier par la lumière blanche. Nick nous a dit : “Je ne sais pas ce qui va se passer, j’espère que la pellicule sera capable de le prendre”. Il était toujours en train de filmer à la limite extrême, entre le blanc et le noir, et c’est ce dont le film avait besoin.
HC. Êtes-vous satisfaits du film, aujourd’hui ?
Quays. Après avoir vu les films de Béla Tarr, nous réalisons que nous aurions dû faire un film de trois heures, qui aurait véritablement submergé le spectateur. Ou bien, carrément, un film de 60 minutes, qui nous aurait permis de faire passer rapidement l’histoire, et ce qui aurait donné un film très différent. Dans sa forme actuelle, il est inconfortablement coincé entre l’ennui – parce qu’il est trop long – et l’impression qu’il n’est pas assez long, pour vraiment vous transporter dans un autre univers. En fait, c’est comme le premier plan de Sàtàntangò de Béla Tarr. C’est un plan-séquence de 10 minutes. Une fois que vous vous êtes accommodés à ce rythme, vous pouvez rouler pendant 7 heures, sans problème. Mais il est important d’établir cela dès le début. Ensuite, il faut calmer les gens. Au moins, ils savent à quoi s’attendre. Ils quitteront la salle assez rapidement, sans doute, ce qui n’est pas bien grave. Comme ça, au moins, vous séparez les gamins des hommes mûrs.
(rires)
HC. Qu’est-ce qui a motivé, pour vous, cette transition du court ou long métrage ? Est-ce que c’était le texte de Walser ? Est-ce que c’était quelque chose que vous aviez prévu de faire depuis longtemps ?
Quays. Non, pas vraiment. Nous aurions été bien contents de continuer à faire des courts métrages. C’est notre producteur qui nous a demandé : “Avez-vous déjà pensé faire un long métrage ?” Bien sûr, nous avons ri au départ. Ensuite nous nous sommes dit que, si nous pouvions faire l’équivalent d’une pièce pour musique de chambre, nous serions à l’aise, nous ne serions pas aussi terrifiés. À l’époque nous lisions Robert Walser. Nous nous sommes dit, c’est notre homme. J’imagine que c’est comme un musicien qui décide d’écrire une Symphonie. Soudainement, le jour arrive quand il se dit : “Je suis capable de réaliser une symphonie, au lieu de n’écrire que de la musique de chambre”. Nous pensions qu’il était possible de faire plus gros, d’essayer quelque chose. Tout en sachant que cela n’aurait jamais lieu.
HC. Est-ce que cela fait partie de votre pessimisme ?
Quays. Oui, tout à fait. Nous ne pensions pas que quelqu’un serait prêt à financer un tel film, ou nous faire confiance sur un projet plus gros. Il y aussi le fait que, en entrant dans Benjamenta, nous nous disions qu’il ne fallait pas que nous rejetions tout ce que nous avions appris des marionnettes. Plutôt, il fallait parvenir à faire se rencontrer ces deux univers. Il ne s’agissait pas pour nous de commencer à jouer la carte du cinéma hollywoodien, et d’adopter sa manière de faire du cinéma. Nous voulions travailler, à notre manière, comme nous l’entendions.
HC. Vous avez été en mesure de transporter et d’accentuer aussi – cette dramaturgie de la lumière, qui est dans vos films d’animation, où la lumière fonctionne presque comme un personnage.
Quays. Cela était crucial pour nous. La lumière devait être l’âme du film. Nous l’avons même intégré au scénario. Nous en avons parlé à Nick dès le début, soulignant le fait que la lumière était un des personnages principaux du film. Le bol de poisson est le cœur de l’institut, c’est par là que la lumière arrive, et c’est là que les personnages sont rassemblés. Et même cette scène, avec l’église renversée. Il s’agissait d’un modèle réduit, un décor miniature. Nous l’avions posé par terre, et nous essayions de l’inonder de lumière avec une grosse lampe. C’était un désastre complet. Nous étions assis un jour, et soudain, la lumière du soleil, qui, dans notre studio, passe à travers deux immeubles, a coupé au travers. Nous l’avons vu longer la base, monter le long du mur, sur les côtés. Nous avons rapidement démarré la caméra, et trois jours durant nous avons tourné cette scène, trois fois, à des rapidités différentes. La première journée, nous tournions un photogramme à toutes les trois secondes, le deuxième jour, à toutes les cinq secondes, et le troisième jour, à toutes les sept secondes. Après quoi le ciel a été couvert pendant un mois. Nous avons eu le temps de l’avoir. C’était comme un don de lumière des dieux.
HC. N’est-ce pas paradoxal, d’utiliser la lumière naturelle à Londres ?
Quays. Elle est si rare, qu’elle force l’urgence (rires). Nous avons fait la même chose pour In Absentia. Nous avions cette lumière, nous étions assis à la regarder. Nous avions une série de miroirs installés. À l’époque je dormais même dans le studio. Nous avions placé des marques au sol, à l’endroit où nous devions placer les miroirs, exactement à l’endroit où la lumière devait tomber. La lumière traversait une fenêtre, et ensuite passait à l’autre fenêtre, où nous avions placé d’autres miroirs, et ainsi elle réfléchissait de miroirs en miroirs et tombait sur le décor. Ce qui était le plus ennuyeux, c’était les journées où le soleil se déplaçait de façon très nette, sans un nuage dans le ciel. Les journées où nous nous disions qu’il faisait trop nuageux étaient en fait les plus merveilleux. Les nuages faisaient en sorte que la lumière dansait. Certains motifs qu’elle dessinait étaient fous. Un éclairagiste aurait été incapable de créer quelque chose comme ça. Ce que la nature nous donne est une invitation.
HC. Il y a une sorte de mystique de la lumière, en effet, dans vos films, qui correspond très bien à tous les autres motifs que vous abordez.
Est-ce que cela a été difficile pour vous de diriger des acteurs, dans Institut Benjamenta ? Trouvez-vous que vous avez plus ou moins de liberté qu’avec une marionnette ?
Quays. Nous avons fait en gros ce que nous faisons avec vous. Nous nous sommes assis avec eux, avec Mark Rylance, avec Alice, dans un endroit calme, intime. Et nous leur avons dit : “Voilà notre univers visqueux”. Voici l’institut… Et nous leur avons parlé. Nous n’avions jamais dirigé d’acteurs, mais nous savions comment parler aux gens. Nous savions aussi qu’ils étaient très talentueux, et que nous n’aurions qu’à leur donner quelques indications. Nous ne leur avons jamais dit : “Voilà ce que nous voulons !” Nous avons cerné le sujet, et nous avons tenté de capter ce qu’ils étaient disposés à nous donner. Parfois, les nuances venaient des acteurs. Alice, par exemple, n’était pas toujours sûr. Elle demandait qu’on reprenne la prise 13 fois. Mark l’avait du premier coup. Elle prenait beaucoup de temps à explorer. Godfrey pouvait tout faire dès la première prise (quel génie ce type). Dans un sens, pour nous c’était comme si. Heir Benjamenta était une double basse, Jacob était le premier violon, Lisa Benjamenta (Alice) était un autre instrument, et ils avaient tous leur voix particulière. Et le personnage de Kraus… Kraus devait demeurer impénétrable. Mais c’était le parfait zéro. C’était de cette façon là que nous nous sommes dits que nous pouvions faire fonctionner le tout, en racontant un conte de fée sombre, en utilisant tout ce que nous avions appris des marionnettes. Nous ferions tout pour pouvoir avoir la chance de travailler avec des acteurs de cette manière-là. En travaillant avec Nicole, durant In Absentia, c’était très différent et difficile, parce qu’il ne s’agissait pas d’un rôle qui lui permettait de soutenir véritablement un personnage. Nous ne voyions jamais son visage. Son cœur a failli flancher quand nous le lui avons appris. Nous ne voyons que le derrière de sa nuque dans le film.
HC. De cette manière, c’est plus ouvert, plus anonyme et c’est plus facile de se projeter.
Quays. Même Stockhausen nous a dit que c’était sa mère [la mère de Stockhausen avait été emprisonnée par les nazis dans un asile où elle est morte]. Il est venu nous voir après le visionnement, très ému, et nous a dit : “Comment le saviez-vous ?” Et nous lui avons dit : “Nous savions quoi ?” Il a répondu simplement : “Ma mère.” C’est comme si nous avions pénétré sa psyché.
HC. Y a-t-il des choses sur lesquelles vous aimeriez travailler en ce moment ?
Quays. Nous avons plusieurs scénarios, mêlant animation et action réelle. Encore une fois, si on nous donnait la chance, nous poursuivrions dans cette voie, avec un autre long métrage. Si un conte névrosée survenait, les scénarios sont prêts. Malheureusement, les seuls commandes qui nous arrivent en ce moment sont des contrats de publicités.
HC. Des insectes jouant au hockey sur une patinoire ?
Quays. Hum… Oui, exactement.
HC. J’imagine que si vous êtes pour vous engager dans quelque chose, la notion de compromis est exclue. Je veux dire, vous accepteriez de faire des compromis sur des contrats plus commerciaux, mais…
Quays. Oui, puisque dans ces cas-là nous savons que nous avons à vendre un produit. Mais pour les autres projets, nous préférons travailler seuls. Pour In Absentia, ils nous ont laissé tranquilles, et nous travaillons mieux quand on nous laisse seuls.
HC. En quoi consistait le projet pour la BBC ?
Quays. Le projet pour la BBC comprenait plusieurs films, dont un de Hal Hartley, Herzog en a fait un à partir d’une pièce de Taverner, et Nicholas Rœg en a fait un sur une pièce de Portishead. Ils ont joué sur quatre soirs. Nous pourrions peut-être vous envoyer une cassette ?
HC. Ce serait merveilleux. J’aimerai savoir, pour finir (si on finit jamais). Y-a-t-il une question qu’aucun intervieweur ne vous a posé, et que, secrètement, vous espériez que quelqu’un vous pose un jour ? Quays. (pause) C’est une bonne question. Si, au cours d’un interview, nous sentons que les choses ne se déroulent pas très bien, nous tentons de diriger un peu les questions. Nous leur expliquons notre méthode de travail. Nous leur disons que nous sommes très intuitifs, que nous n’arrivons pas avec un gros bagage intellectuel sur un projet, ou dans notre rapport au monde.
HC. Croyez-vous que les gens ont tendance à trop interpréter vos films, à essayer de leur trouver un sens à tout prix ?
Quays. Oui, mais c’est peut-être inévitable, c’est normal. Puisque nous ne donnons pas de réponses, nous n’essayons pas de fixer un sens, en disant : “Ceci est un symbole pour cela, etc.” Nous ne le savons pas très bien nous-mêmes, bien souvent. C’est l’avantage de proposer ou de suggérer du sens sur un plan où chacun peut apporter ses propres idées. Je ne sais pas. Au fond, c’est ce que nous voulons faire. Par exemple, une séquence dont nous avons toujours été très contents, se trouve dans Street of Crocodiles. Il s’agit de la scène dans laquelle apparaît cette étrange machine, qui produit un rythme sonore, régulier. Nous avions convenu que c’est ce rythme qui mettait tout le film en branle. À chaque 24 photogrammes, on entendait ce son. Tous le film grandissait, poussait à partir de ce rythme, en arrière-fond. Dans les différentes fenêtres, chaque objet fonctionnait selon ce rythme. Comme s’il s’agissait du rythme profond, contagieux, qui régit de manière secrète tout l’univers, avec cette pulsation. Au-dessus de rythme sombre il y avait. Ce type qui regarde à travers la serrure. Nous avons alors intégré la musique de Drohobycz. Au début ce n’était qu’une espèce de souffle joué à la flûte, à peine audible. Et là tout à coup, pointait la fragilité de la vie, toute la fragilité d’un petit objet, d’un pissenlit, tentant de se rassembler de ce qu’il était disséminé, essayant de se recomposer, de rentrer au foyer. Cela devenait fuyant, puis nous recommencions. Ce n’était pas une scène que nous avions écrite, mais elle a grandi, au fur et à mesure que nous expérimentions, que nous développions la scène. Nous en avions des frissons. Nous recevions les rushes le jour suivant et nous nous disions : “Je crois que nous avons touché à quelque chose.” Bien entendu, nous ne pouvions pas aller le crier sur tous les toits. Mais, entre nous, nous commencions à réaliser que nous touchions là un matériau encore en friche. Dans cette zone, et dans ce 13e mois, toutes ces choses, en effet, se produisent. Un individu arrive au coin d’une rue, il regardera au travers d’un trou. Et tous ces éléments insignifiants se trouvent alignés, toutes les perspectives s’alignent, à cet instant précis. Et peut-être tout cela n’est qu’un petit cube de glace qui fond et qui retrouve sa dureté, sa consistance glacée. Bien sûr, c’est une sphère métaphorique, je ne suis pas sûr que nous sachions exactement de quoi il s’agit, mais nous savons au fond de nous qu’il y a quelque chose là, qui essaie de respirer, de se régénérer, qu’il s’agisse du royaume moléculaire, du royaume des insectes. C’est un univers schulzien. C’est un court moment, ou c’est un fragment du journal de Kafka qui vous fait dire qu’il y a tout un monde-là. Ce monde n’a pas besoin d’être complété, d’avoir un début, un milieu, une fin. Il est là, dans son inachèvement. Il lutte pour arriver à. Nous savons maintenant que l’animation est capable de saisir cela. C’est ce que nous avons appris. Avec In Absentia, nous mélangions l’animation, la pixelisation, l’action réelle, et nous nous disions “Qui s’en préoccupe ?”. Personne n’est obligé de savoir ce qui est quoi. Au bout du compte, il faut que cela fonctionne, que le film, au final, fonctionne.
(un Ange passe)
Voilà. Voilà la question que l’on ne nous a jamais posée : “Qu’est-ce que vous faites ?!” ou encore “Qu’est-ce que vous nous faites ?” (éclats de rire). Bien entendu, notre parcours, on nous le demande souvent. Nous sommes nés à Philadelphie, nous avons quitté, nous sommes allés vivre à New York. “Pourquoi êtes vous allés à New York ?” Je ne sais pas, c’était par intuition. Nous avons lu du Kafka, nous avons lu du Walser, nous avons écouté du Janacek.
À Philadelphie, la première chose que nous avons vue, le premier jour au collège d’art que nous fréquentions, c’était une extraordinaire exposition d’affiches polonaises. Nous connaissons bien la Pologne aujourd’hui, mais à l’époque pas du tout. Cela nous a ouvert un monde, qui a été déterminant. Il y avait une affiche pour l’opéra de Janacek, La Maison des morts. Et dans nos esprits ça a simplement fait : Janacek – Maisons des morts – Dostoïevski. Trois constellations. Et nous nous sommes exclamés : jamais entendu parler d’eux ! Et nous avons cheminé comme ça… Cela s’est déroulé de cette manière-là, d’une notes de bas de page à une autre. Il n’y a pas d’ordre. Ce côté arbitraire est peut-être la part la plus excitante de tout cela. Toutes ces découvertes, il est impossible de les faire à l’école, puisqu’on nous apprend à être logique, à passer de manière logique et cohérente d’une chose à l’autre. Au fond, c’est ça que nous aimons le plus, ces accidents. Être le chasseur, le trappeur, qui part poser ces pièges pour capturer ces petites folies qui existent vraiment. Ce sont à travers de tels brèches que la vie travaille vraiment, que la vie passe. Dans ces petits moments de hasards. Parfois, vous êtes assis et vous lisez un fragment de Schulz, de Walser, de Kafka… Je me souviens d’un texte de Walser, au moment où nous avions commencé à préparer The Comb, un texte sur la liberté dont le récit m’échappe en ce moment. À chaque fois que je le lisais, quelque chose m’échappait, se dérobait. Et en même temps, il produisait quelque chose d’étrange et de mystérieux. Il y a des choses comme ça, qui sont émouvantes parce qu’il est impossible de les fixer. Elles sont belles parce qu’elles nous fuient. Lorsqu’on nous demande “Comment faites-vous vos films ?” Je crois que la musique est plus en mesure de l’expliquer. Cette idée qui consiste à essayer de fixer un sens ne se pose pas en musique. “De quoi s’agit-il ? Ça raconte quoi ? Que faites-vous ?” C’est comme. Ne pas voir l’oiseau, mais entendre un battement d’aile qui sort de l’écran, ou une ombre qui passe fugitivement.
HC. Et dans ces petits objets se retrouve, ce que Schulz justement appelle, la “consistance mystique de la matière”. Et c’est vrai, ces petits objets insignifiants, ont leur mystique, ont leur propre métaphysique, encore plus puissante que les grands systèmes.
Quays. Nous avions un autre projet, autour du Sanatorium au croque-mort de Schulz. Nous voulions intégrer certains de ses traités. Mais comment faire cela sans paraître pédant ? Ce sont des thèmes tellement admirables. Et dire que c’est un type qui travaillait dans une petite école minable, apprenant aux enfants la couture et le dessin, habitant avec sa mère, souhaitant désespérément des vacances, cherchant plus de temps pour écrire…
HC. Dans The Cabinet of Jan Svankmajer, vous avez un intertitre sur lequel on peut lire : “METAPHYSICAL PLAYROOM. A TACTILE EXPERIMENT”. Ce qui lie très élégamment le jeu entre le métaphysique et le sensible qui se retrouve dans vos films.
Quays. Oui, c’est un peu comme lorsque Bruno écrit que la Rue des Crocodiles est une zone laissée blanche sur la carte de la ville. Schulz réalise cela de manière si belle. Je crois sincèrement que la vie s’appréhende de cette manière-là, en étant aux aguets, en attendant. Au fond de nous, je crois que nous voulons tous vivre cela. Nous voulons tous regarder de l’autre côté du miroir et ne plus en sortir, ou se perdre en forêt, etc. Se retrouver exquisément perdu. C’est comme perdre la rampe de soutien, dans les contes de fée.
HC. Il y a une excitation dans cette peur.
Quays. Oui. Cette peur, cet inconfort, ce malaise est très subtil, et très dérangeant, et en même temps très réel. Nous connaissons ce sentiment. C’est très inquiétant de penser que, alors que vous pensez que tout va bien, il y a quelque chose qui navigue tout au fond de vous.
HC. Plusieurs de vos films ont cette capacité de révéler, voire de provoquer des folies, des démences.
(éclats de rire)
Quays. La BBC nous a appris que nous avions échoué le test pour les gens qui sont sensibles à la lumière stroboscopique. Heureusement, le film est quand même passé.
HC. Est-ce que vous lisez ce que les gens écrivent sur vous et votre travail ?
Quays. Parfois oui, parce que nous apprenons beaucoup des choses. Nous ne sommes pas des écrivains, mais nous respectons l’écriture. Je crois par contre que les gens ont tendance à en mettre un peu trop. Puisqu’il est très difficile d’écrire, de décrire l’intangible. Cela suppose une écrire quasi musicale, parce qu’il s’agit de suggérer, et pas simplement clouer du sens sur un sujet, de fixer des catégories, les caser dans une nomenclature. Nous le faisons nous-mêmes d’une certaine manière. Mais il faut savoir quand se retenir, quand laisser les choses parler par elles-mêmes. Savoir quand ne pas savoir, jusqu’à un certain point. C’est pourquoi nous sommes toujours éblouis d’entendre des musiciens parler, ou des danseurs. Comment savent-ils où se situe leur corps dans l’espace, et ce qu’il est en train de faire, et ce qu’ils ressentent en eux ? C’est différent d’un acteur, qui passe la moitié de son temps dans sa tête, à réfléchir son rôle. Les danseurs sont réellement une espèce particulière. Nous en parlions avec Kim l’autre soir, avec certains danseurs. Ils ne peuvent pas sortir de leur corps, et observer ce que leur corps fait, dans l’espace, par rapport au décor, à la musique, puisqu’ils sont attachés à toutes ces choses, ils font partie de l’image globale. Cette image est en eux, comme une image intérieure, secrète. Les musiciens ont cela aussi. J’imagine que, finalement, le travail que nous faisons s’apparente à la musique. Il faut simplement le ressentir, il ne faut pas trop le réfléchir. Il faut le sentir. Et le suivre, lui faire confiance, parce qu’il va vous faire faire un grand voyage, un voyage qui peut être très émouvant aussi. Il y a comme ça de la musique que vous pouvez écouter à répétition, sans jamais vous en lasser. Et il y a de la musique pour des moments très privilégiés.
HC. La pièce d’Arvo Pärt, Fur Alina, qui se retrouve dans votre film, Duet, fait partie de cette deuxième catégorie.
Quays. Nous connaissions toutes les autres œuvres de Pärt, mais nous n’avions jamais entendu cette pièce pour piano. Will Tuckett est un vrai mélomane. On peut lui lever notre chapeau…
HC. Hum… Cela pourrait durer encore pour des heures.
Quays. Êtes-vous disponible plus tard dans la journée ?
*Propos recueillis par André Habib à l’Auberge des Acacias, le 20 octobre 2001
**Propos retranscrits et traduits de l’anglais par André Habib
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