There Will Be Blood. Le cinéma underground new-yorkais des années 1980 au travail dans la lutte contre le VIH/sida

Les photographies du Lower East Side que l’on trouve dans cet article sont du photographe Andreas Sterzing et sont issues de son diaporama Alphabet City & and the East Village Art Scene 1980s, que l’on peut voir dans son entièreté ici. Nous remercions Andreas Sterzing d’avoir gracieusement accepté que l’on reproduise ses images.

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Paris, le 3 décembre 2019. J’assiste, pour la première fois, dans une petite salle du centre d’art contemporain du Jeu de Paume à Paris, à la projection du film de Marion Scemama, Self-Portrait in 23 Rounds : A Chapter in David Wojnarowicz’s Life (1989–1991) (2018). L’événement vise à rendre hommage à la scène artistique du Lower East Side des années 1980 dont a fait partie la cinéaste. Il s’agit, selon les organisateur·rice·s, de mettre en parallèle l’effervescence artistique « contre-culturel[le] » du East Village à l’époque, et l’idée d’une « communauté d’esprit 1  » marginalisée et rebelle qui aurait trouvé refuge dans cette enclave désaffectée de la métropole, avant que l’embourgeoisement et la crise du VIH/sida ne la fassent disparaître.

Tout indique ce soir-là que l’événement est destiné à marquer les esprits. Comme une revanche sur la censure subie par les œuvres de David Wojnarowicz — et ce jusque dans les années 2010 lorsque, à la veille de la Journée mondiale de lutte contre le VIH/sida, un de ses films déclenche la colère d’un officiel américain responsable des institutions muséales 2  —, le portrait filmé de l’artiste et activiste par Scemama fait salle comble. L’étroite salle de projection du musée ne peut se résoudre à accueillir l’intégralité des spectateur·rice·s en puissance. Des chaises pliables supplémentaires sont dépêchées dans les allées, et l’on finit par fermer les portes battantes sur celles et ceux que l’on ne parvient pas à placer. Cette fois se trouvent aussi dans le public des figures clés de la recherche française et nord-américaine en arts au sein des gender et queer studies, dont Abigail Solomon-Godeau et Elisabeth Lebovici, signe du double intérêt esthétique et social porté par ce moment et ce lieu singuliers d’expérimentation subversive.

Longtemps oublié, certainement tombé dans l’ombre du travail de collectifs plus frontalement engagés dans la lutte contre le VIH/sida et de l’ampleur internationale qu’a très vite pris l’épidémie, le Lower East Side de David Wojnarowicz, Nan Goldin ou encore Richard Kern semble faire ces temps-ci l’objet d’une résurgence de la mémoire. Il y a, bien sûr, la sortie récente du film de Laura Poitras, Toute la beauté et le sang versé (All the Beauty and the Bloodshed, 2022), mais aussi l’ouverture en février, à Paris, de l’exposition événement Exposé·e·s au Palais de Tokyo, adaptation de l’ouvrage-fleuve d’Elisabeth Lebovici 3 .

Si le Lower East Side des années 1980 fascine tant depuis peu, c’est sans aucun doute pour sa rébellion créative, contemporaine d’une montée des revendications culturelles, politiques, sanitaires et sociales. Les années sida à New York sont l’exemple d’une profusion de propositions culturelles qui, si elles n’ont pas toujours la prétention d’apporter une solution à l’épidémie, à l’hostilité de l’américanisme reaganien ni même à l’embourgeoisement, réagissent toutefois vivement à des problématiques qui semblent, aujourd’hui, faire dialectiquement signe avec ce que nous traversons. Le Cinéma de la Transgression ouvre en somme une brèche, dans un registre aussi bien spatial que corporel : l’expérimentation créatrice fleurit des plaies du neighborhood, autant que de celles des artistes eux-mêmes et elles-mêmes.

L’espace comme corps, objet de reclaim

East Village 1983/84 – EXIST/EXIT artwork by Robert William Petrick. Photographie © Andreas Sterzing.

East Village 1983/84 – View from Avenue D. Photographie © Andreas Sterzing.

Les années 1980 dans le Lower East Side voient l’émergence du courant du Cinéma de la Transgression, auquel se joindra David Wojnarowicz. Le mouvement se cristallise au tournant de l’année 1985, lorsque le cinéaste underground Nick Zedd publie dans The Underground Film Bulletin, sous le pseudonyme de Jeriko Orion, « The Cinema of Transgression Manifesto 4  ». Le texte se présente comme une réaction aux crises contemporaines, celle du VIH/sida bien sûr, des discours homophobes, racistes et antidrogue qui l’accompagnent, mais aussi contre l’embourgeoisement. C’est enfin surtout une nouvelle direction donnée au cinéma underground de la métropole nord-américaine. Progressivement, plusieurs artistes rejoignent ce mouvement : Richard Kern, Lydia Lunch, Tessa Hughes-Freeland, Casandra Stark Mele, Tommy Turner, Lung Leg, John Spencer, ou encore David Rutsala.

Le Cinéma de la Transgression est une collaboration qui vise à repousser les frontières, à ouvrir une brèche dans les représentations du corps, de la sexualité, du désir et de la maladie. En l’occurrence, cette contre-culture trouve à s’épanouir dans des boîtes de nuit du downtown, dont au Pyramid, où se succèdent et se chevauchent installations, projections dites de « cinéma élargi », performances, concerts de groupes rock et pop, ou encore shows de drag artists aux allures punk et outrageuses comme RuPaul. Au cours d’une discussion avec Jack Sargeant, Nick Zedd revient ainsi sur la façon peu conventionnelle qu’ont les cinéastes de la Transgression de diffuser leurs œuvres, dès le début des années 1980 5 . Les projections s’organisent par exemple depuis la fenêtre d’un immeuble, sur la façade d’un autre bâtiment. La gratuité de ces représentations les rend subversives, en plus du fait que les films semblent d’eux-mêmes aller chercher un public qui n’est pas forcément à même de se rendre à des projections d’œuvres d’avant-garde, court-circuitant les trajectoires de distribution et de diffusion cinématographiques classiques, même dans le cas du cinéma underground.

Le caractère transgressif d’une telle pratique de monstration des films ne s’arrête toutefois pas là. Elisabeth Lebovici parle en effet d’une situation de « reclaim » chez les artistes de la scène underground des années 1980. Autrement dit, d’une enclave dont les limites économiques, culturelles, raciales et encore sexuelles pèsent sur ses habitant·e·s : le Lower East Side devient le lieu de nouvelles possibilités, notamment artistiques, mais aussi et surtout identitaires. Ces artistes transgressent les frontières symboliques que leur impose ce contexte spatial, pour les tourner à leur avantage :

Au début des années 1980, les conditions d’une stratégie du « reclaim » sont réunies à New York, une ville où des populations entières ont été jetées sur le pavé par la politique immobilière, par des coupes dans les programmes anti-pauvreté, par la liquidation de certains hôpitaux psychiatriques. […] À force d’être traitées comme étrangères dans les rues où elles ont vécu tant d’années, les « intelligences artistiques » mettent en commun leur imagination politique 6 .

À cet égard, les premières minutes de Police State de Nick Zedd (1987) m’ont particulièrement marqué. Dans ce film, la logique du reclaim opère de l’intérieur, et l’espace même du film, également le Lower East Side, devient l’objet d’une réappropriation, ainsi qu’une manière de faire exister l’imagination politique.

Après un premier plan rapproché qui dévoile le titre du film tagué sur une voiture de police, cinq plans d’ensemble filmés dans les rues de New York plantent le décor. Au centre de chacun d’eux se trouve un policier, dont l’uniforme aux tons sombres se détache d’un arrière-plan en nuances de gris. Plus précisément, un même plan sur le même officier revient trois fois, monté en alternance avec les deux autres images. L’agent, visiblement distrait, joue avec sa matraque, qu’il fait tourner dans les airs, signe de la potentielle violence qu’il est en mesure d’exercer, mais aussi de la légèreté avec laquelle il aborde sa position d’autorité. Le fait qu’il se mette à suivre, quelques secondes plus tard, le personnage joué par Nick Zedd déambulant dans la même rue, semble d’autant plus injustifié, presque fortuit. Cette impression est par ailleurs confirmée lors du dialogue entre les deux hommes quelques minutes plus tard, alors que l’officier en manque de preuves cherche désespérément un prétexte pour arrêter le vagabond.

Les quelques plans qui précèdent cet échange insistent là encore sur l’aspect dégradé du lieu. Un zoom arrière accompagnant la marche de Nick Zedd débute en plan rapproché sur des détritus qui jonchent le sol, avant de dévoiler petit à petit des vitrines barricadées, voire totalement condamnées, et des graffitis qui recouvrent les façades en briques sombres.

Police State de Nick Zedd (1987)

Ces plans se font à eux seuls les témoins d’une époque florissante révolue, des « pâtés de maisons dévastées que la ville a laissé pourrir 7  ». La bande-son du film est saturée de sirènes de gyrophares et d’extraits de radio de police, comme pour affirmer l’emprise des forces de l’ordre sur un quartier déjà soumis à la misère. Finalement, le seul service public qui n’a pas délaissé le Lower East Side est celui qui en assure la répression la plus directe.

Un brusque zoom avant s’attarde ensuite sur les panneaux de signalisation, eux aussi recouverts de tags. Un tel plan est à la fois accusateur et révélateur d’une forme de résistance. Si l’image dénonce un service public gangréné, voire complètement à l’arrêt dans cette partie de la ville, elle donne à voir dans le même temps un terrain d’expression à ciel ouvert pour celles et ceux qui parcourent ses rues. Ici s’ouvre l’ambiguïté constante entre sordide et merveilleux 8 , répression et résistance ; ici s’ouvre le « désordre glorieux 9  » du Lower East Side des années 1980. Car s’il est abandonné des services publics, le quartier devient le lieu d’une lutte effrénée de la part de ses habitant·e·s (majoritairement des artistes et des populations marginalisées), en vue d’une réappropriation de leurs conditions de vie, et des limites qui pèsent sur elles et eux.

En contournant l’ordre socio-économique sur lequel est basée la production culturelle de masse, les cinéastes de la Transgression, comme les autres artistes avant elles et eux dans le Lower East Side, cherchent à réinscrire leurs pratiques dans leur vécu et rejeter toute « désinfection 10  » de la ville. Cette désinfection est à entendre, bien sûr, au sens figuré et moral, mais aussi en un sens bien plus concret lorsque l’on sait que le quartier est sujet, au moment le plus aigu de l’épidémie du sida, à de nombreux discours et pratiques hygiénistes de la part des autorités sanitaires aux États-Unis.

Il semblerait que les pratiques de reclaim sont autant de tentatives pour ces minorités de « faire maison » dans le East Village, tandis qu’elles sont prises entre un sentiment d’appartenance et de rejet qui se retrouvent dans les productions du Cinéma de la Transgression. C’est cette conscience d’être à la fois au monde et « à la maison » dans des contextes tels de marginalité, qui voit l’histoire, à un niveau global, multiplier les attaques et force à la résistance, à un niveau cette fois plus local 11 . La terreur qui s’immisce dans le quotidien des habitant·e·s du Lower East Side à la fin du siècle est bien sûr aussi, et surtout, le VIH/sida. Il devient bientôt impossible de ne pas voir dans les films de l’underground les signes omniprésents de l’infection, de la peur de la maladie et de ses conséquences sociales, et d’une lutte qui se dessine à travers de nouveaux rituels que l’on cherche à imposer.

Corps abject et cinéma viscéral : redéfinition de l’être dans la crise du VIH/sida

« Je veux être comme un virus à l’intérieur de l’institution »
— Felix Gonzalez-Torres, Symptoms of
Interference
, 1994 12 .

La découverte progressive du VIH/sida et de ses effets au cours des années 1980 13 marque un changement profond dans la vision que se font les individus des relations interpersonnelles, et du rapport au corps. À tous les niveaux de la société, particulièrement dans les métropoles occidentales et à New York, épicentre de l’épidémie et bientôt de l’activisme 14 , le VIH/sida déclenche une série d’inquiétudes et de réponses discursives. Paradoxalement, l’une des réponses choisies par tout un pan de la classe politique aux États-Unis, comme ailleurs, est celle du silence. Lorsque le président, Ronald Reagan, alors en fonction depuis 1981, fait usage pour la première fois de l’acronyme « sida » en 1987, lors d’un discours, plus de 36 000 personnes ont été contaminées et plus de 20 000 autres sont décédées des suites de la maladie aux États-Unis 15 . En refusant pendant plusieurs années de traiter publiquement de la question, les autorités ont censuré toute représentation de la maladie jugée obscène ou indécente. Car parler du VIH/sida revient à parler de sexualité et des populations déjà victimes de l’indifférence des services publics et du plus grand nombre, dont les homosexuel·le·s, les consommateur·rice·s de drogues par injection et les travailleur·euse·s du sexe. Parler du sida demande en somme « […] une liberté de parole qui va à l’encontre de l’ordre moral en place 16  ».

En parallèle des discours des autorités médicales et politiques, qui désignent en premier lieu la maladie comme un « cancer gay », et ordonnent la désinfection de la ville, d’autres représentations cherchent à donner une nouvelle définition au corps et à l’être. Au cours de l’entretien qu’elle m’a accordé, Tessa Hughes-Freeland admet ainsi que la viscéralité de son film Rat Trap, réalisé en 1986, est aussi une forme de réponse à sa propre observation des ravages de la maladie dans le Lower East Side à l’époque :

Yeah it was intended to be a very visceral film because it was about a visceral experience. I think it’s also a good word to describe people’s reactions to HIV, it was all very visceral. People’s bodies exploding in sarcomas and then having their brains melting. It was just horrific. It was horrific, really fucking horrific. People waking up not knowing what the fuck was going on and then six weeks later they were dead. The other thing is that people were treated badly, the way HIV/AIDS patients was treated was horrendous. Because it was out of fear, from the medical professionals and the politicians. It was like covid at the beginning, but it wasn’t that global, it felt much more concentrated. I probably know three or four people who died from covid, and it’s been two years now. But in two years in the midst of the HIV/AIDS crisis, we lost half of our community. Half of it. It was like thirty or forty people a year 17 .

Dans le court-métrage qu’il réalise en 1989 avec Phil Zwickler, Fear of Disclosure : Psycho-Social Implications of HIV Revelation, David Wojnarowicz met quant à lui en lumière les effets de la maladie, tels qu’on ne les attend pas forcément à l’époque. Au lieu de représenter des corps visiblement atteints du sida, le film met en scène deux danseurs dénudés, dont le physique de go go boys particulièrement érotisé n’a rien, en apparence, de vulnérable. À l’image, le film paraît serein, presque insouciant, alors que les deux hommes se déhanchent sur une musique pulsée, sous des flashs de lumière colorée, aux dominantes de bleu ou de rose.

Fear of Disclosure de David Wojnarowicz et Phil Zwickler (1989)

La caméra découpe le corps des danseurs par des gros plans sur leur torse, leur nuque, leurs bras. Les corps reluisent, pailletés, au même titre que les shorts courts et moulants que portent les danseurs. David Wojnarowicz et Phil Zwickler filment le désir, homosexuel et charnel. Certains plans érotiques font par ailleurs écho à d’autres fragments de films tournés par Wojnarowicz, Rosa von Praunheim et Marion Scemama. Le passage de Fear of Disclosure dans lequel les deux hommes s’embrassent, couchés l’un sur l’autre, est quasiment une citation d’un autre film réalisé en collaboration avec Paul Smith et Marion Scemama la même année, intitulé When I Put My Hands on Your Body, et repris également dans A Fire in My Belly (Work in Progress), comme un virus, qui se propage d’œuvre en œuvre.

Fear of Disclosure de David Wojnarowicz et Phil Zwickler (1989)

Pourtant, la voix off qui parcourt toute l’œuvre réinscrit ces images dans leur contexte, celui de l’épidémie, et insiste avant tout sur les conséquences sociales qui sont liées au statut de séropositif·ve. Il semblerait que cette démarche s’inscrive dans une forme de contestation qui éclot à l’époque, et qui tend à privilégier l’expérience des patient·e·s face à la position dominante des « sachants ». D’emblée, la voix off se présente comme un témoignage personnel, alors qu’elle débute par les mots suivants : « Mon expérience m’a amené à croire que… ». L’argument principal du discours repose sur l’idée qu’un homme dont le statut sérologique est inconnu trouvera toujours plus facilement un partenaire sexuel qu’un individu dont la séropositivité ne fait plus aucun doute. Le court-métrage se dresse alors contre la stigmatisation systématique des personnes séropositives, y compris au sein de la communauté gaie elle-même. En témoignant d’une conversation téléphonique qu’il a eue avec un amant potentiel, le personnage entend dénoncer ces « putain d’ignorants » qui mettent à l’écart les personnes positives par peur de la contamination. Le discours s’attache également à casser l’idée de mort systématique associée à la maladie, ainsi qu’à extraire l’être séropositif du strict champ médical, arguant par exemple que chaque individu peut tout aussi bien mourir renversé par une voiture à n’importe quel moment.

Le témoignage personnel de ce film tend, grâce à la stratégie transgressive désormais bien connue de faire du privé un discours public anti-hégémonique 18 , à remettre en cause les représentations classiques de la maladie, notamment portées par le champ médical et politique. Les télévisions états-uniennes de l’époque ne véhiculent du sida que des représentations monstrueuses d’individus en train de mourir dans des environnements médicaux. Les personnes concernées cherchent ainsi à contrer ces formulations et à proposer une forme de re-subjectivation. Les productions artistiques, en cela, ont pu être utiles dans la lutte contre la maladie, puis pour l’activisme. C’est en tout cas ce que permet de révéler la crise du VIH/sida en mettant en lumière ces communautés qui s’opposent à un savoir-pouvoir institutionnel et politique. L’épidémie met en valeur les dysfonctionnements dans la gestion de la crise et de celle des corps en général. Nécessairement, la représentation de la maladie dévoile l’exclusion systématique des personnes marginalisées et rendues d’autant plus vulnérables par la maladie dont elles sont les populations les plus à risques.

Lorsqu’il écrit en 1989 dans son essai « Postcards from America: X Rays from Hell » que faire du privé, quelque chose de public a « des conséquences terribles sur le monde pré-inventé 19  », Wojnarowicz s’insurge contre un monde social aux contours qui lui préexistent, et qui ne lui laissent aucune place. Ce « monde pré-inventé » (« pre-invented world ») est dénoncé par la grande majorité des artistes à New York dans les années 1980, qui déclarent évoluer dans une société qui, parce qu’elle se veut absolument saine, leur semble inadaptée, et ne cesse de les marginaliser 20 .

La torture, l’explosion de chair et de fluides corporels dans les films du Cinéma de la Transgression s’apparentent alors à une re-subjectivation, l’exploration de limites qu’il s’agit de transgresser pour donner de nouvelles frontières à son être dans la marginalité, et dans la maladie, en réaction à la crise qui touche au corps. Il y a dans un premier temps, au sein des films du courant, une certaine propension à représenter le sang, bien souvent mêlé à d’autres fluides corporels tels les excréments, ou encore le vomi comme dans Rat Trap, par exemple. De même, la torture — qui traverse de nombreuses œuvres du courant, comme Pierce (1990) ou The Sewing Circle (1992) de Richard Kern, impliquant des modifications corporelles sur les parties génitales des actrices par exemple — tend à interroger les limites du corps dans la sexualité et en général.

La force fascinante des films de la Transgression réside dans l’imaginaire underground qui s’extirpe des ruines et des plaies de ce quartier, et que ses habitant·e·s s’emploient à faire vivre, dans une atmosphère festive et nihiliste. L’espace géographique du reclaim semble fusionner avec le corps même des artistes, ciment d’une communauté centrée autour des lieux nocturnes et négligés, une communauté d’un peu plus d’un millier de personnes aux revenus bien trop bas pour payer leur loyer, mais libres de pratiquer leur art. Il y a une certaine délectation dans la décadence et dans la destruction, une forme d’ironie dans l’expression de leur situation qui nous intercepte violemment, nous forçant à regarder pas tant ailleurs que dans leur direction. De même que le Lower East Side rassemble le sordide et le merveilleux, ces films mettent en scène leurs plaies et leurs fantasmes, des énergies contradictoires. Les fluides corporels — précieux et mortels — envahissent l’écran, et la sexualité notamment devient le lieu des plaisirs et d’une menace omniprésente : celle du viol, de la souffrance, de la contamination, ou de la nécrophilie. Si l’on se prend de passion pour les films de la Transgression, c’est que l’on signe, tacitement, un contrat de curiosité morbide avec ces cinéastes, dont les termes comprennent la complète mise à nue de ces rues mythiques et de ces corps, théâtre des pires atrocités de leur temps.

En témoigne le très provocateur Thrust in Me de Nick Zedd et Richard Kern (1985), plongée initiatique dans l’abject, qui s’ouvre précisément sur la déambulation de Nick Zedd dans le Lower East Side, alors qu’il se dirige lentement vers son appartement. En montage parallèle, celle qui est présentée comme sa petite-amie, jouée également par Zedd en drag, accroche une image du Christ au-dessus de sa baignoire, avant de s’y installer pour s’ouvrir les veines. L’homme, qui pénètre finalement dans la salle de bain, sans remarquer la femme dans la baignoire, se rend aux toilettes et, après avoir terminé, s’essuie impudemment avec l’image du Christ 21 .

Thrust in Me de Nick Zedd et Richard Kern (1985)

D’une certaine façon, associer les fluides corporels, transporteurs pour certains de la maladie, à des icônes religieuses permet de rappeler, comme le fait si bien le film réalisé par Rosa von Praunheim en 1986, qu’un « virus n’a pas de morale » (Ein Virus kennt keine Moral). Le VIH/sida se transmet au contact de ces substances, de ces « liquides précieux » qui, au contact d’images du Sauveur, rappellent l’idée dérangeante selon laquelle l’amour, même divin, et le désir, même de salvation, « ne peuvent être distingués des réalités de nos déjections et de notre mort 22 . »

A Fire in my Belly de David Wojnarowicz (1986)

C’est d’ailleurs l’image d’un amour marqué par la mort qui apparaît à l’écran dans la scène suivante de Thrust in Me. Découvrant le corps sans vie de sa compagne dans la baignoire, le personnage masculin s’adonne à une scène de sexe oral nécrophile. Son pénis se dresse en érection, menaçant, au travers du cadre, pénétrant le visage de la jeune femme comme le pénètrerait la lame d’un couteau ou d’un rasoir. Finalement, le sexe masculin devient presque l’arme du crime, et l’éjaculation abondante — bien trop abondante pour être réaliste — filmée en gros plan, la rend d’autant plus dérangeante. Elle fait écho dans un même temps aux giclées de sang fatales pour la jeune femme, quelques plans plus tôt.

Dans cette nouvelle réalité contaminée, les films de la Transgression, sur le même principe que de nombreuses œuvres qui fleurissent à la même époque sur la scène new-yorkaise, tentent d’instaurer de nouveaux rituels, de nouvelles façons d’exister et de se faire entendre. Dead on my Arm de Casandra Stark Mele (1985), par exemple, se présente comme une forme renouvelée de récit initiatique, dont le montage frénétique semble davantage suivre le mode de l’association d’idées que celui de la narration à proprement parler. Assistée de Nick Zedd, la cinéaste met en scène dans ce premier court-métrage une femme en robe blanche, se dessinant une croix sur le front à l’aide de son sang menstruel, qui parcourt les cimetières et réinvestit les églises. Véritable réinterprétation des traditions chrétiennes et païennes, le film explore le sacré, le mysticisme et la foi, pour finalement se révéler dans des rituels répulsifs.

Dead on my Arm de Casandra Stark Mele (1985)

Les fluides corporels sont exposés et les tabous entourant la mort et la sexualité sont brisés pour que le corps féminin de la cinéaste puisse incarner à l’écran la possibilité d’une nouvelle subjectivation, de façon plus crue, face au silence et à la répression qui le conditionne traditionnellement. Le sang, s’il est exposé par le sida comme une menace omniprésente, devient alors également le support même d’une autre forme de réappropriation, qui touche cette fois-ci au corps lui-même. En s’adonnant à l’abject, les films de la Transgression transcendent les frontières du corps en même temps que celles du cinéma, donnant à voir les fluides et les déjections qui sont habituellement soumis à la répression et au silence.

Le party du Lower East Side : une forme renouvelée de relationnalité

Au moment le plus aigu de la crise du VIH/sida, l’exploration des marges, le repli dans l’abject, l’instauration de nouveaux rituels, l’affirmation d’une existence queer au-delà des normes, ou encore l’omniprésence des fluides corporels et des sexualités considérées comme « perverses » à l’écran sont autant de stratégies qui donnent une visée de témoignage des réalités de la maladie. Lorsque Nan Goldin sort de cure de désintoxication, en 1989, son premier projet consiste à monter une exposition, dont l’objectif explicite est de se porter témoin des conditions de vie et de mort de ses ami·e·s. Intitulé « Witnesses: Against Our Vanishing », le programme intègre des œuvres de Kiki Smith, David Armstrong ou encore David Wojnarowicz. L’intégralité de ces réalisations fait référence, de manière directe ou métaphorique, à la maladie et à ses conséquences à New York. À l’image du travail de Nan Goldin elle-même, l’exposition fait preuve d’une certaine franchise et constitue le produit d’une communauté qui a directement été touchée par la maladie, puisqu’au moment où leurs œuvres sont exposées, ces ami·e·s ont toutes et tous perdu un·e proche des suites du VIH/sida, ou ont eux-mêmes et elles-mêmes été diagnostiqué·e·s séropositif·ve·s. Cette fête, à laquelle la photographe n’a pas besoin de s’inviter, puisqu’il s’agit de son « party », est celle que touche du doigt si sincèrement Laura Poitras dans son film All the Beauty and the Bloodshed (2022). Et l’on comprend la double posture artistique et militante de ces figures de la scène new-yorkaise, pour qui l’art devient le moyen de faire parler de soi, et de ses ami·e·s qui meurent dans l’indifférence la plus totale.

Les films de la Transgression, tournés à la première personne, puis réalisés entre ami·e·s et par des personnes directement concernées par la crise du VIH/sida, s’inscrivent dans cette histoire de l’art plus large, dont la tendance intimiste nous frappe dès les premières minutes de visionnage. Leur downtown est aussi celui qui s’effrite subitement en raison des morts mystérieuses, des excès de drogues destinés à pallier l’angoisse et la tristesse, et d’un autre phénomène qui ne saurait tarder à les mettre littéralement à la porte, à savoir l’embourgeoisement.

East Village 1986 – E 8th Street between B&C. Photographie © Andreas Sterzing.

Lorsqu’elle évoque son amitié et ses collaborations avec David Wojnarowicz, Tessa Hughes-Freeland avance l’hypothèse que ce qu’a trouvé ce dernier dans le courant de la Transgression est avant tout une forme de colère partagée, une manière de faire face à la violence qui les entoure en plein cœur de New York, ainsi qu’un écho à sa propre pratique artistique intimiste. Bien qu’il n’ait jamais vraiment discuté des films du Cinéma de la Transgression, Wojnarowicz a effectivement évoqué que ce qui l’avait attiré dans ce courant était la façon dont ce groupe d’individus avait trouvé une « vérité incontestable » dans la violence. La beauté des films de Wojnarowicz tient là aussi dans la sincérité et la bienveillance avec laquelle il retrace ces formes de relationnalités renouvelées au sein de ce groupe d’ami·e·s, qui se retrouvent emporté·e·s ensemble par la crise du VIH/sida, et qui conçoivent de nouveaux modes de vie comme moyens de résistance au pouvoir et comme opérateurs d’une reformulation de soi. Elle est aussi et surtout là, la force du Cinéma de la Transgression, dans ces collaborations dont me parle l’acteur, plasticien et photographe Paul Smith, en évoquant son travail avec David Wojnarowicz sur différents films de Marion Scemama et de Rosa von Praunheim :

My interactions with David were fairly brief, but I was always impressed by 22 his preparation, imagination, and tender consideration for my feelings. Before he would kiss me for a scene filmed by Rosa Von Praunheim (with water falling over us, lit by strobe lights), he asked me repeatedly and earnestly if I was comfortable with him doing that. (He was HIV positive and I was HIV negative.) And when he glued tiny pieces of thread to my lips for a photograph, to make it look as if my lips were sewn shut, it was almost as if he were kissing me again—though it was an apt portrayal of my discreet, conflicted bisexuality at that time 23 .

Au fur et à mesure que ce groupe d’artistes se meurt du sida, ou se dissout en raison de l’embourgeoisement, une nouvelle configuration urbaine se dessine à New York, avec entre autres l’arrivée de nouvelles figures militantes et la création de collectifs plus directement impliqués dans la lutte contre la maladie. L’activisme frontal des collectifs comme ACT UP a alors marqué, dans les esprits, « la fin de la fête ». L’archéologie de la scène artistique new-yorkaise, dont l’exhumation a commencé ces dernières années, a toutefois permis de remettre en perspective la double posture des artistes qui les ont précédés, entre art et activisme, qu’il s’agisse de Nan Goldin, de David Wojnarowicz, ou encore, dans une moindre mesure, de Tessa Hughes-Freeland et Richard Kern. L’exposition actuelle au Palais de Tokyo de Paris se propose justement à son tour de réfléchir sur ces communautés qui, si elles n’ont pas fait le choix d’être exposées au VIH, ont toutefois fait celui de s’exposer en tant qu’artistes pour fédérer de nouvelles formes, de nouvelles structures, et dont les implications ont parfois, à l’image du Cinéma de la Transgression, dépassé leur objet initial 24 .

Notes

  1. Voir la présentation de l’évènement sur le site du Jeu de Paume Paris, « East Village – New York, 1980-1990 », 3 décembre 2019, https://jeudepaume.org/evenement/east-village-new-york-1980-1990/.
  2. Cynthia Carr, Fire in the Belly: The Life and Times of David Wojnarowicz, New York, Bloomsbury, 2012, p. 1.
  3. Elisabeth Lebovici, Ce que le sida m’a fait : art et activisme à la fin du XXe siècle, Zurich, JRP Éditions, 2017.
  4. Jeriko Orion, « The Cinema of Transgression Manifesto », The Underground film bulletin, n° 4, 1985.
  5. Jack Sargeant, Deathtripping: The Cinema of Transgression, Londres, Creation Books, 1995, p. 66.
  6. Lebovici, 2017, p. 125. L’autrice traduit le terme de « reclaim » par « récupération, reconquête, reconversion d’un terrain ».
  7. Ibid., p. 124.
  8. Ibid., p. 134.
  9. Carlo McCormick, « Cinema of Transgression: Reprisal in Rewind », dans Susanne Pfeffer et al., You Killed Me First: The Cinema of Transgression (catalogue d’exposition), Berlin, Institute for Contemporary Art, 2012, p. 38.
  10. Lebovici, 2017, p. 143.
  11. Homi Bhabha parle par exemple d’une « fiévreuse quiétude », alors que « les recoins intimes de l’espace domestique deviennent le site des invasions les plus inextricables de l’histoire. Homi Bhabha, « The World and the Home », Social Text, n°31-32, 1992, p. 141.
  12. Felix Gonzalez-Torres, « Joseph Kosuth and Felix Gonzalez-Torres: A Conversation », dans Clare Farrow (dir.), A. Reinhardt, J. Kosuth, F. Gonzalez-Torres: Symptoms of Interference, Conditions of Possibility, Londres, Camden Arts Center, 1994, p. 76.
  13. Pour une chronologie du VIH/sida, voir Session 12 de l’École du Magasin, « Chronologie du Sida : 1981-1996 », dans Aids Riot: Collectifs d’artistes face au Sida New York, 1987-1994, Grenoble, Magasin, 2003 p. 157-176.
  14. Douglas Crimp et Adam Rolston, Aids Demo Graphics, Seattle, Bay Press, 1990, p. 13.
  15. Richard Meyer, « This Is to Enrage You », dans Nina Felshin (dir.), But Is It Art?, Seattle, Bay Press, 1995, p. 59.
  16. Stéphane Gérard, Analyse politique des représentations filmiques du sida : en Occident, depuis les débuts de l’épidémie jusqu’à l’arrivée des trithérapies, Université Paris I Panthéon Sorbonne, 2010, p. 3.
  17. « Oui, ce film devait être très viscéral, car il traite d’une expérience viscérale. Je crois que c’est aussi une bonne façon de décrire la réaction des gens au VIH, tout cela était très viscéral. Le corps des gens explosait en sarcomes, puis leur cerveau cédait. C’était simplement terrifiant. C’était terrifiant, putain de terrifiant… Les gens se réveillaient sans avoir une foutue idée de ce qui se passait, et six semaines plus tard étaient morts. La façon dont les patients atteints du VIH/sida étaient traités était horrible. C’était de la peur qui provenait des professionnels de la santé et des politiciens. C’était comme au début de la covid, mais ce n’était pas encore aussi globalisé, ça paraissait beaucoup plus concentré. Je connais probablement trois ou quatre personnes qui sont décédées du covid, et ça fait déjà deux ans. Alors qu’au milieu de la crise du VIH/sida, on avait perdu la moitié de notre communauté. La moitié. C’était comme trente ou quarante personnes par an ». Propos de Tessa Hughes-Freeland recueillis lors d’un entretien réalisé le 8 janvier 2022.
  18. Julia Stoschek, Lisa Long, « Introduction », dans A Fire in My Belly (catalogue d’exposition), Berlin, Julia Stoschek Collection, 2021, p. 5.
  19. « To make the private into something public is an action that has terrific repercussions in the pre-invented world ». Ces écrits se trouvent en ouverture de l’essai de David Wojnarowicz, Close to the Knives: A Memoir of Disintegration, New York, Vintage Books, 1991.
  20. Sargeant, 1995, p. 186.
  21. Au-delà d’une critique évidente de la religion, la scène joue sur l’entremêlement de fluides, possiblement vecteurs de maladie, qui finissent par contaminer jusqu’à la représentation sacrée de l’ordre chrétien. L’image du Christ couronné d’épines dans Thrust in Me est aussi similaire à celle présente dans A Fire in my Belly de Wojnarowicz (1986), déjà mise en parallèle avec des plans médicaux de gouttes de sang qui tombent dans une éprouvette.
  22. Lebovici, 2017, p. 64.
  23. « Mes échanges avec David ont été assez brefs, mais j’ai toujours été impressionné par sa préparation, son imagination et sa tendre considération pour mes sentiments. Avant de m’embrasser pour une scène filmée par Rosa von Praunheim (avec de l’eau tombant sur nous, éclairée par des lumières stroboscopiques), il m’a demandé à plusieurs reprises et avec sérieux si j’étais à l’aise avec ce geste. (Il était séropositif et moi séronégatif). Et lorsqu’il a collé de minuscules morceaux de fil sur mes lèvres pour une photographie, pour donner l’impression que mes lèvres étaient cousues, c’était presque comme s’il m’embrassait à nouveau – bien que ce soit une représentation appropriée de ma bisexualité discrète et conflictuelle à cette époque ». Propos de Paul Smith recueillis le 9 janvier 2022 lors d’un entretien téléphonique.
  24. Voir la présentation de l’exposition Exposé·e·s (17 février 2023 au 14 mai 2023) sur le site internet du Palais de Tokyo : https://palaisdetokyo.com/exposition/exposees/.