LES RUINES DU GIALLO
Entretien avec Hélène Cattet et Bruno Forzani
Stimulante découverte pour les néophytes ou aboutissement d’un cheminement unique à travers le court métrage pour les initiés, Amer de Hélène Cattet et Bruno Forzani pourrait bien être l’ultime hommage au giallo, sous-genre mort mais chéri par une génération de cinéphiles bercés par la vidéo. Les cinéastes étant de passage au Festival du nouveau cinéma de 2009, Hors champ est allé à la rencontre du couple créatif qui, avec beaucoup de nervosité, ont accepté de se prêter à un entretien, un jeu encore nouveau pour ces artistes émergents.
______________________________
Hors champ [HC] : Pouvez-vous nous dire quelques mots sur votre parcours ?
Bruno Forzani [BF] : Cela fait neuf ans que nous faisons des courts métrages ensemble. On a commencé en 2000. On a fait quatre courts-métrages autoproduits, quasiment quatre ans d’affilés, qui étaient des variations un peu expérimentales autour du giallo. On traitait des sujets personnels via les codes du giallo comme l’autodestruction, les relations de couples, etc. L’un deux s’appelait L’étrange portrait de la dame en jaune. Il était conçu comme une performance-giallo : c’était un plan-séquence d’un meurtre où on essayait d’exploiter le côté artistique et expérimental que l’on retrouve dans les séquences de meurtre des giallos et d’en faire un film en tant que tel.
Ensuite, on a voulu essayer de travailler avec un producteur et on a fait un court métrage intitulé Santos Palace qui était plus dans une veine western italien dont l’action se déroule dans un café de Bruxelles… et ça c’est pas bien passé avec le producteur ! Par contre, on s’est bien entendu avec la directrice de production, Eve Commenge, qui est devenue notre productrice. Elle a créé sa société de production pour faire Amer et on a mis trois ans et demi en tout pour faire le film. Comme on ne pouvait pas faire le film uniquement avec les financements belges, on a cherché un co-producteur français. Par le biais d’une amie, on a rencontré François Cognard qui avait créé sa société Tobina Film dont c’est aussi la première production… et le film est devenu une co-production belgo-française.
HC : Le passage du court au long est normal dans la carrière de tout cinéaste. Dans votre cas, qu’est-ce qui vous a poussé à aborder le long métrage ?
BF : Les histoires qu’on racontait dans les courts métrages ne pouvaient être racontées que dans un format court. Ce que l’on voulait aborder avec Amer était quelque chose de plus grande envergure qui prenait plus de temps et s’adaptait plus à la forme du long métrage. Puis notre dernier court-métrage nous avait écoeuré : on avait mis beaucoup beaucoup, beaucoup d’énergie et on en avait perdu beaucoup dans la « collaboration » avec le producteur… tout ça pour n’avoir quasi aucun retour. On s’était dit que l’on ne voulait plus faire de courts-métrages à ce moment-là, sauf s’ils étaient auto-produits. On ne voulait plus faire de courts métrages de manière « professionnelle », on voulait passer au long métrage parce que ça suffisait.
HC : On sent néanmoins à travers Amer une sorte de dette envers le court métrage puisque le film est une anthologie en trois segments mettant en vedette la même héroïne à divers étapes de sa vie.
BF : Pour le passage au long métrage, on ne voulait pas abandonner l’univers que l’on avait créé dans nos courts-métrages. Pour réussir à retranscrire ce que l’on avait fait en court, c’est-à-dire des films formels où il y a très peu de dialogues et où on essaie de faire passer un maximum de choses par le langage cinématographique et pas par une narration « plus classique », on s’était dit que ça pouvait marcher en format long si on découpait le film en trois segments, comme si c’était trois histoires différentes qui renouvelaient à chaque fois l’attention du spectateur. Et à l’intérieur de ces trois segments, il y a une ou deux ruptures qui donnent à chaque histoire une dynamique propre… tout est fait pour que le spectateur ne s’endorme pas et qu’on puisse garder notre univers commun qu’on a créé durant six années de courts métrages. Ce n’est pas parce que l’on passait au long métrage qu’il fallait tout d’un coup répondre à des impératifs commerciaux et du coup tout abandonner ce que l’on avait fait durant autant de temps, sinon, à quoi ça sert de faire des courts métrages ? Donc ça a été difficile de monter ce projet parce que justement c’était pas très…
Hélène Cattet [HéC] : …Commercial.
SL : Pour avoir vu tous vos courts métrages précédents, j’ai l’impression qu’Amer est un point culminant créatif, on pourrait même dire que c’est la fin de l’exploration d’un genre.
BF : En tout cas, quand on a fait le film, on n’a pas pensé en termes de carrière, on s’est dit : allez, on a l’occasion de faire ce truc-là, on va essayer de le faire au maximum comme on a toujours tout fait et que ce soit la finalité de nos neuf années de collaboration.
HéC : Mais en plus, c’est vraiment la continuité parce que l’on est toujours la même équipe. C’est toujours les mêmes personnes : le même comédien fétiche, le même chef op, les mêmes monteurs, le même monteur son. C’est l’aboutissement de notre travail tous ensemble.
HC : On parle de cumulatif, ce qui implique aborder un genre mort, celui du giallo, mort depuis longtemps, mis à part quelques exceptions. Ce que je trouve intéressant avec Amer, c’est qu’au lieu de faire un pastiche ou un film-hommage comme l’aurait fait Tarantino, vous construisez une œuvre sur les ruines du giallo en prenant les éléments marquants ou anodins pour créer une expérience audio-visuelle. Peut-être même que la familiarité avec le giallo n’est pas nécessaire pour vivre l’émotion du film. Comment se fait ce travail de repiquage et de transformation ?
HéC : Pas mal inconsciemment… Bruno, toi dis, c’est toute ton enfance, tu as été bercé au giallo dans ta région. Vas-y, dis-nous un peu…
BF : Y’a deux trucs, d’une part le fait d’avoir mangé beaucoup de giallos. C’est vraiment le genre que je préfère et qui m’a le plus marqué. C’est un genre qui réunit à la fois le cinéma d’exploitation et un cinéma plus expérimental dans les séquences psychédéliques, de meurtre ou érotiques. Tout d’un coup, c’est comme des petites séquences que tu peux mettre à part et qui peuvent entrer dans un musée à chaque fois. Il y a ce côté de mélange de deux genres de cinéma qui peut du coup toucher différents publics. Moi, je trouve ça hyper ludique et c’est ce que j’adore dans ces films-là. Après, avec le spectre de notre subjectivité, on s’est moins attardé sur l’enquête policière dans le cas d’Amer, on n’a gardé que le côté fétichiste des séquences-clés du giallo.
HéC : On a gardé tout ce qui nous parlait cinématographiquement, mais aussi le côté mise en danger, les expériences, toutes les plages de liberté qu’avaient pris les réalisateurs dans certaines séquences.
BF : Même si ce sont des films d’exploitation, il y a un esprit de liberté.
HéC : Dans certaines séquences… Wow, quelle audace !
HC : C’est ce qui est étonnant du giallo par rapport au slasher. À travers une structure définie, on sait tous que lorsqu’il y a un prêtre, c’est lui le tueur, on n’y échappera pas. Il y a parfois des moments de génie. Je pense à Lizard in a Woman’s Skin de Lucio Fulci où il y a des séquences assez ahurissantes, surtout lorsqu’elles proviennent d’un genre aussi mineur.
BF : Dans mon histoire personnelle, quand j’étais ado, je regardais des slashers américains et au bout d’un moment je trouvais ça chiant parce que l’intérêt des slashers, outre trouver l’assassin, c’est les séquences de meurtre. Au fur à mesure, ça devenait de plus en plus aseptisé, comme si tu regardais un film porno sans séquence de baise, alors que quand tu regardes un giallo, ils s’éclatent avec les séquences de meurtre. Le slasher devient un simple produit commercial, il n’y a pas ce côté italien où tout d’un coup, il y a quelque chose d’hyper exacerbé dans la violence, d’hyper érotique et moins puritain, quelque chose qui fait décoller le film.
HC : Par rapport au deuxième segment d’Amer, il est curieux que vous apportiez autant d’attention à un événement qui, dans un giallo traditionnel, serait très anodin. La tension sexuelle entre la jeune fille et le garçon aurait probablement duré quelques minutes.
BF : C’est comme si on avait une approche hyper fétichiste de ce genre-là et qu’une séquence que tu aimes bien, tu l’étires pendant dix minutes… bon j’exagère.
HéC : Parce qu’elle nous inspire.
BF : Ouais tu vois, les souvenirs qu’on a de certaines séquences de giallos, à chaque fois, on les imagine hyper longues hyper étirées dans le temps, et quand on les revoit, en fait, elles sont plus brèves. On a un plaisir en tant que spectateurs à les regarder donc, en tant que réalisateurs, on a envie de les pousser jusqu’à leur paroxysme.
HC : C’est comme ça qu’on a pris, qu’on a digéré et que l’on recrache d’une différente manière. Y’a aussi le jeu avec le point de vue… Parce que ça c’est vraiment un truc qui nous plaît dans le giallo, c’est le jeu avec le point de vue du spectateur. C’est le truc le plus ludique, avec lequel nous avons le plus joué.
HC : C’est d’ailleurs une question que je voulais vous poser. La manière que l’on a théorisé le cinéma d’horreur tourne habituellement autour du regard. Amer joue énormément justement avec le regard du spectateur et celui du personnage. Est-ce un fétiche du giallo ou plutôt une approche personnelle ?
HéC : C’est un mélange des deux. C’est un des codes du giallo qui nous a le plus touché personnellement, et qui nous a permis de traduire nos propos.
BF : Le jeu sur le point de vue donne une complexité à l’image qui peut avoir différents sens et nous, justement, ce que nous essayons de faire avec le fait d’avoir peu de dialogues, c’est que tu n’as pas de mots sur les images, tu ne donnes pas une signification précise et tu ouvres au maximum le champ de lecture de ce que tu vois. Comme dans la réalité, tu as un doute à chaque fois, tu ne sais pas comment lire une image. Ça nous a vachement marqué dans le giallo, ce côté polysémique.
HC : Vous vous adonnez à un jeu avec le spectateur en essayant de le confondre, en lui laissant la porte ouverte à plusieurs interprétations. Par le montage et l’usage du gros plan se transmet une perte de repères, parce que l’on ne peut dire qui agit et pourquoi. Quel est le pacte que vous envisagez avec le spectateur d’Amer ?
HéC : Quand on écrit, c’est de manière ludique. Comme on écrit à deux, chacun écrit sa version, la donne à l’autre qui rebondit dessus. C’est un jeu entre nous deux. L’autre est considéré comme le spectateur. Quand j’écris, Bruno va être le spectateur et je m’amuse un peu à le surprendre en trouvant les idées. J’espère que l’on retrouve cet aspect dans le film où l’on joue avec son point de vue pour s’amuser avec la perception que pourrait avoir le spectateur, mais je déteste si ça tombe dans la manipulation pour comprendre un truc en particulier parce que l’on veut rester ouvert aux interprétations.
BF : On l’emmène dans un univers loin de la réalité où tu te permets de lui offrir de nouveaux points de vue. Beaucoup de gros plans, notamment, justement pour un peu le perdre et s’amuser avec lui. En même temps, le gros plan c’est un peu le plan de l’amour. Quand tu es avec une personne que tu aimes, tu la vois en gros plan. C’est tout l’amour que tu peux avoir pour le personnage ou celui qu’il peut avoir envers quelqu’un d’autre. C’est plonger dans le désir des protagonistes. C’est un pacte ludique, sexuel…
HéC : … et amoureux.
HC : Et morbide, parce que le désir de tuer rentre là-dedans.
BF : Ça c’est Hélène ! (rires)
HC : Comment abordez-vous le récit ?
HéC : Toute la narration est conduite par une construction axée sur le ressenti. On fait avancer le récit par des micros détails qui émanent du personnage et qui sont pour nous révélateurs.
HC : L’aimez-vous, le spectateur ?
BF : On l’adore !
——
Entretien réalisé et restranscrit par Simon Laperrière durant le Festival du nouveau cinéma de Montréal en octobre 2009.