Chronique télévision

LES CHEFS - UNE BONNE IDÉE MAL SERVIE

Dans la pléthore d’émissions de cuisine qui inondent les ondes depuis quelques années, il s’en trouve une part congrue qui joue la carte du style de vie et de la popularité du bien boire et du bien manger au sein d’une tranche apparemment en croissance de la population québécoise. A la Di Stasio, Curieux Bégin, Papilles, parmi bien d’autres, constituent en ce sens des extensions « logiques » quoique passablement métamorphosées des bons vieux shows de casseroles, dont Jéhane Benoit reste la sainte patronne incontestée. L’émission de Radio-Canada Les Chefs représente pour sa part l’autre versant du phénomène téléculinaire : celui des compétitions gastronomiques entre chefs (Iron chefs), aspirants-chefs (Hell’s Kitchen, Les Chefs) ou simples quidams (Un souper presque parfait, Ça va chauffer) qui, un peu sur le modèle de la Star Académie, s’emploient à mettre en scène l’affrontement des toques, avec le feu des cuisinières en lieu et place des feux de la rampe. Comme c’est la cas de la très grande majorité des concepts inspirés du phénomène de la téléréalité, Les Chefs associe à ce tableau de jeunes loups et jeunes louves en quête de galons quelques vedettes accréditées de la scène gastronomique québécoise : un « chef de brigade » en Daniel Vézina (Laurie Raphaël), ainsi que trois juges permanents : Pasquale Vari (ITHQ), Jean-Luc Boulay (le Saint-Amour) et Normand Laprise (Toqué).

D’où vient la popularité de ce nouveau format ? Il faut dire, dans le cas des Chefs en tout cas, que l’émission est assez bien ficelée, souvent intéressante et instructive dans la mesure où on y laisse une place certaine à la présentation et à l’explication de différentes techniques culinaires ; personne ne va apprendre ici à mitonner un pâté chinois – le niveau de compétition est plus près de la haute, très haute gastronomie – mais le côté pédagogique est indéniable, notamment grâce aux commentaires « à chaud » des juges. J’imagine que c’est là un des bons côtés à imputer au fait qu’une telle émission se retrouve à la télé d’état et non sur une chaîne privée. En effet, on a résisté du côté de la production à en faire une véritable téléréalité, démesurément centrée autour de la personnalité des candidats, de leurs émotions, de leur passé et leur famille (mères cancéreuses et autres désastres « surmontés avec courage »). Pas de larmes ici, sinon celles que les candidats versent lorsqu’ils sont éliminés de la compétition, ce qui nous change très favorablement des Maisons Rona et autres Anges de la rénovation, insupportables de bons sentiments et de larmoiements aussi abondants qu’intempestifs. Certes le montage et l’utilisation de la musique tendent peut-être à dramatiser à outrance le déroulement des événements présentés – et notamment les dernières secondes de la préparation des plats, invariablement construites comme une « course folle », avec au moins la moitié des candidats qui frôlent la catastrophe à chaque semaine – mais cela fait partie de la logique du genre, qui se veut spectaculaire dans son principe.

Là où le bat blesse, dirai-je, c’est sur le plan de la commandite. On sait que les émissions de fiction font de plus en plus de place à ce qu’on appelle communément le placement de produits ; ainsi, il n’est plus rare aujourd’hui, au beau milieu d’une scène de cuisine, par exemple, d’apercevoir une boîte de céréales, un contenant de jus, un pot de confiture identifiés par leur marque. Le procédé reste le plus souvent subtile, et d’aucuns arguent même que cela donne plus de crédibilité à la présentation du quotidien des personnages. Ici, toutefois, on est en pleine orgie de placements, et tout est prétexte à montrer la marque des produits utilisés : la bouteille d’huile, bien en évidence dans plusieurs plans ; le « produit-vedette » de la semaine (fraises, porc, etc.) qu’on accompagne d’une vignette promotionnelle ; les prix que l’on distribue, et qui sont toujours accompagnés du nom du donateur (Métro, la Fédération des producteurs de lait du Québec…), sans compter les pauses publicitaires régulières, les commandites majeures annoncées au début et à la fin des émissions, et toute une série de concours auxquels sont associées là aussi des entreprises commerciales. Au bout du compte, le téléspectateur n’a plus l’impression d’assister à une émission de cuisine mais de filer à vive allure sur une autoroute bordée de panneaux publicitaires, avec un paysage qui s’en trouve passablement détérioré.

Sur cet aspect de la conceptualisation, Les Chefs rejoint donc un des traits les plus détestables de la téléréalité et le fait que l’émission soit diffusée par la télévision d’état est encore un facteur aggravant. Il est facile de comprendre que les mutations actuelles de la scène télévisuelle (multiplication des chaînes, compétition d’Internet, etc.) forcent les joueurs à beaucoup d’inventivité quand vient le temps de financer et de rentabiliser leurs projets ; mais est-ce là un motif qui justifie une telle enflure commerciale ? Certes nous vivons dans un monde saturé par les marques, mais il me semble que le devoir de la société d’état – dans la mesure bien entendu où elle est déjà financée en partie par les deniers publics – en est un de réserve. Ensemble, des émissions comme Les Chefs et Dans l’œil du Dragon constituent l’espèce de « concession » faite par la direction de la SRC au phénomène de la téléréalité ; l’effort de qualité a beau y être louable, la manière dont y empile les pubs directes et indirectes n’est pas seulement dérangeante, elle constitue ni plus moins qu’une sorte de trahison de l’esprit de la télévision généraliste publique. Sous couvert de traiter de certains aspects originaux de la culture locale, on offre des concepts tout entier formatés en fonction de leur potentiel à séduire les annonceurs, jamais plus contents que lorsque leurs produits ne sont pas bêtement présentés en spot de trente secondes mais « intégrés » à des contenus dont le capital symbolique offre une plus-value évidente.

C’est là une des multiples formes que prend le « branded content », dont on nous annonce qu’il est l’avenir du marketing… Et on n’est pas certain que ce soit une bonne nouvelle.