LES ANNÉES BONHEUR, KITSCH CONTEMPORAIN
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Toutes les télévisions nationales ont leurs émissions et leurs « pratiques » qui, lorsqu’elles sont vues par un œil extérieur, détonnent ou amusent. Le touriste de passage à Cuba, par exemple, pourra être assez surpris de voir apparaître Fidel Castro lui-même au beau milieu d’un bulletin météorologique 1 , et la plupart des voyageurs nord-américains mis en présence de la télévision italienne s’étonneront de la place considérable qu’on y réserve aux jeunes femmes (très) légèrement vêtues. Pour ma part, la télévision française ne me sidère jamais autant que lorsqu’elle se fait « ringarde» – ici, on dirait kétaine -, notamment avec ses programmes de variétés dont le contenu nous plonge en pleines années 1980. Les Années bonheur, diffusée depuis quelques années le samedi soir à TV5, en constitue l’illustration parfaite : déploiement ésotérique de strass et de paillettes, hallucinant pot-pourri de chansons, de danse et de numéros de cirque, mélange de variétés classiques et de talk-show, l’émission incarne avec un panache aussi « spectaculaire » qu’obsolète une certaine idée de la France profonde, la France des bals musette et de l’accordéon mise à jour par la télévision, qui offre sans honte à un public qu’on imagine facilement provincial et vieillissant un produit exploitant la nostalgie des « belles années » sur un mode faussement candide mais toujours dégoulinant à souhaits de bons sentiments.
L’émission est animée par Patrick Sabatier, ancien humoriste et imitateur à la dégaine « sympathique », et c’est lui, véritablement, qui en donne le ton. Systématiquement affublé d’une espèce de redingote de gala qui le place d’emblée en décalage complet avec toute espèce de bon goût, la posture qu’il adopte est parfaitement assumée : il est là pour mettre en valeur les invités sans jamais négliger de se placer lui-même au centre de l’attention d’une manière toute particulière, notamment en étant si apparemment servile en toutes circonstances qu’il pourrait presque paraître désintéressé, alors même que de toutes les anecdotes qu’il « partage généreusement » avec le public, il ressort qu’il fut de toutes les scènes, connaît tout le monde, est le confident des plus grands et le copain des humbles, bref que la vedette c’est lui. La manière qu’il a d’embrasser tout un chacun d’une accolade quasi amoureuse sans décrocher du regard à la caméra insistant qui le lie au public nous parle assez bien de son professionnalisme tout télévisuel, de cette manière qu’il a de se mettre en scène tel un tartuffe malicieusement débonnaire qui s’imagine le roi des ondes.
Les invités sont eux-mêmes rarement de très grandes vedettes, plutôt des semi-anonymes sur « le point de percer » ou, plus fréquemment, des has been dont la gloriole passée dépend d’un ou deux tubes qui les avaient placés sous les feux de la rampe pour un instant. Leurs performances sont secondaires (et même parfois pathétiques) en comparaison de l’occasion qu’elles offrent à Sabatier d’évoquer « l’époque des copains » et de rappeler à chacun, presque aussi ému que le performer ahuri par tant d’attention et sur le bord des larmes, combien ce bon vieux temps était formidable. Sinon, la variété des numéros présentés a de quoi surprendre, avec une place importante donnée au cirque, qui apparaît dans ce contexte de music-hall démodé encore plus ridicule que d’habitude ; il faut dire que l’idée du cirque qu’on défend sur le plateau des Années bonheur est plus proche des pistes ensablées de Monte-Carlo – d’où, j’imagine, la redingote brodée de l’animateur – que des chapiteaux géants de Las Vegas, et l’impression générale qui se dégage des performances en est une d’amateurisme. Mais Sabatier n’étant jamais plus rayonnant que lorsqu’il « donne sa chance à un nouveau talent », il est légitime de penser que même cet amateurisme relève d’un choix conscient de la production, qui travaille très fort à rendre convivial et bon enfant un plateau où tout le monde, public et vedettes confondus, se mêlent comme au beau milieu d’une fête caribéenne. D’ailleurs, le clou du show est là, dans la salle, où l’auditoire est conquis d’avance et en état de transe quasi permanente : des jeunes et des moins jeunes, des très belles et des assez moches, quelques mémés rose fluo, des beaux Brummell crêpés, toute une faune bigarrée que la caméra « surprend » en flagrant délit de plaisir coupable, souriante et détendue.
Ce qui étonne vu d’ici, c’est la facilité et la candeur avec laquelle cet univers suranné, fait de prestations de Village People et de « spécial Claude François », trouve sa place en plein Prime time sur une chaîne publique. Car si une émission comme la Star académie et d’autres telles America’s Got Talent ou So you Think you Can Dance représentent bien la manière dont la téléréalité s’est emparée des « variétés » ces dernières années, nous sommes avec Les Années bonheur face à un dinosaure, une forme en voie de disparition qui nous parle non seulement d’une autre époque, mais d’une toute autre télévision. Ici, les vedettes ne sont pas des quidams assoiffés de notoriété, de jeunes loups abreuvés dès le berceau au petit lait médiatique et qui se croient l’égal des grands, mais des personnages rassurants que la notoriété n’a pas pourris, les icones d’un autre temps, ces Années Bonheur qui sont en fait les années de la télévision tranquille, une télévision où chaque chose était à sa place. En ce sens, l’émission de Sabatier constitue possiblement un rappel que le public de 2012 est plus hétérogène que jamais, et une œillade un tantinet arrogante aux hispsters de ce monde qui, de toute façon, le samedi soir, ont autre chose à faire qu’apprécier les subtilités harmoniques de la Compagnie créole…
Notes
- J’ai moi-même vécu cette expérience singulière à l’été 2004 dans un hôtel de Varadero durant une nuit d’ouragan qui menaçait de souffler mon hôtel. ↩