Le temps que prennent les choses : The Works and Days (of Tayoko Shiojiri in the Shiotani Basin)
Sorti en 2020, The Works and Days (of Tayoko Shiojiri in the Shiotani Basin) marque le parachèvement d’une vingtaine d’années de collaboration entre le photographe suédois Anders Edström et le cinéaste états-unien C. W. Winter. Incidemment, cette durée correspond aussi à la période de gestation de ce projet monumental et hors norme : pas moins de huit heures sont consacrées au quotidien de sa protagoniste (Tayoko Shiojiri, belle-mère d’Anders Edström) dans un village japonais reculé ; nichée dans le bassin de Shiotani, dans les montagnes au nord de Kyoto, la localité compte moins d’une cinquantaine d’habitants. À partir de ce programme modeste (et limpide), le film déroule sur cinq saisons le portrait conjoint d’une communauté et de son environnement. Tout est déjà dit, en somme, dans ce titre d’une remarquable honnêteté 1 : on gagnerait peut-être d’ailleurs à en savoir le moins possible avant de s’aventurer dans cette œuvre qui nous demandera d’investir l’équivalent d’une journée de travail (C. W. Winter ayant choisi sciemment une telle durée). Soyons donc prévenus, avant de continuer.
Si elle n’est pas moins laconique, la description officielle du film révèle déjà qu’il ne s’agit pas d’un documentaire traditionnel :
The first rule in farming is that you are never to hope for an easy way. The land demands your effort ». The Works and Days (of Tayoko Shiojiri in the Shiotani Basin), the second dramatic feature from directors C.W. Winter & Anders Edström, is an eight-hour fiction shot for a total of twenty-seven weeks, over a period of fourteen months, in a village population forty-seven in the mountains of Kyoto Prefecture, Japan. It is a geographic look at the work and non-work of a farmer. A description, over five seasons, of a family, of a terrain, of a sound space, and of a passage of time. A georgic in five books 2 .
En dépit de cette insistance sur sa qualité fictionnelle et dramatique, l’œuvre élude aussi en partie cette catégorisation. Tayoko, ses voisins et sa famille étendue n’y interprètent en fait rien de moins que leur propre rôle. Fort de ses attaches familiales, Anders Edström a photographié cette communauté depuis 1993 3 .
Partagée avec le lieu et ses habitants, cette intimité confère aux images de The Works and Days une aura et une justesse sans égales. Elle a aussi certainement contribué à une atmosphère de confiance, nécessaire à l’exercice de « docufiction » qui a suivi. Le projet d’un film n’est toutefois né qu’avec la collaboration artistique de C. W. Winter, avant de se concrétiser par l’entremise de Tayoko. Le cinéaste raconte en effet comment, lors d’une soirée conviviale arrosée de saké, la fermière et cultivatrice de daïkon (ou radis blanc) a fini par révéler les frustrations d’une vie privée de carrière et d’éducation — privations imposées par sa condition de femme dans ce Japon rural. Touché par ce récit, le duo y a aussi décelé le signe d’une histoire qui pouvait (et voulait) se raconter 4
Rythmé par le travail de sa protagoniste, The Works and Days gravite aussi autour d’un drame familial (dont on ne dira rien de plus). Approché avec une pudeur exemplaire, cet élément s’immisce progressivement dans le cours du film et en constitue la seule trame narrative distincte. Le détour par la fiction présente ici des vertus cathartiques, permettant à Tayoko de se réconcilier avec ses regrets. Tout du long, le film distille aussi les indices de ses artifices. Le plus flagrant d’entre eux pourrait être l’inclusion de deux acteurs professionnels aux côtés des habitants de Shiotani : Ryo Kase (vu chez Kiarostami et quantité d’autres) et Masahiro Motoki. Plus subtilement peut-être, le montage trahit parfois les marques d’une certaine mise en scène — toujours respectueuse, et plus ou moins distanciée (les cinéastes eux-mêmes s’immisçant parfois dans l’image). Mais ces indices ne fonctionnent jamais sur le mode du clin d’œil ou de la connivence : on y reconnaîtrait plutôt les marques d’une certaine sincérité. Loin de l’idéal de la caméra transparente, le processus créatif ne se cache pas, mais s’assume et se révèle tel qu’il est. La communauté dont il est fait le portrait y participe, elle aussi. L’un de ses membres joue par exemple le rôle d’une personne disparue ; un autre raconte inlassablement des histoires de vie, derrière lesquelles on devine parfois la plume de C. W. Winter. Le spectateur en vient à guetter avec un certain plaisir les signes du « vrai » et du « faux » pendant les huit heures du film. Mais cet exercice étant lui aussi mis à l’épreuve de cette durée hors-norme, la distinction même entre ces deux pôles finit par s’estomper. La vision des cinéastes semble plutôt être fidèle à un autre niveau de réalité : celui d’un espace physique, habité par des gestes et des figures, non moins que par des voix, et rythmé par le bagage sensoriel des saisons.
Le cœur du film semble résider à première vue dans des évènements du quotidien : les activités (souvent solitaires) de Tayoko alternant avec des interactions (toujours bienveillantes) de voisinage, en passant par des réunions sociales animées (riches en anecdotes). Cette simplicité et cette modestie du contenu contrastent a priori avec la durée exceptionnelle de The Works and Days. Celle-ci est pourtant nécessaire à une expérience filmique particulière. Confronté à cette longueur inhabituelle, le spectateur ne peut en effet qu’adopter une posture de disponibilité. La précision sereine des compositions d’Edström n’y est pas non plus étrangère — pas moins que la richesse des ambiances sonores ciselées par C. W. Winter (le duo se partageant pour l’essentiel ainsi les tâches, celles du scénario et du montage revenant aussi en grande partie à Winter). Le temps nous est donné d’apprécier au gré des saisons les variations d’un même décor, de partager et de retrouver la compagnie d’une même galerie de « personnages », riche en seconds rôles attachants. S’imprégnant des atmosphères de Shiotani et de la nature environnante, notre attention dérive, elle abandonne la prérogative d’un fil narratif distinct au profit du seul manifeste d’un état d’existence.
Patiemment cultivé pendant les huit heures du film, ce sentiment s’appuie aussi sur de nombreuses scènes de convivialité, qui le parsèment comme un leitmotiv. L’ensemble du village mais aussi la famille étendue de la protagoniste (et donc d’Anders Edström) s’est visiblement prêté au « jeu ». L’une de ces scènes fournit d’ailleurs l’occasion d’un des plus beaux moments du film, dans sa première partie hivernale. On y partage d’abord, dans la maison de Tayoko, l’intimité des convives, devinant leurs conversations plus ou moins spontanées, plus ou moins prévues. Mais, bientôt, la caméra quitte la scène — comme par elle-même — pour s’aventurer à l’extérieur. On découvre alors avec elle, dans la nuit, une nature silencieuse et tapissée de neige. Une série de vues décline les humeurs de la forêt endormie ; en même temps, on devine que la soirée continue de s’animer sans nous. Il résulte de ce simple montage alterné (une construction et un « artifice » sans doute — les deux séries d’images ayant certainement été filmées séparément) une émouvante impression de continuité entre le dedans et le dehors. Le monde existe, et continue d’exister en tout temps ; on peut aussi le surprendre dans cet état — le prendre sur le fait — comme l’aura fait ici la caméra à la faveur de son échappée.
Fort d’une belle gratuité (on en vient à accepter finalement tout ce qui pourra se passer — y compris qu’il ne se passe rien), le film repose aussi sur une série de principes structurants, et regorge d’esprit d’invention. Chacune de ses cinq sections (pour autant de saisons) est introduite par un haïku, évoquant de manière plus ou moins distante l’idée de mortalité. The Works and Days est aussi ponctué à intervalles réguliers de longues séquences d’écran noir. Contre ce fond d’obscurité, émergent des compositions sonores complexes, collages et soundscapes constitués autant de field recording que de bribes de musique empruntées à certaines des principales sources d’inspiration de C. W. Winter 5 . Souvent fantomatiques, à la frontière de l’audible, le film tout entier est clairsemé de ces références allant de Tony Conrad à Éliane Radigue, en passant par Keiji Haino.
De fait, la piste sonore fonctionne parfois en parallèle des images, de manière asynchrone. Une longue séquence crépusculaire, captée depuis la banquette arrière d’une voiture, incarne cette dynamique d’une manière brillante et inattendue. À l’avant, le passager (une figure récurrente du film) raconte une précieuse anecdote familiale. L’histoire, ayant pour personnages son père et son grand- père, et prenant pour contexte la Seconde Guerre mondiale, vire bientôt vers le domaine du quasi fantastique. Happé par ce récit (qui passe aussi par une fleur d’aubergine ésotérique, et par la visite troublante d’un cimetière), on oublierait presque qu’aucun son ne provient de la voiture. Le discours et la gestuelle du personnage restent en effet muets — tout nous étant raconté à travers le seul usage des sous-titres. La piste sonore continue quant à elle de nous faire entendre le plan précédent, qui captait au sein de la maison de Tayoko un couple d’oiseaux piaillant dans son nid. Leur chant est bientôt accompagné de celui des cigales, puis par d’autres atmosphères de l’habitat. Alors que cette séquence continue d’être déroulée par sa piste sonore, l’image qu’on a sous les yeux reste donc muette. Cette douce collision de l’image et du son ajoute à la qualité hypnotique de la virée nocturne ; en même temps, les sous-titres nous captivent comme un récit raconté au coin du feu.
D’une durée de presque dix minutes, il s’agirait aussi du plus long plan de The Works and Days. Il ne se présente pas pour autant comme un acte de bravoure — pas plus que les autres trouvailles qui parsèment le film. La forme et la structure de l’œuvre évitent aussi tout dogmatisme. Ponctuant ses différentes sections, les haïkus et passages d’écran noir, ainsi que les journaux intimes de Tayoko (dont elle lit des passages en voix off) interviennent à des moments variés plutôt que systématiques. Et si la grande majorité des plans sont fixes, les cinéastes ne s’interdisent pas pour autant des mouvements de caméra à certains moments clefs. (Bien sûr, la fixité de l’image évoque aussi la pratique originelle d’Anders Edström — à l’instar du ratio 3:2, commun en photographie, mais des plus rares au cinéma). Pour toute sa précision et sa maîtrise formelle, The Works and Days évite donc d’être trop rigide et « structurel ». Selon C. W. Winter, le film s’inscrit aussi à contre-courant du slow cinema et de ses exploits : il insiste sur le fait que la durée moyenne de chaque plan n’est « que » de 18 secondes. Un rapide calcul nous suggère alors qu’ils ne seraient pas moins de 1600 à en composer l’ensemble — un signe de la richesse, de la générosité des atmosphères qui nous sont données de Shiotani (tout autant que d’un travail de montage monumental, effectué à partir de plusieurs centaines d’heures d’images). Tout ça n’est pas bien sûr qu’une affaire de chiffres. Mais cette abondance découle aussi sur un rare sentiment de proximité, tant avec Tayoko et sa communauté qu’avec leur environnement.
Cette approche partiellement scénarisée d’un quotidien avait déjà été esquissée par les cinéastes dans un premier coup d’essai. The Anchorage (2009) gravitait lui aussi autour d’une figure familiale, jouant (et ne jouant pas) son propre rôle. À la fois protagoniste de fiction, et sujet d’une approche pseudo-documentaire, Ulla Edström (mère du même cinéaste) y incarnait également le portrait d’une belle solitude, prenant pour décor un archipel densément boisé, au large de Stockholm. Une scène remarquable de The Works and Days évoque le souvenir de son aîné filmique : captée simultanément par les deux cinéastes dans chacune des localités, une simple conversation téléphonique devient l’occasion d’un champ contrechamp vertigineux entre le Japon et la Suède (Anders Edström y répétant d’ailleurs à l’identique un plan du film précédent — du décor aux personnages, en passant par le mouvement panoramique de la caméra).
The Anchorage fut donc la première itération d’une forme arrivée à maturité avec The Works and Days (ce dernier préférant aussi à une pellicule Super 8 des plus granuleuses, une image numérique immaculée). Mais, au-delà de ce seul premier exemple, le film n’est pas non plus sans équivalent. Quelque part entre Shinsuke Ogawa (A Japanese Village, 1984) et le cinéma des Straub, son héritage serait aussi à trouver dans une certaine école du cinéma portugais. Des films de Margarida Cordeiro et António Reis (Trás-os-Montes, 1976 et Ana, 1982) à l’unique réalisation de Manuela Serra — Le mouvement des choses (O movimento das coisas, 1985) — « l’école de Reis » ignorait en effet la distinction classique entre documentaire et fiction au profit d’une collaboration créative avec les communautés reculées dont elle faisait le portrait. Il s’agissait, selon la formule de Christophe Postic et Inês Sapeta Dias, d’un « cinéma précisément porté par une grande attention aux choses, un cinéma des petites choses pourrait-on dire, fait d’intimité et de rencontres, de perceptions et de sensations, plus attentif aux visages qu’aux catégories, aux maisons qu’aux institutions 6 ». Fort d’un regard attentif et bienveillant, ces œuvres pouvaient aussi se détourner d’un strict réalisme pour révéler la part de magie dans la banalité du quotidien ; un écart que The Works and Days répète à sa manière, en invoquant à plusieurs reprises des silhouettes du passé (ou en faisant disparaître sans plus d’explication la figure d’un travailleur au bord de la route) 7 .
The Works and Days se distingue par une temporalité à la fois monumentale et intime, à l’échelle des (petites) choses et du temps qu’elles prennent. Inclassable à certains égards, il réinvente aussi une certaine tradition filmique, discrète, mais prégnante au moins depuis Nanook of the North (Robert J. Flaherty, 1922). Celle-ci nous suggère que le cinéma aurait été inventé autant pour « capter le réel » que pour « raconter des histoires » — et ces deux projets n’étant peut-être pas si distincts, pourquoi pas les deux à la fois ? Un siècle plus tard, la découverte de cette œuvre essentielle a été tristement retardée par le contexte de la pandémie et de la fermeture des salles, suivant immédiatement sa première à la Berlinale fin février 2020 (timing ô combien malheureux, au regard de sa longue période de gestation). Il est donc encore temps de la voir (et de la revoir) 8 .
Notes
- Il emprunte aussi au titre du poème géorgique d’Hésiode, Les travaux et les jours. ↩
- https://www.theworksanddaysfilm.com/ (consulté le 19 mai 2022). ↩
- Ce travail a été compilé dans l’ouvrage Shiotani, publié après la sortie du film. https://www.shashasha.co/en/book/shiotani (consultation le 22 septembre 2022). ↩
- Cette genèse du projet a été racontée dans plusieurs entretiens, notamment avec Mark Peranson, « The Land Demands Your Effort: C.W. Winter (and Anders Edström) on The Works and Days (of Tayoko Shiojiri in the Shiotani Basin) », Cinema Scope, juin 2020, https://cinema-scope.com/cinema-scope-magazine/the-land-demands-your-effort-c-w-winter-and-anders-edstrom-on-the-works-and-days-of-tayoko-shiojiri-in-the-shiotani-basin/ (consultation le 19 mai 2022). On ne peut aussi que recommander la lecture de l’entretien avec Adam Cook, « Antifragility : C.W. Winter on “The Works and Days (of Tayoko Shiojiri in the Shiotani Basin)” », Long Voyage Home, septembre 2021, https://longvoyage.substack.com/p/worksanddays?s=r (consulté le 19 mai 2022). ↩
- Ces « black sections » peuvent être écoutées (et collectées) sur vinyle : https://grasshopperfilm.myshopify.com/products/the-works-and-days-the-black-sections (consulté le 22 septembre 2022) ↩
- 3 Christophe Postic et Inês Sapeta Dias, « Routes du doc : Portugal », Ardèche Images, 2012, http://www.lussasdoc.org/etats-generaux,2012,361.html (consulté le 23 septembre 2022). ↩
- Comme pour souligner la possibilité de cette filiation, le nom de Pedro Costa (hériter de premier plan de « l’école de Reis ») apparaît d’ailleurs dans les remerciements de The Anchorage. D’autres noms figurant dans les deux films — de Thom Andersen à Laida Lertxundi en passant par James Benning — nous permettent aussi de mieux situer les deux œuvres au sein d’un cinéma contemporain du « lieu » (« a cinema of place », selon la formule de Scott MacDonald). Ils témoignent également du passage de C. W. Winter à l’Université de CalArts. ↩
- https://www.theworksanddaysfilm.com/content, section « Screenings » (consulté le 23 septembre 2022). ↩