Entretien avec André S. Labarthe

Les deux Lumière : splendeurs et misères du cinéma

De passage à Montréal au mois de novembre 2002 pour la présentation d’un cycle de films de la série Cinéastes de notre temps, André S. Labarthe nous accorda ce long entretien que nous sommes ravis de pouvoir vous présenter aujourd’hui, aux côtés de celui avec Jean Douchet. Nous tenions d’ailleurs à ce que ces deux entretiens paraissent dans le même numéro, et pour raison. Tous deux critiques aux Cahiers du cinéma des années 50-60 (et plus occasionnellement, jusqu’à aujourd’hui), Jean Douchet et André Labarthe incarnent parfaitement (avec Serge Daney) une certaine idée de la cinéphilie et de la critique française, ses combats, ses questions, ses résistances (certains diront ses limites). Leur vision du cinéma, profondément marquée par le séisme de la Nouvelle vague, a su s’adapter et mesurer lucidement les tendances les plus novatrices du cinéma contemporain tout en affichant des paris pris résolument personnels. À une époque, la nôtre, où le cinéphilie est régulièrement perçue comme une pathologie dégénérative (voir entre l’accablant bien que drolatique documentaire de Angela Christlieb et Stephen Kijak Cinémania), il est bon de rappeler qu’elle est, avant toute chose, une pratique de vie, entendue comme façon de réfléchir l’art et le monde, et qu’il existe un immense fossé entre une cinéphilie critique et une cinéphagie mortifère.

André S. Labarthe entre aux Cahiers du cinéma à la fin des années 50, et participe activement, en son sein, à son « tournant moderne » (avec Rivette, qui en prend la direction des mains de Rohmer en 1961). Se portant à la défense, entre autre, de L’Avventura d’Antonioni, attaqué par bon nombre de critiques (dont Jean Douchet), il est parvenu à se former, au fur et à mesure de la sortie des films, et avec un flair admirable, un regard analytique qui captait finement la spécificité de ces œuvres nouvelles et qui éclairait par là-même les termes dans lesquels se formulait le cinéma moderne des années 60 (on pense à ses articles sur Une femme est une femme de Godard, L’année dernière à Marienbad de Resnais, sur la notion de mise en scène, etc.). Co-producteur, avec Janine Bazin (décédée il y a peu de temps), et souvent réalisateur des films de la série Cinéastes de notre temps (à partir de 1964), il traduira à l’écran une défense et illustration de la politique des auteurs qui constitue aujourd’hui l’un des plus beaux et des plus longs tracés, à la fois de l’évolution du cinéma, mais aussi d’un regard porté sur le cinéma des autres (souvent par des grands cinéastes).

Cinéastes de notre temps – première époque (1964-1972) : Buñuel, Vigo (par Rozier), Ford, Gance, Guitry, Bresson, Godard, Truffaut, Dreyer (par Rohmer), Lang, Renoir (par Rivette), Becker, Astruc, Robbe-Grillet, Shirley Clarke, Ophuls, Cassavetes, Truffaut, Melville, Clair, en plus du films sur La nouvelle vague par elle-même. Cinéma, de notre temps – deuxième époque (1989 à aujourd’hui) : Rivette (par Claire Denis), Moretti, Lynch, Scorsese, Chabrol, Rohmer, Oliveira (par Paolo Rocha), Tarkovksi (par Marker), Kiarostami (par Limosin), Kaurismäki, Akerman, Rouch, Kitano (par Limosin), Cronenberg, Straub-Huillet (par Pedro Costa), Ferrara.

Deux époques de cinéma se révèlent dans les divers moments de ces séries, marquées par des figures émergeantes – que l’on traque avant que l’histoire les consacre – ou des persistances obstinées – dont on vient confirmer la pertinence de leur longévité. À chaque fois (sauf exception), c’est l’œuvre d’un artiste qui vibre au présent et dont on tente de saisir, à un instant du temps, le sens du travail : c’est Tarkovski sur le tournage du Sacrifice, Scorsese ou les Straubs en salle de montage, Kiarostami à voiture, Moretti autour de la piscine de Palombella Rossa, Rouch au Niger, Rivette dialoguant avec Daney, Lang avec Godard, Renoir avec Michel Simon, etc. Entre cinéastes et cinéma de notre temps, c’est une double exigence du cinéma qui s’affiche : force est de penser le cinéma comme art du présent (aucune nostalgie dans ces films), et le cinéma comme art de sa propre mémoire (archives d’une parole, d’un geste).

L’importance de Labarthe ne se limite pas au cinéma, et il faut même croire que la force de pénétration de son regard doit beaucoup à ce qui déborde cette première sphère élective. On lui connaît des films sur Sollers, Artaud, Bataille, William Forsythe, Manet, etc. Le mouvement d’échange – et la pensée qui en découle – entre cinéma et télévision qui est au cœur de la série, puis entre le cinéma et les autres arts, a donné lieu a une approche documentaire riche et singulière, qui prend pleinement acte des techniques de captation filmiques et de ces enjeux tant éthiques qu’esthétiques, et dont la méthode semble autant se renforcer que se reformuler à chaque fois, devant chaque nouvel objet.

C’est la richesse de cette œuvre, fascinée par la possibilité – ou l’impossibilité – de rendre justement celle des autres, et dont la parole, consignée dans ces pages, détient, comme celle d’un passeur, la mémoire et le geste.

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1. Cinéphilie et Nouvelles vagues

Hors Champ : André S. Labarthe, vous êtes connu pour votre série sur le cinéma, mais vous avez aussi mené un travail capital dans l’évolution des Cahiers du cinéma, au tournant des années 1960. Vous vous situez d’abord en porte à faux avec la revue en faisant l’éloge de cinéastes pas spécialement prisés par elle : Sternberg et Buñuel. Ce deuxième cinéaste est important, puisqu’il devient aussi le sujet du premier épisode de Cinéastes de notre temps. Commençons avec Buñuel pour comprendre ce qui se trame dans le cinéma et la cinéphilie du début des années 1960.

André S. Labarthe : Buñuel avait été pris en charge très tôt par Positif et L’âge du cinéma. C’était logique dans la mesure où ces revues provenaient du mouvement surréaliste. Personnellement, mon goût pour le surréalisme était tel que j’ai aimé L’âge d’or de Buñuel avant même de l’avoir vu. Comme Bazin, j’aimais Buñuel sans avoir pris part directement au surréalisme. En fait, notre formation chez les jésuites nous liaient secrètement. Lors d’un repas au Festival de Cannes, Janine Bazin a invité Buñuel. Le communiste et ancien surréaliste Georges Sadoul prenait aussi part au repas. Cependant qu’il était à côté de Buñuel à table, j’étais pour ma part en face et nous avons parlé une heure sans arrêt. Puis Sadoul s’est penché vers lui et Buñuel lui a demandé à trois reprises de répéter ses paroles. Sadoul, interloqué, riposte : comment rester sourd ainsi alors que tu viens de discuter une heure avec ce type ? La réponse de Buñuel était que notre éducation chez les jésuites facilitait le dialogue ! Je raconte cette anecdote pour souligner l’évidence de mon attachement à Buñuel. C’est ce type de dialogue que nous avons cherché au long de notre série. Cela impliquait, dès le départ, un film sur Buñuel puis sur les cinéastes de la Nouvelle vague.

“La nouvelle vague par elle-même” (1964)

HC : Dans le même mouvement, vous vous attachez à dessiner le portrait d’auteurs confirmés comme Buñuel, tandis que vous vous ouvrez aussi aux nouvelles vagues, notamment américaines. Vous vous situez entre la confirmation d’un artiste et le pari sur un talent. Mais Buñuel et Cassavetes sont morts depuis longtemps. La cinéphilie a beaucoup changée ?

AL : La série Cinéastes de notre temps a porté au bout d’un moment un nouveau titre, Cinéma de notre temps. Ce changement a deux raisons principales : la première est d’ordre technique, la seconde tient au fait que Cinéastes de notre temps a débuté, entre 1964 et 1971, par des portraits de cinéastes maintenant morts. Je ne parle pas seulement des dinosaures comme Lang, Ford, Hitchcock, mais des plus jeunes comme Cassavetes, Shirley Clarke, Truffaut. Évidemment, ce n’est pas une donnée implacable : Godard est toujours là. Mais la perspective sur l’abord du cinéma et des cinéastes a beaucoup changée depuis les années 1960. Par exemple, la cinéphilie de l’époque et celle d’aujourd’hui ne se fondent pas sur les mêmes univers, les mêmes modèles ni les mêmes passions.

HC : La cinéphilie était alors un microcosme, presque une différence française qui allait s’émanciper. Lorsque vous vous confrontez au cinéma américain, il y avait eu une certaine méfiance ?

AL : En 1965, nous sommes allés à Los Angeles où il y avait une cinéphilie étrange, fétichiste, tournée vers les stars. À la grande librairie de Los Angeles, nous trouvions des souvenirs de stars dédicacés, ce qui n’était pas le cas en France. Nous étions loin de la notion d’auteur. La cinéphilie et son intérêt pour les auteurs de films n’y était même pas compris par les cinéastes eux-mêmes. Lorsque nous rencontrons Ford et Cukor, ils se considèrent comme des techniciens de cinéma. La notion d’auteur allait pénétrer quelques années plus tard. Deux ans après, très exactement : Peter Bogdanovitch réalise son film sur Ford et celui-ci repousse même de toutes ses forces l’idée qu’il soit un auteur.

HC : Ce qui vous intéresse davantage, c’est l’émergence de nouveaux auteurs en marge d’Hollywood, comme Cassavetes et Shirley Clarke.

AL : Le cinéma de Cassavetes était neuf par rapport au cinéma hollywoodien. Nous touchons alors au second point de notre intérêt qui est d’ordre technique. Cassavetes pouvait fonctionner avec des moyens moins élevés qu’auparavant. Il pouvait filmer avec une pellicule 16 millimètres et un son synchrone. C’est ainsi que son travail s’est défini dans un premier temps en opposition à Hollywood. Ensuite, il abordait des sujets qui n’intéressaient pas du tout Hollywood – la marginalité, les homosexuels, les noirs, les drogués comme dans The Connexion de Shirley Clarke. Cassavetes et Clarke

“John Cassavetes” (1969)

s’intégraient à une nouvelle vague new yorkaise dont les caractéristiques dépendaient de la caméra qui était documentaire. Pour aller rejoindre les marginaux sociaux, il fallait y aller directement avec une caméra, l’enjeu principal ne consistait pas dans la fabrication d’une fiction. Le travail consistait à approcher un univers qui était déjà là, la reconstitution en studio s’avérait alors inutile.

HC : La difficulté du travail que vous effectuez alors est de filmer Cassavetes à un moment où Hollywood ne veut plus vraiment de lui et où il n’est pas clair qu’il viendra à bout de Faces. Pourtant, avec le recul, on se demande si ce n’est pas plutôt Hollywood qui allait venir à bout de ce type de nouveau cinéma.

AL : Le rôle d’Hollywood face à ces nouveaux développements arrive en second lieu – il est réactif : ce cinéma lui enlevait du public et ils ont donc invité Cassavetes à Hollywood. Ensuite, on a annexé les sujets – la drogue, les noirs, l’homosexualité ont été repris. En bref, il voyait ces sujets lui échapper et s’est senti cerné par le documentaire. Ce qui se passait alors en dehors d’Hollywood, c’était la sortie du Joli mai de Chris Marker, Chronique d’un été de Rouch, le cinéma direct canadien. Dans ce contexte, la fiction hollywoodienne a entrepris d’avaler le documentaire. À cette époque, le grand film hollywoodien qui a le documentaire comme référence, c’est Advise and Consent d’Otto Preminger, une politique-fiction entièrement tournée à la Maison-Blanche. De son côté, Cassavetes a compris qu’Hollywood cherchait à l’absorber et que ça n’allait pas. Il a ensuite décidé de reprendre son indépendance.

HC : Aujourd’hui, la situation de la Nouvelle vague et de ses dérivés s’est déplacée. C’est un moment devenu classique. Un problème consiste par exemple à faire des acteurs de ces films, comme Jean-Pierre Léaud ou Anna Karina, des figures de fiction, indépendantes de l’Histoire du cinéma marquée sur leurs visages. Au fond, la Nouvelle vague n’a-t-elle pas proposé son propre star system ?

AL : L’onde de choc de ce tournant de la Nouvelle vague est aujourd’hui encore catalysé autour de Jean-Pierre Léaud. Il est vrai qu’il fait maintenant l’objet d’un fétichisme parallèle aux stars. Il est seul dans ce cas, il n’y a aucun autre acteur de la Nouvelle vague, que ce soit par exemple Bernadette Lafont ou Bulle Ogier à qui cela soit arrivé. Après son apparition dans Les 400 coups, on voit Léaud chez Pasolini sept ans plus tard, ensuite chez le polonais Jerzy Skolimowski, puis chez les contemporains, de Kaurismäki à Tsai-Ming Liang. C’est du fétichisme : on veut avoir un bout de Léaud parce qu’on veut avoir un bout de la Nouvelle vague. Pourquoi ? Parce que Léaud est resté documentaire. Il y a une contradiction, mais cela ne sert à rien de lui mettre un chapeau ou un costume – il restera toujours Léaud. Il est celui qui continue à contrôler le message de la Nouvelle vague, trente après ses débuts.

2. Télévision et cinéma

HC : Nous savons que la problématique télévisuelle a toujours fait débat aux Cahiers, quand elle n’a pas été tout simplement escamotée. À cet égard, Cinéastes de notre temps fait figure de démenti, puisque la série exporte rapidement l’esprit des Cahiers à la télévision.

AL : La télévision était un problème aux Cahiers du cinéma. Aujourd’hui encore ils l’ignorent complètement. Les Cahiers du cinéma, quand ils ont été fondés par Bazin, s’appelaient Cahiers du cinéma et du télécinéma, mais ce dernier terme est tombé un peu plus tard parce que Bazin était seul à s’intéresser à la télévision. J’ai essayé de relancer le titre à la revue ensuite, en faisant des chroniques. Nous avons même fait un numéro spécial et ça n’a jamais marché. N’empêche que la télévision était là et j’ai débuté notre série pour prolonger ce que nous faisions aux Cahiers du cinéma.

HC : Cependant, il fallait une idée assurée des relations entre la télévision et le cinéma pour en proposer une « vision » à la télé. Cela devait passer également par une expérimentation des contraintes propres au médium télévisuel ?

AL : Au début de la série, nous étions un peu obligés de travailler avec des gens de la télé, ce qui apportait un certain nombre de contraintes. Pour notre film sur Max Ophuls, réalisé par Mitrany, nous avions un cirque à Joinville où Godard a tourné Bande à part. Les témoins venaient dans ce cirque, comme Peter Ustinov qui apparaissait dans la cage aux lions. Déjà, nous étions quand même dans un dialogue avec le cinéma et le travail particulier d’Ophuls, puisqu’il y a une unité de lieu rappelant Lola Montès. Cela permettait de faire dialoguer les témoins par montage, ou par leur coexistence au sein d’un même endroit. Les gens qui avaient travaillé avec Ophuls devaient venir à un moment ou l’autre, selon leur emploi du temps. C’est ainsi que Martine Cayrol, qui ne faisait plus de cinéma à l’époque et avait épousé un médecin richissime à Londres, est venue avec lui. Au mois de février, dans la gadoue, on l’a vu arriver en Rolls, le mari a ouvert la portière pour la prendre dans ses bras et l’a posée au milieu du cirque. Nous l’interviewions pendant un quart d’heure, puis son mari la reprenait dans ses bras et ils repartaient pour Londres. Je n’ai pas revu le film depuis, mais ce type de travail nous a aidé à réfléchir à la question du témoignage. Nous cogitions sur cette idée d’égalité des deux côtés de la caméra entre des gens qui ont les mêmes préoccupations, afin de réaliser un véritable dialogue et pas simplement un enregistrement.

HC : Au fond, le dialogue que la série a tenté de lier entre deux médiums, suit de près l’évolution de l’audiovisuel ?

AL : Cinéastes de notre temps qui deviendra Cinéma de notre temps a progressivement proposé un dialogue explicite entre les formes télévisuelle et cinématographique. Par exemple, lorsque la série resurgit, il s’est passé seize ans. Ce que la chaîne Arte nous propose alors, c’est une rediffusion d’ensemble de la série. Ce qui aurait pu en rester là a été en fait une façon de nous relancer. Je ne peux pas supporter l’idée que la télé devienne le support d’une diffusion d’archives, cela va contre l’idée que je me fais de la télévision et du cinéma. Ces médiums sont le support du présent, leur principe d’ontologie n’implique pas de plonger avec nostalgie dans le passé. Janine Bazin [co-productrice de la série, décédée en 2003] et moi voulions que la série passe. Cependant, même dans le cas de cinéastes décédés, il nous paraissait nécessaire de réarticuler notre propos au présent. Dans ce contexte, nous avons proposé, simultanément à la réédition de films anciens, de nouveaux épisodes consacrés à des cinéastes actuels. On a continué avec ces films sur Kaurismäki, sur Lynch… Cela suscitait un montage relatif à la diffusion, car on présentait alternativement d’anciens épisodes et de nouveaux. Ce faisant, nous avons proposé une vision anti-historique de l’Histoire : on détruit la notion d’histoire puisque nos films dépendent du moment de leur diffusion, ainsi que d’un filmage qui implique toujours du présent. Pour voir un film comme L’arrivée d’un train en gare de la Ciotat des frères Lumière, il faut l’envisager comme un présent pur correspondant au moment de captation de l’image cinématographique. A contrario, utiliser le film pour traiter de l’année 1895 a l’allure d’une contrefaçon, car on ne voit plus le film pour lui-même. Cela devient de l’archéologie, de la nostalgie.

HC : L’évolution de l’audiovisuel, ces dernières décennies, a dû beaucoup transformer vos méthodes de travail, et a sans doute permis d’ouvrir de nouvelles perspectives critiques.

AL : Effectivement, le renouveau de la série a permis un dialogue davantage fécond entre la télévision et le cinéma. Dans les années 1980, nous nous retrouvons dans un paysage tout à fait différent : la vidéo prédomine et la consommation du cinéma se transforme. Pour la première époque de la série, nous devions coller de la pellicule pour présenter un extrait. Aujourd’hui on peut intégrer l’extrait dès le filmage, en le faisant passer sur un moniteur. Cette façon de citer était nouvelle, puisqu’elle transformait le film en objet – celui-ci passe dans une petite boîte avec une détérioration, car l’image VHS n’est jamais parfaite. La consommation de cinéma comprend des parasites qu’il m’intéresse de montrer, tout en exposant les modalités de notre présent. C’est une forme de travail critique.

HC : Le commentaire sur les films peut-il aussi se constituer en une sorte d’événement filmé ? Au même titre que l’action cinématographique implique souvent un montage, ce travail critique dont vous parlez serait éprouvé par la spécificité de son médium ?

“David Cronenberg” (1999)

AL : Prenons notre film sur Cronenberg. Pendant que se déroule l’entretien, il y a un moniteur tout près, où l’on présente un de ses films gore. Sur ce moniteur, quelque chose sort de la bouche d’un personnage et la séquence suivante montre une fille racontant un rêve, où un vieillard lui dit que tout est sexuel. Nous entretenons alors deux niveaux dans l’image, puisque nous faisons ensuite dialoguer cet extrait avec l’image d’un autre moniteur. L’entretien continue pendant que l’on voit une scène de baise dans Crash, avec une femme handicapée en voiture. Puis nous faisons commenter les premiers extraits gore à Cronenberg. Nous introduisons là un point de vue sur l’œuvre du cinéaste. C’est une forme de critique non littéraire qu’on peut faire sur le cinéma, par le biais de la télévision.

HC : Sous cette forme de critique, vous prenez acte de l’histoire des techniques avec l’évolution des médiums.

AL : Cette importance de la technique a pris de l’ampleur pour notre série. Nous ne pouvons pas ignorer l’importance capitale de la technique sur le développement des nouveaux cinémas depuis la nouvelle vague. C’est pourquoi nous avons eu un projet de film sur Beauviala, l’inventeur de la caméra Aaton, avec Claire Simon.

3. Qu’est-ce qu’un cinéaste ?

Cinéastes de notre temps est devenu Cinéma de notre temps. Est-ce parce que, au bout d’un moment, la politique des auteurs défendue par les Cahiers avait suffisamment fait son chemin dans l’esprit de la plupart des spectateurs ?

AL : À mon sens, le mot « mise en scène » ne dit pas grand-chose. C’est pareil pour le mot « réalisation ». Pour notre film sur Norman McLaren, il était écrit « mise en page » qui correspondait plus à la réalité de son cinéma. Je préfère le mot « cinéaste » à mise en scène qui est pourtant moins employé aujourd’hui. Vaut mieux peut-être, encore, « menteur en scène » ! Il faut dire que le terme « auteur » a embrouillé les choses, puisqu’au bout d’un moment on a appliqué la marque d’auteur à n’importe quel navet. Cette notion d’auteur participe en fait du danger de canonisation d’un cinéaste. Un problème principal auquel on se confronte avec notre série, c’est de pouvoir susciter chez le spectateur l’impression qu’il a tout appris sur un cinéaste en voyant nos films. Au moment du film sur Kiarostami, son œuvre était déjà consacrée et on a pressenti le problème. Dans le cas de Lynch, c’était différent, puisque nous le rencontrons au moment de Blue Velvet qui n’a pas autant marché qu’on peut le croire. En fait nous éprouvons le danger du travail universitaire lorsqu’il se veut anthologique ou encyclopédique. Il en est ainsi d’un livre sur Flaubert refilé aux étudiants, avec sa vie et des extraits de son œuvre. Ils vont lire cela plutôt qu’un roman de Flaubert. Idéalement, le spectateur voit notre film et après il n’en sait pas plus sur l’auteur. Ce ne sont pas des films biographiques, où l’on donnerait la date de naissance. Un film exposant une filmographie illustrée par le parcours de combattant du cinéaste ne remplace pas l’Histoire du cinéma. Le but est plutôt de transmettre la sensibilité d’un auteur par d’autres moyens que la littérature.

HC : La question de l’auteur du film peut être fluctuante. Le passage à la télévision vous permettait de prendre la mesure, par la distance, de cette notion centrale aux Cahiers ?

AL : Je répondrai encore plus largement : notre propos reprend le titre d’André Bazin : Qu’est-ce que le cinéma ? Nous avons déjà eu un projet qui portait ce titre et aurait proposé une réponse filmique à cette question. Nous avions alors demandé à Jean Rouch de faire un court-métrage. Il a choisi ses comédiens et, en improvisant, il commençait déjà à tourner dans les jardins du Trocadéro. Rouch faisait son film, puis nous avions demandé à Reichenbach un reportage sur Rouch, cependant qu’avec notre équipe télé nous filmions les rapports entre les deux autres équipes. Nous filmions, par exemple, Rouch et son équipe réunis au Flore ou au Deux Magots pour discuter de l’expérience de la journée. Ensuite il y a eu la projection des rushes dans leur ensemble, filmée elle aussi, ainsi que l’après-projection. Godard qui assistait à la projection a ensuite dit : « Je suis intéressé de monter cela ». Nous étions d’accord et Godard devait déjà commencer à monter, alors que tout bougeait en même temps et sans rien terminer vraiment, de telle sorte que nous ne voyions jamais le film de Rouch à l’étape finale. Le projet a été repoussé car Godard tournait un nouveau film, puis il a été encore repoussé une seconde fois. J’ai fini par dire à Godard que j’allais terminer le travail, mais il n’a jamais rien voulu savoir. En définitive, il n’a jamais pu le faire et l’ensemble est resté en rushes à l’INA (Institut national de l’audiovisuel). Seul le film de Rouch a été monté, mais je crois qu’il est perdu. Cela demeure une bonne réponse à Qu’est-ce que le cinéma ?. Le projet était excitant, mais il y avait aussi un risque à courir…

4. L’art de représenter

HC : Votre travail sur des peintres et des écrivains vous a-t-il aidé à mettre au devant l’art et la représentation plutôt que ses créateurs ?

AL : Bien sûr. Une question plus large pour laquelle le cinéma est interpellé d’entrée de jeu est celle-ci : « qu’est-ce que représenter ? » Les films que j’ai produits sur des artistes, écrivains, peintres ou danseurs cherchent une réponse à cette question de premier ordre. Il me semble qu’un film sur la peinture ou la littérature est un travail négatif consistant à ne pas montrer les choses. Montrer un tableau de Kandinsky consiste en fait à le décaper, nous enlevons la couche de commentaires qu’il y a dessus depuis un demi-siècle. C’est ainsi, car lorsqu’on achète un billet à Beaubourg pour aller à l’expo de Kandinsky, on achète aussi ce qu’il faut en penser, c’est une intimidation venue des intentions déjà analysées dans une œuvre. Chaque fois que je fais un film sur des peintres, c’est aussi un travail sur la façon dont les œuvres sont présentées au public. Car lorsque l’on assiste à de grandes expositions, on ne voit jamais correctement les tableaux. Dans les années 1980, lors de l’exposition Manet au Grand-Palais, il y avait une queue interminable et la pièce maîtresse de l’expo, l’Olympia, était impossible à voir au complet. Or, ce tableau était visible depuis des décennies à 500 mètres de là, à L’Orangerie et personne n’y allait. En 1972, je l’ai filmée, alors qu’il n’y avait personne dans cet endroit. Les gens y vont seulement lorsqu’il y a un roulement de tambour. En l’occurrence, mon travail s’intéresse à la représentation et il est important de signifier que cela implique une réflexion sur la sensibilité littéraire. Celle-ci permet d’appréhender l’idée de la représentation, plutôt que la simple image. Dans mon film sur Artaud, le plus souvent on ne voit que les rues de Paris. Il s’agissait de trouver une place adéquate attribuée au texte par le biais de certaines images qui peuvent sembler décalées.

HC : Ainsi, tout le travail d’un film sur un écrivain comme Bataille peut consister à faire resurgir la spécificité de son travail par une autre forme d’expression que l’écriture. Cela implique-t-il des écueils difficiles à éviter par la mise en scène ?

AL : La question de la représentation, liée à un texte littéraire, a été appréhendée en profondeur avec mon film consacré à l’univers de Georges Bataille. Nous travaillions le texte de Madame Edwarda et nous avions décidé dans un premier temps de le filmer tel quel, en engageant une actrice qui acceptait tout. Le tournage avait commencé dans un bar loué près de Porte Saint-Denis. Nous suivions le texte à la lettre, mais cela ne marchait pas. Le sublime texte de Bataille donne seulement l’impression d’une représentation pornographique. C’est cette impression équivalente qu’il nous fallait trouver avec le film. Car le scandale du texte de Bataille se trouve dans son écriture même. Nous avons finalement décidé de filmer le simple plan d’un homme qui regarde ce qui est décrit par le texte, que nous entendons en voix-off. Le résultat est bien plus fort. Ensuite, j’ai voulu proposer une représentation plus crue de ce que m’inspirait le texte. Nous sommes allés tourner en pleine nature, sans trop savoir ce que nous allions faire. Notre actrice était nue contre un arbre, nous commencions par un travelling qui s’approchait d’elle tout en ne montrant que le ciel, nous descendions dans le feuillage, trouvions un chemin entre les branchages pour descendre vers elle. Il y avait ensuite un coup de feu et le mouvement du travelling s’accélérait pour s’approcher de la femme. C’était brutal, mais il manquait quelque chose. Nous devions pique niquer au bois et j’ai proposé à l’actrice d’utiliser la mousse au chocolat, de s’en mettre autour de la bouche. J’étais un peu gêné, je lui ai donc collé des papiers journaux sur les yeux. Évidemment, Bataille n’a jamais décrit cela, c’est une image inventée de toutes pièces lors du tournage.

5. L’art du témoin

HC : Nous aimerions aborder la question du témoignage, car elle nous semble indissociable de l’art de la captation cinématographique.

AL : L’entretien, le témoignage est au cœur de notre série. Cela participe aussi de l’histoire des Cahiers du cinéma. Le travail que nous menions alors relevait de l’histoire des techniques, puisque nous étions parmi les premiers à produire des entretiens avec un magnétophone. Nous nous inscrivions à cet égard de plain-pied dans l’histoire de la télévision. Je vais vous surprendre : la mise en place du cadre, au cinéma, renoue avec le travail du photographe Nadar. Avant la venue du cinéma, celui-ci avait photographié Choiseul, le chimiste, en train de faire une conférence. Au bas de la photo, il apposait une légende qui reproduisait une partie du texte de la conférence. Ce qu’il faisait annonçait ce qui arriverait cinquante ans plus tard avec la télévision. Si l’on suit ma présente logique, la télévision a précédé le cinéma. Celle-ci rend d’ailleurs justice à Edison par rapport à Lumière.

HC : Un témoin peut aussi embrouiller le film. Il apparaît nécessaire d’opérer un choix à travers ce qu’il peut dire.

AL : La question du témoin est intéressante. Un témoin, le plus souvent, ne parle de rien d’autre que de lui-même. Si le film sur Bataille fait intervenir Pierre Klossowski, c’est parce que ce dernier est un peu le corps de Bataille, puisqu’il est resté proche de son œuvre au long de sa vie. Il faut que le témoin apporte un éclairage différent sur l’artiste qui nous intéresse. Nous sommes allés voir l’opérateur Burel, au moment de notre film sur Gance. Il avait travaillé sur J’accuse de Gance et plus tard sur Le journal d’un curé de campagne de Bresson. Au début de la préparation de J’accuse, le film s’annonçait en quelque sorte comme l’effort de guerre de Gance, mais l’armistice est arrivée. Puisqu’il était malin comme un singe, il a déplacé la problématique du film de telle sorte à ce qu’elle devienne un plaidoyer contre la guerre ! C’est ce que nous apprenait Burel avant Gance dans le montage, ce qui fait sourire.

HC : Faire parler est toujours l’actualité du documentaire. L’apport du cinéma-direct à la question du témoignage est lié à son dispositif, qui précède toute question adressée à son interlocuteur. C’est un problème de fond ?

AL : Pour que l’entretien soit instructif au cinéma, il faut un travail au long cours. En allant voir Scorsese, nous nous sommes convaincus de cela. Il s’agissait alors d’atteindre ce moment où il est inutile de poser des questions. Cela nous a pris un temps fou, car nous devions convaincre Scorsese, qui lui avait la certitude de pouvoir tout dire de son art en deux heures. Nous nous sommes efforcés de lui faire comprendre qu’en deux semaines, par petits fragments, il ne soutiendrait pas la même parole. Finalement, il nous a ouvert les portes de son bureau et nous lui disions de faire comme à son habitude. Nous filmions ce qui se passait avec sa secrétaire, son archiviste et ses allers et venues. Au bout de deux jours, il nous a dit : « mais vous ne me posez pas de questions ? ». Pendant ce temps, il gardait toujours un micro-cravate sur lui. Enfin, nous allons dans sa salle de montage, il parlait avec sa monteuse en évoquant des films, puis il s’est tourné vers la caméra pour nous prendre à témoin. Il n’a pas arrêté de prendre la caméra à témoin à partir de ce moment, à tel point qu’à la fin il nous a proposé d’aller chez ses parents. Nous étions d’accord, dans la mesure où c’est lui qui les faisait parler.

HC : Au cinéma, ne pas poser de questions ne relève pas seulement de l’attente. L’action y est souvent visible avant d’être audible. Comment déjouer cela ?

AL : Il faut analyser ce que signifie ne pas poser de questions. Il se trouve qu’auparavant nous étions avec le chorégraphe William Forsythe à New York. Il montait un ballet et nous occupions un immense studio où nous le filmions avec sa troupe. Le tournage commençait par un travelling partant du fond du studio pour se diriger vers Forsythe jusqu’à le montrer coupé à la taille. C’est à ce moment qu’il s’est tourné vers la caméra pour expliquer ce qu’il faisait. Je me suis aperçu que le mouvement du travelling remplaçait une question pour Forsythe. J’ai ensuite proposé la même chose à Nanni Moretti lors du tournage de Palombella Rossa. On tournait autour de la piscine, puis il a dit : « Je suis trop narcissique, alors si en plus il n’y a que moi qui prend la parole… »

6. La cinéphilie, demain

HC : Nous avons dit que l’art de regarder les films a changé. Quelle est la mesure concrète de ces changements, selon vous ?

AL : Il est aujourd’hui très difficile de défendre un point de vue unique comme on le faisait à l’époque, aux Cahiers du cinéma. Il faut se rappeler qu’en 1960 il n’était pas trop tard pour avoir vu tous les films. J’ai vu cela changer progressivement en allant à Cannes. Au début on pouvait tout voir, puis il a fallu courir et maintenant on s’excuse très souvent. Par ailleurs, en allant voir tous les films qui sortent, nous ne voyons pas pour autant tous les films qui se font et ne sortent pas. Aujourd’hui nous savons qu’aucun critique n’aura tout vu, de même qu’on ne peut avoir un critique littéraire qui aura tout lu. Les érudits, au Moyen-Âge, étaient des gens qui avaient tout lu. Feuilleter un catalogue de la Bibliothèque Nationale nous signale que cette érudition est radicalement impossible. On prélève, nous sommes plus intuitifs. Puisqu’il y a tellement de moyens de faire des films, la persuasion est aussi nécessaire. Si un film est réalisé par quelqu’un de très timide, il ne sera jamais vu uniquement à cause de cela.

HC : Cette cinéphilie du prélèvement implique un rapport oblique à l’Histoire du cinéma. L’évolution actuelle de ce dernier s’en ressent…

AL : Je ne vois pas de grands tournants aujourd’hui. Mais le moment où l’on a inventé le montage ou la venue du parlant ne sont pas si importants qu’on le croit. Bazin l’a montré : Stroheim faisait des films parlants, même s’ils étaient muets. C’était le même cinéma que fera Renoir. Plus tard, l’arrivée des écrans larges a suscité beaucoup de débats. Mais la Nouvelle vague qui vient après, propose quant à elle une rupture très profonde avec le cinéma. Je fais le détour par Lumière pour vous l’expliquer.

Prenons La sortie des usines Lumière tourné en début d’année [1895]. La caméra montre une porte qui s’ouvre de l’autre côté de la rue et des gens en sortent. La porte commence à se fermer lorsque ça coupe : quarante secondes au compteur. Six mois plus tard, Lumière refait le film. Pourquoi le refait-il ? Regardons : la porte s’ouvre, les gens sortent, la porte se referme et cela se termine toujours en quarante secondes. Autrement dit, que s’est-il passé ? Lumière a refait le film car il voulait que la porte se referme. Il a forcément dit aux gens : « vous avez quarante secondes pour sortir ! » Il a fait de la direction d’acteurs. En même temps que le documentaire, il inventait l’intervention sur la réalité. Avec son premier film, il a jugé qu’il avait maîtrisé l’espace en mettant la caméra au bon endroit. Puis, avec le deuxième film, il maîtrise le temps. Le cinéma s’est fait avec ces deux éléments. J’en ajoute un troisième qui me semble capital : le hasard.

La sortie des usines Lumière

Les films que les frères Lumière réalisent avec des bébés sont tout de même magnifiques, car nous ne savons jamais comment ces derniers vont réagir. Cependant, la plupart du temps les cinéastes tiennent compte des deux premiers éléments. Les cinéastes Lumière vont produire des plans documentaires bien cadrés et vont commencer à mettre en scène des gags. Le studio apparaît enfin lorsqu’ils se décident à tourner la scène du Christ, ce qui permet de contrôler le hasard et d’éviter qu’un chien apparaisse inopinément dans l’image. De même que nous pouvons y contrôler la lumière, nous pouvons éliminer les sons extérieurs intempestifs lorsque advient le parlant. Le cinéma devient un art du temps et de l’espace contrôlés, c’est-à-dire un art d’intention.

HC : Au-delà des bouleversements techniques, la Nouvelle vague trouve aussi son sens avec ses désirs d’expression. Peut-on proposer une histoire de ce désir ?

AL : Vous savez, l’industrie du cinéma est aussi faite de trous. Deux films peuvent en témoigner à vingt ans d’intervalle : Les hommes du dimanche, réalisé par Siodmak et Wilder en 1929 à Berlin, puis Dimanche d’août (Luciano Emmer, 1949), au moment du néo-réalisme italien. Dans une période toujours marquée par l’expressionnisme des studios, tourner sur une plage à Berlin est l’affirmation d’un désir pour le moins tranchant. À la suite du néo-réalisme, la Nouvelle vague reprend cette idée.

J’aime à dire qu’il s’agit de la même révolution que l’impressionnisme en peinture. L’apparition de ce mouvement pictural est d’abord le fait d’une évolution de la technique. Auparavant les peintres devaient produire des esquisses et retourner en atelier terminer leur tableau. Puis, la peinture en tube leur a permis de sortir, car avant ils avaient de grosses boîtes avec lesquelles ils devaient mélanger les couleurs. On pouvait sortir des studios et poser son chevalet en pleine campagne. C’est une révolution qui consistait à rejoindre les origines de la peinture disait Auguste Renoir. La Nouvelle vague, quant à elle, est un retour aux origines du cinéma, à un moment où apparaissent la Nagra et la caméra portable. Le hasard prend alors de l’importance. L’industrie du cinéma connaît cet intérêt pour le hasard. Pourtant il va bien entendu le fabriquer. Cela marque la domination de la fable dramaturgique qui ne met pas le film en danger.

HC : Nous en sommes venus au moment des constats. Maintenant que le virtuel est à nos portes, il demeure difficile de connaître le changement profond que cela implique pour l’audiovisuel ?

AL : Le cinéma, à mon sens, est mort en devenant un art de la maîtrise, dès le second film des frères Lumière. Le prolongement de cette forme morte de cinéma se trouve dans le virtuel. Le premier film des Frères Lumière quant à lui, se prolonge avec Rohmer, Kiarostami, les Straub et c’est une aventure folle. Mais bientôt, tous les

Louis et Auguste Lumière

éléments du cinéma seront contrôlés. La vidéo marquait une nouvelle transition vers l’hégémonie du contrôle, c’est un triangle avec une gomme, tandis qu’avec la pellicule de cinéma il est impossible de gommer. Dans ce contexte, il faut souligner la clairvoyance de Godard. Lorsque j’ai vu Une femme est une femme en 1961, j’ai eu l’impression d’assister à la naissance du cinéma. Pourtant, dans le même temps, j’ai cru assister à sa mort. Comme si Une femme est une femme était le dernier film et pour cela il était si beau. Godard aime mettre l’accent sur une perspective pessimiste, nostalgique du cinéma, mais toujours avec énergie. Avec ses Histoire(s) du cinéma, il n’est plus du côté des Lumière, ni avec les Straub, mais il n’est pas non plus dans le virtuel – il fait un peu partie de tout. Quand on verra ses films dans un siècle, on dira : c’est là que ça s’est joué. J’y trouve un pressentiment, sans savoir encore de quoi.

Cinéma de notre temps : Ferrara, Kaurismäki

Entretien réalisé par André Habib et Guillaume Lafleur à la Cinémathèque québécoise, le 6 novembre 2002.