LETTERS FROM IWO JIMA
La vive émotion suscitée par le dernier film de Clint Eastwood est au moins triple. Elle tient à ses qualités cinématographiques, à la noblesse du projet et au parcours exemplaire d’un cinéaste jadis suspecté de faire l’apologie de la violence. Qualifié de réactionnaire, voir de fasciste, il inspirait jusque vers la fin des années quatre-vingts la défiance instinctive d’une majorité de critiques. Que ce soit ce cinéaste-là, et pas un autre, qui ait ressenti l’impérieux besoin de filmer le contrechamp de la guerre et d’abolir ainsi la notion même d’ennemi, est source de méditation. Elle devrait en tout cas nous inviter à reprendre sa filmographie et à voir d’un autre œil ces quelques personnages sacrifiés qui ont émaillé sa carrière. Ceux que le cinéaste pointait grossièrement du doigt sans même leur laisser le temps d’exister (le tireur d’élite dans A Perfect World, la pimbêche raciste de White Hunter Black Heart, les commères de The Bridges of Madison County, le chef de la police dans Blood Work, la famille ingrate de Million Dollar Baby). Cette pratique du repoussoir sociologique qui consiste à figer un personnage dans ses tares et à le rendre d’emblée détestable, est communément utilisée chez certains réalisateurs soucieux de nous montrer qu’eux, en tant que citoyens, ils voient juste. Ils se jouent alors de toute considération psychologique pour asseoir leur supériorité morale. Chez Eastwood, et à la faveur de ce réexamen auquel nous engage Letters From Iwo Jima, on s’apercevra qu’il s’agissait surtout de se démarquer de leurs comportements afin de nous montrer, dans le doute que nous n’en serions pas encore convaincus, qu’il n’était pas ce que beaucoup disait. C’était sa façon à lui de (re)prendre position, de nous faire entrevoir le citoyen qu’il était. Autrement dit, une façon voyante de se défendre cinématographiquement du climat de suspicion dont il était victime. La présence de ces personnages ne minorait en rien la beauté des films, mais étonnait toujours de la part d’un cinéaste de cette stature. Dans Letters from Iwo Jima, plus rien ne vient polluer l’équilibre parfait d’une narration souverainement apaisée. Et c’est bien parce qu’elle est souverainement apaisée que cette narration nous incite déjà à parfaire l’œuvre antérieure de cette compréhension nouvelle.
De façon rétrospective, le film montre que le parti-pris temporel d’Eastwood concernant les deux versants de son diptyque était chronologiquement juste : être dans une mémoire d’après-guerre dans le cas des américains – seule capable de fabriquer le spectacle dont ils ont culturellement besoin – mais rester dans une mémoire d’avant-guerre dans le cas des soldats Japonais, puisque la logique de sacrifice dans laquelle ils sont placés les prive de la possibilité même d’un retour au pays. Initialement intitulé Red Sun, Black Sand, cet envers de la guerre a trouvé un titre dont la pudeur non seulement lui convient mieux, mais qui dit bien le glissement de point de vue opéré entre les deux films. Flags of Our Fathers était presque uniquement filmé à hauteur de drapeau : aucune image d’une vie antérieure aux combats et, de retour dans la vie civile, des soldats qui, pris dans le devoir de parader, ne quittaient jamais leurs tenues d’officier. La bataille y était filmée par bribes, le collectif primait toujours sur l’individuel et il était difficile de distinguer les hommes dans la mêlée souvent indistincte des combats. Un personnage échappait tout de même à cette logique purement militaire et nous ramenait aux fondements même de la nation : Ira Hayes (Adam Beach) que sa condition d’Indien infériorisait par rapport à ses camarades et rendait plus vulnérable encore. À l’inverse, quand un homme écrit une lettre, et quelle que soit les circonstances qui le poussent à écrire, c’est avec sa sensibilité qu’il l’écrit et non plus en sa qualité de soldat. Pour le spectateur, le principe d’identification est alors beaucoup plus fort car au cinéma, le soldat – présenté et défini comme tel – reste un personnage de fiction comme un autre. C’est tout le paradoxe, et souvent l’écueil, de ces mises en scènes dites « viscérales » qui, croyant nous faire partager le sort funeste des combattants, ne font jamais que nous en éloigner spirituellement. Or, sans la proximité de l’esprit, la guerre reste un spectacle et perd de son actualité. En Amérique, il n’y a guère que Michael Cimino à avoir réussi avec The Deer Hunter à filmer des citoyens dans la guerre et non pas simplement des soldats. Avec une approche différente, Eastwood réussit lui aussi dans Letters From Iwo Jima à filmer des hommes plutôt que des soldats. Il y parvient de deux façons. En appliquant d’abord l’une des aspirations formulées justement par Cimino dans un entretien réalisé en avril 1982 pour les Cahiers du Cinéma : « Il est très difficile de trouver un moyen pour exprimer dans un film l’aspect dominant du combat. Ce que la plupart des gens pourraient vous dire, c’est que c’est l’attente. Chaque fois qu’il y a un échange de coups de feu, elle disparaît ; c’est extrêmement rapide. Mais il y a une période d’attente affreusement longue, avant : attente d’un événement, attente de se trouver à découvert, attente d’une balle perdue. Comment montrer cette qualité de tension, comment la faire sentir aux spectateurs ? ». C’est tout l’enjeu de la première heure de Letters from Iwo Jima. Plutôt que de nous projeter dans le fracas des combats, elle s’attache à en montrer les préparatifs, à révéler la nature morbide du terrain et le pessimisme grandissant qui s’empare des soldats. La photo volontairement grise du film ne semble plus obéir à une esthétique hollywoodienne dominante (le syndrome Saving Private Ryan qui menaçait parfois Flags of Our Fathers), mais traduit au contraire physiquement la lente décomposition d’une poignée d’hommes au teint bientôt aussi caverneux que les grottes dans lesquelles ils séjournent. Ces scènes parviennent à créer une forme d’empathie d’autant plus grande qu’elle est dénuée du moindre effet de connivence ou de familiarité. Tout ce qui échappe à la culture occidentale (à commencer par cette étrange inclination au suicide) engage ici la réflexion et le respect.
Si cette façon attentive et patiente de filmer l’attente des soldats nous les rend beaucoup plus proches, le travail du cinéaste excède très largement cette seule proximité. C’est en effet par l’utilisation des flashes-back que le regard d’Eastwood trouve la distance parfaite de son sujet : ce qui l’intéresse, ce ne sont pas tant les dilemmes moraux de la guerre, le droit ou non de tuer, que cette idée que les soldats qui s’affrontent pouvaient en d’autres circonstances fraterniser. C’est cette impression permanente de méprise qui génère notre émotion beaucoup plus que la vision des hommes qui meurent au combat. Mais la vraie grandeur du film vient de ce que cette vision de la guerre perçue comme une « erreur de calendrier » (au sens où, à quelques jours près, tout le monde pouvait encore s’entendre) se construit autour de la mémoire et s’inscrit donc dans le droit fil de l’œuvre antérieure du cinéaste. Flags of our Fathers et Letters from Iwo Jima pouvant même être envisagés comme le dernier volet d’une « trilogie du deuil » entamée avec Mystic River et Million Dollar Baby. S’il fallait désigner l’endroit métaphorique d’où le cinéaste filme ses derniers films, ce pourrait être le cimetière, c’est-à-dire l’endroit où les morts continuent d’habiter les vivants. Il y filme autant l’évènement qui mène à la mort (toujours entendue comme une conséquence tragique et prématurée) que l’enracinement de son souvenir chez ceux qui lui survivent. Ce faisant, la structure en flashes-back ne relève jamais chez lui d’une commodité dramatique. Elle est, au sens strict, un point de vue exprimant l’état d’esprit pérenne d’un personnage : quand il est trop tard et qu’il en a le cœur serré. Depuis une dizaine d’années, cette mémoire a pris différents visages : mémoire d’un ancien amour (The Bridges of Madison County), mémoire d’une paternité défaillante (Absolute Power et Million Dollar Baby), mémoire d’une femme qui vous a sauvé la vie (Blood Work), mémoire d’une enfance meurtrie (Mystic River), mémoire d’une fille rêvée comme un nouvel enfant (Million Dollar Baby).
Ici, à l’instar de Flags of Our Fathers, la mémoire est triple puisqu’elle s’appuie sur trois personnages. Il y a d’abord celle du simple soldat (Saigo, le boulanger), ni lâche ni brave, hagard de ne pas savoir quoi faire du rôle qu’on lui attribue. Totalement perméable aux événements mais sans jamais être en capacité de les comprendre, sa mémoire ne peut être dès lors que purement familiale. Et quand il confiera en larmes n’avoir encore jamais vu le visage de son fils, le cinéaste nous fait alors toucher à l’impréparation tragique d’une jeune recrue totalement déboussolée. Sa passivité lui vaudra pourtant d’être sauvé. Figure même de l’innocence, dont la sensibilité a toujours à voir avec la peur contrairement à celle du Baron Nishi (Tsuyoshi Ihara), champion d’équitation réputé pour son adresse, qui relève au contraire du courage. C’est un très beau personnage dans son mélange de vie artistique ancienne, de panache (la présence de son cheval à ses côtés) et d’héroïsme latent. Il porte la mémoire sociale du film, à la fois flamboyante et généreuse (ses débuts dans le cinéma avec des acteurs américains). Il y a enfin la figure du général (Ken Watanabe) qui portera seul la mémoire politique du film. C’est ici la dimension la plus saisissante du film, tant les scènes où il se remémore le temps passé auprès des américains témoignent de l’extraordinaire maturité du projet : on l’a dit, cette idée neuve dans le cinéma de guerre que les hommes qui s’affrontent, en d’autres circonstances, pouvaient fraterniser. Il y a notamment un plan, vertigineux, vers la fin du film où il sillonne seul au volant de sa voiture une grande route américaine. La majesté du paysage, la place possible de ce militaire Japonais dans ce même paysage, autrement dit l’inscription encore sereine de son corps dans l’Amérique d’avant la guerre, et l’impression mêlée d’accueil et de solitude qui s’en dégage, expriment mieux que toute image violente cette tragique « erreur de calendrier » évoquée plus haut. C’est une force magnifique et qui va crescendo dans le cinéma d’Eastwood que parvenir ainsi à spiritualiser les lieux en y enfermant toute la mémoire des personnages (les ponts de Madison, le fleuve de Mystic River, le café des tartes aux citrons de Million Dollar Baby, etc.). Force qui se confond avec le recueillement au tout dernier plan de Letters from Iwo Jima par le calme soudain inouï de l’île en proie à la présence invisible de ses cadavres : soixante ans plus tard, la plage, la mer et cette colline où le drapeau fut posé y sont rendus à une forme de quiétude éternelle dans une lumière douce, naturelle et dédramatisée, de fin d’après-midi. Plan totalement habité, presque sacré, où repose simultanément toute l’expérience humaine et artistique d’une vie de cinéaste.