Éditorial

L’intelligence du mal

Ces pages électroniques étaient auparavant consacrées principalement au cinéma. Nous inaugurons maintenant cette section de la revue pour discuter du cinéma qui règle chaque jour le scénario, la psychologie et l’histoire individuelle et collective ; des écrans aveuglants qui cloisonnent de plus en plus la totalité de l’espace social et même personnel.

L’an 2000 est donc passé et nous sommes, spectateurs engourdis devant le perpétuel spectacle imaginé de notre fin, encore vivants (il fallait voir l’envoyé de CBC l’an passé à la couverture des célébrations du millénaire à Jérusalem ; “alors nous sommes en direct, il est passé minuit et nous sommes encore ici”). Peu importe, nous vivons tous maintenant au sein d’une grande secte, sous les auspices de nos tout puissants et charismatiques gourous : médias, information, technologie, consommation, communication et globalisation. La cure de “deprogramming“ sera ardue, comme dans tous les cas d’endoctrinement avancé où l’on rencontre une grande résistance chez le disciple à reconnaître la pathologie des comportements et des croyances. Car on peut ici entendre quelques soupirs d’indifférence, “Ah! Encore de la critique des médias et des jérémiades intellectuelles sur l’évolution inéluctable du monde”, comme si d’emblée on s’agitait à des questions éculées. C’est que l’un des problèmes auxquels on commence à faire face, qui est pourtant aussi une chose hautement souhaitable, est la prolifération du discours critique, ainsi que de la révolte concrète. Difficile de dire si c’est le fait d’une certaine parole de quelques penseurs de notre temps qui aurait fait son chemin, d’une prise de conscience naturelle ou de la prodigieuse capacité du système à produire sa propre critique, à la laisser couler dans son sang pour mieux s’en immuniser. Ce qui prolifère se prête à la gestion et entraîne dans sa généralisation le tracé des limites du discours.

Mais justement, s’il est maintenant presque un lieu commun d’admettre l’écart entre les médias et le monde qu’ils prétendent miroiter, de dénoncer les jeux du pouvoir, la logique marchande et l’abstraction dans tous les rapports, pourquoi cela se poursuit-il pratiquement sans heurts, que les transformations culturelles, économiques et politiques s’opèrent telles que guidées par un pilote automatique ? Le monde des images parle constamment de cette transformation, au-delà de sa fonction première de persuasion, d’information ou de divertissement, il émet des signes à son insu sur la société qui le produit et la façon dont “l’adhésion” s’orchestre. Comment faire l’énoncé général de ce qui est appelé à paraître dans cette section Médias et société, sinon d’ouvrir la porte aux images qui seront saisies au passage, fixées hors de leur flux à l’accélération croissante.

Il est fascinant de toujours revenir à un retrait complet de participation à ce que nous voyons, et de s’étonner, simplement que ces choses existent, en regardant la télévision, en feuilletant un journal, de se dire “pourquoi ceci est-il si enraciné, convenu, comment est-ce possible ? Pourquoi me montre-t-on ceci, pourquoi parle-t-on de cela sur ce ton ?”. Avant l’engagement, comme spectateur responsable, il faut le désengagement, le rejet de l’immanence de ce qui s’est mis en place. Il faut jouer à l’archéologue du futur qui trouve des enregistrements de télévision de l’an 2000, et essaie de comprendre cette civilisation. Peut-être trouve-t-il seulement des commerciaux, il voit des êtres humains assignés à présenter des objets comme instruments de leur bonheur, de leur liberté, ils simulent des scènes de la vie mais à la fin les inscriptions sur l’écran semblent reliées à autre chose. Ou il pourrait tomber sur un bulletin de nouvelles ; on passe d’une guerre à un sous-sol inondé, d’une course automobile à la bourse, la météo revient régulièrement, le narrateur prend un ton à la fois sérieux et amical…

Il faut simplement regarder, constater, noter, connecter, et ultimement dégager les constantes, tenter de voir comment tout répond d’une certaine logique. En fait rien n’est derrière un rideau, l’intelligence du mal est simplement d’apparaître sous tous les visages de la normalité et du bien (comme d’ailleurs dans plusieurs fables du diable venant s’emparer d’une âme), de tout récupérer, de se jouer de sa propre dénonciation, de former le consensus, donnant toujours en retour : de la liberté, du choix, de la vitesse, de l’information, de l’abondance des plaisirs et des opportunités, de la pitié pour le malheur des autres…

Le poids de la balance

On entend souvent, pour émousser la parole critique (et parfois nécessairement pessimiste), des gens qui disent que ça ne va pas si mal que ça, qui acquiescent à l’existence de bien des maux et des préjudices, mais se consolent qu’il en fut toujours ainsi, qu’il y eut de toute façon toujours des calamités à combattre. Bien sûr il y eut toujours de la violence, mais les enfants se sont-ils jamais ainsi entre-tués dans les écoles ? Il y eut toujours des guerres, mais jamais n’a-t-on pu les faire, grâce aux médias, avec l’approbation générale et sous couvert de la défense de la paix et de l’action humanitaire.

Le contrôle de l’opinion, l’infiltration de la logique économique dans toutes les sphères de la vie et des décisions politiques, l’expansion de la publicité dans tous les lieux et dans tout le champ de la perception, la dégradation du langage à la télévision et à la radio, l’instrumentalisation commerciale de la science et du corps, le désastre écologique, la montée de répression policière, etc. Ce sont des faits qui participent d’une bêtise qui grandit à vue d’œil, et qui a besoin des médias pour être gérée et soutenable au regard du plus grand nombre.

Il semble que bien des phénomènes aient tendance à être inversement proportionels. Le discours et les mécanismes de la démocratie n’auront jamais été aussi déployés, alors même qu’elle n’existe pas, mais survit dans sa permanente simulation ; le droit de voter a dû devenir le devoir de voter, on multiplie les “forums du citoyen”, mais tout est presque sans conséquences et les idées politiques qui circulent sont sans grandes différences. Le discours sur les droits de la personne s’intensifie à mesure que ceux-ci sont violés plus fréquemment et à plus grande échelle. Plus la télévision est développée technologiquement, plus elle avance et involue dans sa forme et son contenu, selon ses propres lois : exaltation du direct, augmentation de la publicité (et du contenu commandité), mutilation des programmes culturels, circularité de l’information au sein des médias détenus en monopole par de gigantesques conglomérats corporatifs. Aussi internet ne livre pas cette liberté tant chantée sans du même coup élaborer de nouveaux modes de contrôle et de sollicitation. Finalement, plus le fonctionnalisme et la logique économique des rapports se ramifient, et plus on y injecte de l’humain, du relationnel, des sourires, de la personnalisation.

Une dénigration populaire de la critique des interrelations du pouvoir et des médias est de la nommer “théorie du complot”, de la “conspiration”. Toutefois cette expression retient quelque chose de fabulatoir, et, en fait, est fausse, parce qu’il ne s’agit pas de formuler des théories, mais simplement de trouver et de rassembler l’information qui est là quelque part. Les médias jouent sur la sélection, l’emphase, le timing, il faut simplement refaire un montage plus complet et articulé de l’information. Il faut voir le journalisme en tant que fonction du monde des communications qui trahit ses fondements d’origine : le projet de produire des citoyens bien informés.

Autre adage populaire : nous sommes tous individuellement libres et responsables en face de la publicité. Voici comment on mine l’idée même qu’il pourrait s’agir au contraire d’une aliénation et d’une responsabilité collective. Ensuite on fait entrer la pub dans les écoles… Et de quelle liberté parle-t-on ici ? Celle à laquelle nous avons été conditionnés. Conditionner l’individu à consommer pour le rendre libre de consommer, le conditionner aux loisirs pour le rendre libre de travailler et de dépenser où il veut, le conditionner à choisir, à élire, à s’exprimer, pour que sa voix soit libre et sans conséquence, le conditionner à l’uniformité de la télévision pour qu’il soit libre de changer de chaîne.

En regard de la cohérence de ce monde, les médias sont peut-être tout simplement ce que la religion a pu être à d’autres époques, mais certainement ils instituent une “morale” et un système de représentation.

Peut-être d’ailleurs que dans une société où trône une morale, on peut voir et pointer du doigt son ampleur d’immoralité, non pas en regardant comment elle tendrait “intentionnellement” à ses vices, ou comment elle s’en cacherait, mais en adressant les représentations par où elle s’en donne bonne conscience.