Les documentaires de Kazuo Hara
De l’implication particulière des personnages comme stimulant du réalisateur
Le cinéaste japonais Kazuo Hara commence à réaliser ses films dans les années 70 et se fait remarquer dans les festivals grâce à ses documentaires engagés, souvent très controversés. Ses trois premiers, Goodbye CP (1972), Extreme Private Eros (1974) et The Emperor’s Naked Army Marches On (1987) ont une esthétique assez différente, mais ce qui les réunit dans un même élan d’engagement social, c’est leur caractère collectif, permettant une implication confondue entre réalisateur et personnages. Kazuo Hara dit lui-même que sa première motivation pour faire un film c’est le choix du personnage. Ainsi il s’attache à ne suivre que des marginaux engagés dans leur cause, des personnages qui en imposent par leur présence et mettent en marche une collaboration très forte dans la réalisation du film, concurrençant le cinéaste. Les personnages qu’il choisit bousculent ses idées, sa façon de penser et même de filmer.
Dans ces documentaires, Kazuo Hara joue un rôle de catalyseur, de stimulant psychologique qui encourage les personnes filmées à se révéler ou à faire des choses qu’elles ne feraient pas ordinairement. Les personnages semblent pleinement conscients de cet enjeu, profitant de l’opportunité de s’exprimer à un large auditoire pour possiblement rallier les gens à leur cause. En se laissant filmer, ils ont conscience de devenir une figure publique, et vont même s’employer à modeler cette représentation d’eux-mêmes.
Ainsi l’engagement de Kazuo Hara dans son film ne s’effectue pas à travers une autorité accaparante de sa part. Ses films ne possèdent pas d’instance narrative toute puissante comme cela est fréquent dans de nombreux documentaires avec une une voix-off surplombant tout le film (excepté dans Extreme Private Eros, mais son commentaire se contente alors d’établir le contexte et d’évoquer les sentiments personnels du cinéaste) ou bien avec un réalisateur se mettant en scène dans son propre film pour guider le spectateur et le convaincre plus facilement (comme le fait Michael Moore). Au contraire, dans les documentaires de Kazuo Hara, le monopole de l’autorité est plus diffus, redistribué ou partagé avec les collaborateurs du film, c’est à dire ses personnages. D’ailleurs Hara ne se sert pas non plus d’archives ou de témoignages d’experts pour appuyer ses propos, mais se réfère uniquement au vécu, au témoignage et à l’expérience de ses personnages. Ainsi il apporte un point de vue sur l’histoire ou la société à travers le prisme d’un individu particulier. Dans ces films, les personnages non seulement collaborent au processus du film mais influencent aussi le réalisateur dans sa façon de filmer, de concevoir son film, et de se considérer lui-même. Le film est le témoin de ce processus d’influence mutuelle entre le personnage et le réalisateur.
Yokota Hiroshi, poète handicapé : héroïque face à la caméra
Avec son premier film, Goodbye CP, Kazuo Hara s’emploie à donner une nouvelle image publique de l’handicapé. Pour cela, il met en place un projet en collaboration avec les membres du Green Grasses du Maharaba Village, des jeunes gens atteints de paralysie cérébrale. Il s’intéresse particulièrement à l’un des leaders du groupe, Yokota Hiroshi, qu’il incite à sortir de son fauteuil roulant pour se déplacer comme il peut sur ses genoux et déranger l’ordre établi. En effet, dans les années 60 au Japon, le tabou de la malformation oblige encore les personnes atteintes d’un handicap à rester entre eux, dans des écoles et services spécialisés, exclus du reste de la société. Le réalisateur encourage alors ses personnages à se libérer de ce confinement arrangé par la société, de sortir dans l’espace public pour revendiquer leurs droits. En sortant ainsi dans les rues, l’idée est de faire changer la perception qu’on a de ces corps.
Ce film repose sur un antagonisme, l’opposition entre « the healthy » et « the disabled » (« The Healthy vs. The Disabled » est le titre de la troisième partie de l’ouvrage autobiographique de Kazuo Hara, Camera Obtrusa). En tant que cinéaste et opérateur, Kazuo Hara est forcément dans une position différente de celle de ses personnages, considérés comme non habilités à travailler. Selon lui, « the camera would necessarily assume a position that was hostile to them 1 . » Mais cette dichotomie va peu à peu s’effacer au cours du film, à mesure que les personnages s’impliqueront dans le tournage, n’hésitant pas à reprocher certains procédés au cinéaste. Yokota par exemple fait remarquer au cinéaste qu’il les filme debout, depuis une position supérieure, et refusera de répondre aux questions qu’il lui pose. Le personnage influence donc ici la façon de filmer du cinéaste, puisque la plupart des plans sont finalement filmés à la hauteur de ces personnes handicapés. Cela permet en plus au cinéaste de filmer la ville à partir d’une nouvelle perspective et d’essayer de comprendre comment ils perçoivent le monde. Une très belle scène nous fait ressentir le malaise que peut éprouver Yokota : le cinéaste se positionne au niveau du sol pour filmer les jambes et le pas vigoureux des passants alors qu’en arrière plan le personnage principal peine à se mouvoir sur ses genoux.
Cette influence dans la représentation est réciproque. En effet, Kazuo Hara va aussi les inciter à s’exprimer en public Il nous offre le témoignage frontal de ces personnes atteintes de paralysie cérébrale, qui s’expriment librement entre autres sur leurs expériences sexuelles. Il les filme alors longuement en gros plan, captant le moindre spasme du visage, cherchant les traces d’émotions parmi ces rictus incontrôlables et nous obligeant simplement à faire face à la différence physique, à nos propres préjugés.
La parole enregistrée, avec cette élocution laborieuse, en décalage par rapport aux visages, donne toute son importance à la singularité de ces voix. Car bien entendu les japonais, eux, voyaient le film sans sous-titres (ce qui n’est pas notre cas), et le spectateur ne pouvant pas saisir complètement le sens des paroles devait fournir une attention soutenue pour le saisir. C’est encore un moyen de confronter le spectateur à la réalité de l’handicap. Le choix de ne pas ajouter de sous-titres à l’image est bien un parti pris pour se focaliser davantage sur le corps, les actions des protagonistes, la matière de la voix et moins sur son sens.
Lors des « happening » dans la rue, le cinéaste leur donne également un microphone pour s’adresser à la foule. Yokota va d’ailleurs se faire arrêter pour avoir exécuté une performance poétique sur une place publique, que les autorités qualifient de « freak show ». Pour permettre aux personnages de se mettre à la place du réalisateur, Kazuo Hara va alors les confronter à la pratique audio-visuelle. Ainsi il leur propose un exercice qu’il a appris à l’école de photographie : prendre des photos de personnes à moins d’un mètre d’elles. Comme le réalisateur capte leurs visages, les personnages essayent à leur tour de photographier des gens mais n’obtiennent que des regards détournés. Kazuo Hara leur demande alors de s’exprimer sur cette expérience de la photographie, sur la façon dont ils ressentent cette possibilité de poser à leur tour un regard sur l’autre. Car dans la société, ils sont toujours dans la position du regardé et le film veut donc engendrer autre chose : « In our film (par l’emploi du “nous” on comprend que Hara inclut ses personnages dans la réalisation du film, comme des collaborateurs à part entière), they would return the gaze – that is, reverse it. In practice, this meant that Yokotsuka held his own camera, which constantly operated in opposition to mine 2 . » On a en effet des plans faisant face aux apprentis photographes atteints de paralysie cérébrale, le cinéaste et le personnage se captant ainsi l’un l’autre à travers un objectif, comme un défi entre le filmant et le filmé. Cela permet un renversement du regard, et donne la sensation à la personne handicapé de pouvoir donner son point de vue sur le monde, d’y laisser sa marque, d’y avoir une prise.
A la fin du film, Hara réalise un portrait de Yokota à genoux dans la rue, complètement nu. Le protagoniste va ici jusqu’au bout de son rôle (après avoir renoncé plusieurs fois au film à cause de la réticence de sa femme), assumant enfin entièrement son corps, s’affirmant humain comme les autres en cachant son sexe, signe de pudeur commun à tout individu. Il fixe des yeux rarement aussi directement la caméra, se tenant dignement. Il acquière ici pleinement sa place dans le film, comme personnage et comme héros d’une lutte contre l’exclusion de la société.
Mais le dernier plan nous montre le personnage peinant à se mouvoir sur ses genoux, cherchant désespérément à se relever. En effet, Hara a conscience de la limite de ses films – « We’re only making these tiny little waves. That’s all we can do. » (2009, p.10) – il nous rappelle lui-même en voix-off que le film ne changera rien à sa condition et qu’il ne pourra jamais vraiment s’émanciper car il aura toujours physiquement besoin d’aide. Malgré tout, durant la demi-année qu’a duré la réalisation de ce film, on peut dire que le personnage du documentaire a véritablement permis l’émancipation psychologique de la personne de Yokota Hiroshi et son évolution sociale.
Takeda Miyuki, la féministe radicale : un renversement d’autorité
Extreme Private Eros s’ouvre sur des photos de la protagoniste, accompagnées d’un commentaire en voix-off du réalisateur qui explique les motivations du film. En suivant son ex-femme à Okinawa pour la filmer, Kazuo Hara cherche à démêler les sentiments qu’il éprouve encore pour elle. Cet enchaînement de photographies semble nous montrer qu’il souhaite faire le portrait de cette femme à la fois extravertie et insaisissable (comme le prouve l’insistance sur une photographie floue de la femme, par un zoom dans l’image). Après cette introduction, nous sommes soudainement immergés dans une situation de conflit entre Takeda et son amie. La caméra réceptionne alors le côté statique de la conversation (son amie reste immobile et muette face à la colère et l’incompréhension de Takeda) mais aussi tous les mouvements brusques de la protagoniste. Avec le réalisateur et les personnages, nous sommes au cœur du conflit. En caméra portée, Hara n’hésite pas à s’approcher très près des visages, ce qui ne semble pas perturber Takeda Miyuki qui paraît très à l’aise et naturelle face la caméra. On saisit alors tout de suite le fort caractère du personnage et sa volonté bien précise de ce qu’elle souhaite montrer d’elle-même. Ainsi, quand Hara s’approche d’elle pour la filmer en train de se brosser les dents, Takeda s’énerve devant cet intérêt futile et lui demande de partir. La protagoniste ne dissimule jamais ses sentiments, elle se laisse filmer en train de pleurer, exprime ses regrets et ses désirs sans détours, s’interroge sur sa sexualité de façon très franche, n’hésitant même pas à lancer à Hara qu’ils pourraient se réconcilier en faisant l’amour. Dans ce film, elle se met complètement à nue, au sens propre comme au figuré. D’ailleurs une des scènes qui a dû beaucoup choquer à l’époque pour son érotisme c’est quand Hara filme l’exaltation du visage de Takeda alors qu’ils ont un rapport sexuel (le réalisateur a tout de même la pudeur de présenter cette scène dans le silence).
On se rend en fait rapidement compte que Takeda joue avec les nerfs du réalisateur. Notamment lors de la conversation entre elle et Paul, son amant, avec lequel elle parle en anglais, ce qui laisse Hara dans l’incompréhension puisqu’il ne comprend pas cette langue. Il est alors obligé de lui demander de lui expliquer. Takeda s’exécute mais ce qu’elle traduit ne semble pas du tout correspondre à ce que le couple se disait dans la conversation précédemment filmée. Elle lui explique notamment que Paul a couché avec beaucoup de filles. Tenterait-elle de mettre mal à l’aise le réalisateur ? Ici c’est bien le personnage qui a le contrôle de la situation et non pas le réalisateur. Hara conserve la scène au montage, assumant parfaitement l’emprise de son ex-femme sur son comportement. D’ailleurs, la scène suivante est révélatrice de la vulnérabilité du cinéaste : ne comprenant pas sa relation avec Paul, submergé par la jalousie, sa voix commence à hausser le ton et la caméra à trembler, restituant l’humeur du cinéaste. Trop ému, il coupe la caméra et la donne à un ami qui l’accompagnait pour qu’il continue à filmer à sa place. Hara prend alors le rôle du preneur de son et apparaît dans le cadre en tenant le micro d’une main et en dissimulant son visage en pleurs de l’autre. Takeda est bien la figure forte du film, entraînant le réalisateur lui-même à exprimer ses émotions et sentiments. Elle a parfaitement conscience de jouer son propre rôle devant une caméra et sa performance usurpe littéralement l’autorité qu’on attend normalement du réalisateur. Louise Spence résume parfaitement cela dans son ouvrage Crafting Truth : « Present in virtually every scene, Takeda is the main subject in his autobiographical film. She is also a sort of ‘‘collaborator’‘ in the documentary, deciding – through her speeches as well as her actions – what we should know about her and how we should know it. Takeda’s response to the presence of the camera is a lot more explicit than in many such observational films 3 . »
Cette autorité du personnage est particulièrement forte dans la scène de l’accouchement et illustre parfaitement son emprise sur le cinéaste et le film. Cette scène peut-être considérée comme l’apogée de la performance du personnage. Accouchant seule, sans aucune assistance, Takeda expose cet exploit avec fierté, s’affirmant à la fois femme et sujet documentaire impressionnant et inhabituel. Le cinéaste, à côté, fait pâle figure : « I was so nervous. I was sweating so much, and I didn’t know the picture was out of focus ». En effet, Hara filme la scène en continue, en un plan frontal et statique qui dure une dizaine de minutes, mais qui reste flou de bout en bout. Le cinéaste est tellement ému et effrayé qu’il en oublie de faire la mise au point. La première parole qu’on entend alors de sa part c’est « What now ? », et la réponse de Takeda « The placenta ». Ici le cinéaste n’hésite pas à se montrer incompétent. Avec cette scène, Hara et Takeda ne respectent ni les conventions du documentaire traditionnel ni les codes de la société japonaise patriarcale puisque l’homme occupe ici une place inférieur à la femme, se montrant faible et sensible face à une femme forte et déterminée.
Takeda Miyuki parvient à utiliser le documentaire pour raconter son histoire personnelle et mettre en avant les questions de la place de la femme dans la société. On peut considérer que ce film s’inscrit dans la vague féministe des années 70, puisque le point de vue qui ressort du film est fortement celui de la femme, le film devenant le porte-parole de sa conscience et l’affirmation d’un corps féminin libre. « At the time, many feminists were working toward getting more jobs for women in filmmaking and television, hoping that putting them in positions of power or creativity would affect the (mis)representation of women. 4 » Bien que Takeda ne soit pas la réalisatrice du film, elle acquiert ici un rôle très important dans sa création ; et si les films féministes ont tendance à contrer d’emblée les stéréotypes féminins, Takeda va elle aussi imposer petit à petit sa vision des choses au réalisateur. Le personnage affirme et construit progressivement son identité au cours du film, comme le documentaire se construit lui-même en même temps que son personnage et grâce à lui. Le dernier plan du film nous montre une jeune femme dansant seins nus sur une scène de boite de nuit, qui correspond peut-être à Takeda. Hara ne le précise pas et il est difficile de la reconnaître, mais cette image d’une femme dévergondée, aux mouvements amples, semble s’opposer aux photographies du début du film qui montraient les images d’une femme sage, encore sous l’emprise de son mari. Ainsi le film peut être vu comme l’émancipation progressive d’une femme ; le réalisateur lui-même ne pouvant plus la saisir. Du noir et blanc clair des images fixes et parfaites de son visage on finit sur une image en mouvement dans l’obscurité mais qui fait d’autant plus ressortir les contrastes et les formes du corps, exaltées.
Okuzaki Kenzo, activiste politique : double imposant du réalisateur
Dans son troisième film, The Emperor’s Naked Army Marches On, Kazuo Hara se confronte à un nouveau tabou de la société japonaise : les crimes de guerre commis durant la Guerre du Pacifique en Nouvelle-Guinée. Pour cela, le film suit les démarches d’un certain Okuzaki Kenzõ, vétéran du 36ème régiment, connu pour avoir attaqué l’Empereur Hirohito à coup de lance-pierres en 1969, pour rappeler à tous la responsabilité du chef d’Etat dans ces crimes, allant du meurtre au cannibalisme. Sortant justement de prison pour cette action, Okuzaki ne recule devant rien et profite du film pour aller à la rencontre d’autres vétérans, victimes ou bourreaux, cherchant à établir l’inventaire de ces crimes de guerre.
Parmi les différents personnages des documentaires de Kazuo Hara, c’est surement Okuzaki Kenzo qui tente le plus de s’imiscer dans la réalisation du film. Il n’aura de cesse durant le tournage de vouloir donner des indications au réalisateur pour que le film mette le plus possible ses actions en valeur. Encore une fois, on a là un personnage qui a pleinement conscience de l’image qu’il souhaite donner au public. Okuzaki se considère comme le héros du film et lorsque Hara le filme en train de se battre au sol avec un vétéran, il exprime son mécontentement, lui avançant l’idée que le public n’apprécierait pas de voir le protagoniste du film dans un tel état. Okuzaki s’exprime là-dessus dans les notes de production du réalisateur : « I wanted you to stop. In the first place, I am the star of this film. I am the main character. It is unattractive when the main character is being beaten and the audience for the film will not be pleased. » Okuzaki se permet donc de dire au réalisateur ce qui se fait ou non au cinéma !
− De la même façon, c’est Okuzaki qui dirige les entretiens avec les différents témoins, de façon assez véhémente. Il n’hésite alors pas à diriger des amis en les faisant passer pour la famille des victimes, et mettant donc en scène son intervention auprès des vétérans, prêt à tout pour atteindre son but, comme un double du réalisateur. Si Kazuo Hara a l’habitude d’encourager ses personnages à se mettre en scène devant la caméra, ici il n’eut pas vraiment besoin de le faire car le personnage est déjà naturellement un grand provocateur, qui a vu dans ce dispositif cinématographique une nouvelle possibilité de coup d’éclat. « Okuzaki was quite aware of the camera’s effect. (…) he used it to his own advantage. As a result, I didn’t have to tell him how to act, he acted within the framework of the film. 5 » Si c’est bien Hara qui met en place les situations (il rend d’abord visite seul aux vétérans pour obtenir des informations sur les crimes, puis laisse Okuzaki tenter de les convaincre à son tour pour obtenir ces mêmes informations et filmer ses réactions à chaud), le déroulement du film donne l’impression que c’est Okuzaki qui mène toute l’investigation, le personnage s’octroyant une place de meneur, presque similaire à celle du réalisateur. Le cinéaste lui-même affirme que son personnage emploie la même technique que lui dans la façon dont il est à l’initiative des situations : « Okuzaki’s method of creating action, his mode of acting, actually ressembles our style of shooting a film. No it doesn’t resemble it, the two are exactly the same. 6 . »
Mais qui tire le plus profit de ce film, Hara ou Okuzaki ? Jusqu’à quel point Okuzaki a pu influencer le déroulement du film et imposer son image ? En 1987, Okuzaki publie un ouvrage The Philosophy of God Army grâce auquel on peut comprendre qu’il a utilisé le film pour faire passer sa philosophie, pour en faire la promotion. Or Hara ne cherche pas à aller contre le désir de son personnage. Pour Okuzaki, faire partie des rescapés de ce « complot » induit qu’il accomplisse le « travail de Dieu » dans la prévention des guerres futures. Il veut faire admettre au public ces atrocités subies par ceux qui ont vécus la guerre, et leur faire renoncer à l’utilisation de la force pour toujours. Mais pour promouvoir ses idées et arriver à ses fins, Okuzaki n’hésite pas à recourir lui-même à la violence. Le caractère outrancier de ce personnage nous encourage donc à penser qu’il est fou, et en laissant ce personnage prendre possession du film, aller jusqu’au bout de ses actions (ou presque : Hara ne le suit quand même pas quand il veut commettre un meurtre) et s’exprimer sans chaînes, Hara cherche à travers ce personnage à nous montrer les répercussions dramatiques de la guerre sur les hommes. Okuzaki est fou mais peut-on lui en vouloir ? C’est peut-être aussi pour cela qu’il n’intervient pas au moment des disputes, il laisse les choses se produire pour marquer l’esprit du public, se moquant de ce qui est éthiquement acceptable en documentaire. Il repousse les limites de cette pratique en jouant sur une alternance entre intervention et non intervention, nous confirmant que malgré tout c’est bien lui le réalisateur du film et non Okuzaki.
h3. Le film comme exutoire : vie privée pour œuvre publique
Cet entraînement mutuel vers la réalisation de ces films fonctionne enfin grâce à une implication tout aussi grande du cinéaste. La façon dont Kazuo Hara implique sa propre personne dans ses films lui permet en effet de mieux sensibiliser et bousculer le spectateur. Le cinéaste outrepasse en fait un nouveau tabou japonais, l’intimité, en révélant à la fois la vie privée de ses personnages mais aussi la sienne. Il explique lui-même : « although I use my camera to shoot my subjects, I’m also carrying the camera toward the inside of myself, and going further and deeper within. 7 » En effet, en se confrontant à l’autre (puisqu’il choisit toujours comme protagoniste un marginal et même parfois un antagoniste : un handicapé, une femme et un militant fou), il cherche à se faire bousculer dans ses valeurs, ses émotions, ses actions. Il se découvre à travers l’autre, et ainsi se dévoile au spectateur en montrant ses réactions à vif lors du tournage.
« One interesting manifestation of authorial expression in documentary is the presence of the film or video maker on the screen, acting as participant, performer, or provocateur. » (Louise Spence, Crafting Truth, op. cit., p.71). Contrairement à la plupart des documentaires réflexifs qui correspondent à cette citation, Kazuo Hara apparaît moins comme figure d’auteur qu’en tant que sa propre personne, sensible, vulnérable, influençable, notamment dans Extreme Private Eros. En effet, il ne se met pas en scène, ne crée pas un personnage comme le feront ensuite certains cinéastes (comme Michael Moore et Avi Mograbi) mais implique réellement sa vie privée et ne semble pas tout à fait contrôler son image. Car c’est justement cet imprévu face à ce qu’il peut ressentir dans telle ou telle situation qui l’intéresse. Il ne cherche pas à se créer une image publique, mais apprend à se connaître à travers la réalisation de ses films, ce qui nous place au plus près de l’intimité du cinéaste, car implicitement impliqués au cœur de son évolution créative et psychologique. Filmer lui permet de se mettre dans des situations plus ou moins extrêmes qui l’aident à comprendre sa façon de réagir.
C’est dans Extreme Private Eros que cette dimension transparaît le plus. En filmant son ex-femme, il savait qu’il serait confronté à ses propres convictions et conditions de vie. Bien que le fond sociologique et politique ne soit pas absent, Hara préfère explorer sa relation avec cette femme. Ainsi, tout en suivant l’évolution du personnage de Takeda, on perçoit aussi la progression du cinéaste. L’évolution de sa vie privée d’abord, notamment dans la scène très explicite au bord de mer où il laisse les deux femmes discuter entre elles, prenant soudainement du recule face aux personnages (alors que la plupart des autres plans sont très rapprochés). Ici c’est comme s’il voulait littéralement prendre de la distance pour observer et réfléchir sur ces deux femmes qu’il aime.
A la fin de la scène, Takeda s’en va, énervée, et la caméra hésite entre suivre la protagoniste ou rester auprès de Kobayashi. Les deux femmes lui tournant le dos, c’est à Hara seul de choisir. Il se décide finalement à attendre sa compagne et la scène se termine sur celle-ci s’avançant lentement vers lui. Le réalisateur semble donc ici se servir du médium cinématographique pour exprimer un choix personnel : il décide de rester avec sa nouvelle compagne.
Le film exprime aussi l’évolution technique ou artistique du réalisateur. Ceci nous le constatons devant l’amélioration très claire de sa manière de filmer un accouchement. Après avoir filmé celui de Takeda, Hara filme en effet celui de sa femme, Kobayashi, qui accouche dans un centre communautaire avec l’assistance de plusieurs femmes, dont Takeda elle-même. On remarque que le réalisateur a pris beaucoup d’assurance : au lieu du seul plan large frontal et flou sur Takeda qui retranscrivait l’état de choc de l’homme derrière la caméra plutôt que l’effort de la femme, on a cette fois une image nette et composée. Hara varie le cadre et la valeur de ses plans, filme les femmes au travail, fait des gros plans sur le visage de sa compagne, mais aussi sur le bébé qui sort.
L’esthétique très distincte de ces deux scènes semble nous montrer que le réalisateur apprivoise de mieux en mieux ses émotions et son appareillage cinématographique (c’est aussi le contexte qui a changé, puis c’est aussi une appréciation subjective), ce qui lui permet d’obtenir une très belle scène pour la naissance de sa propre fille, dont il est cette fois le seul auteur.
Vers un cinéma thérapeutique ?
Kazuo Hara fait partie de ces cinéastes qui ouvrent la voie aux documentaires de type réflexif et performatif avec l’exemple d’une co-implication très personnelle du réalisateur et de ses sujets, ce qui accentue la dimension subjective et affective du film. En 1992, le cinéaste évoque lors d’un entretien, un projet de film qu’il lui importait de réaliser, qui aurait comme sujet le suicide de son fils de 13ans. Depuis, l’idée semble avoir été mise de côté puisque son film suivant sorti en 1994, Dedicated Life, est consacré au romancier avant-gardiste Mitsuharu Inoue, atteint d’un cancer. Ayant abandonné ou non ce projet de film extrêmement personnel, on ne peut s’empêcher de se demander si pour Kazuo Hara la réalisation cinématographique ne s’approcherait pas d’une méthode thérapeutique.
Voir aussi :
− Macdonald, Scott, « Hara Kozuo », dans A Critical Cinema 3 : Interviews with Independant Filmmakers, Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 1998, p. 125-147.
− Nichols, Bill, Introduction to Documentary, Bloomington, Indiana University Press, 2001.
− Nornes, Abé Mark, Japanese documentary film : the Meiji era through Hiroshima, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2003.
− Li-Goyette, Mathieu, « Entrevue avec Kazuo Hara », Panorama-cinema, [url=http://www.panorama-cinema.com/V2/article.php?categorie=1&id=375]http://www.panorama-cinema.com/V2/article.php?categorie=1&id=375[/url], 2014.
− Ruoff, Jeffrey, « Un réalisateur en marge : Kazuo Hara et ses ‘documentaires d’action’ ». [url=https://www.dartmouth.edu/~jruoff/Articles/FrenchHaraKazuo.HTM]https://www.dartmouth.edu/~jruoff/Articles/FrenchHaraKazuo.HTM[/url], 2000.
Notes
- Hara Kazuo, Camera obtrusa : the action documentaries of Hara Kazuo, New York, Kaya Press, 2009, p. 75. ↩
- Ibid., p. 76. ↩
- Louise Spence, Vinicius Navarro, Crafting Truth. Documentary form and meaning, New Brunswick, Rutgers University Press, 2011, p. 75. ↩
- Ibid., p. 93. Spence prend notamment l’exemple du film américain Joyce at 34, réalisé en 1972 par deux femmes, Joyce Chopra et Claudia Weill, et dont le sujet est très proche d’Extreme Private Eros puisqu’il fait le portrait intime d’une des réalisatrices qui confesse ses sentiments à la caméra et parle notamment de sa première grossesse. ↩
- Isolde Standish, Politics, Porn and Protest : Japanese avant-garde cinema in the 1960s ans 1970s, New York, Continuum International Publishing Group, 2011, p. 130. ↩
- Ibid., p. 136. ↩
- Kazuo Hara, Camera obtrusa, op. cit., p. XIV. ↩