LEÇONS DE REGARD
Ci-bas quelques mots du cinéaste Sylvain L’Espérance sur sa collaboration avec le directeur-photo et cinéaste Jacques Leduc, qui s’est vu remettre récemment le Prix Albert-Tessier (la plus haute distinction accordée par le gouvernement du Québec à un artisan du cinéma).
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J’ai rencontré Jacques pour la première fois alors qu’il était caméraman pour un projet de film collectif issu d’une collaboration entre la coopérative de cinéastes indépendants Mainfilm et le cinéaste Boris Lehman. Au moment de lui remettre la pellicule, un membre de l’équipe lui avait lancé cette flèche : «À l’ONF, avec quatre bobines de film, je suppose que vous ne faites même pas une demi-journée de tournage».
Piqué au vif, Jacques lui avait répondu que pour faire un bon film, il faut deux éléments essentiels : du temps et de la pellicule, c’est-à-dire du temps et du temps, et que si ces conditions ne sont pas réunies au départ, ça ne vaut pas la peine de tourner. De cette première rencontre, je me souviens aussi de mon étonnement à la pensée que le cinéaste qui venait de réaliser coup sur coup Trois pommes à côté du sommeil, L’enfant sur le lac, Montréal Vu par et La vie fantôme ait du temps à consacrer aux projets de jeunes cinéastes indépendants.
C’était mal connaître Leduc pour qui le travail collectif n’a jamais été une notion théorique mais une démarche – presque une une manière d’être – qu’il a mise en pratique à chaque fois que l’occasion de participer à un projet qui le stimulait s’est présentée à lui.
La présence que Leduc offre à ses collaborateurs et amis, il sait aussi l’offrir merveilleusement aux gens qu’il filme. Ainsi, à chaque fois que nous arrivions sur un lieu de tournage, Jacques prenait le temps de faire connaissance avec ceux que nous venions filmer et trouvait rapidement la manière de tisser un lien avec eux. Les premières fois, j’étais déstabilisé par les détours où nous amenait la conversation, mais j’ai peu à peu appris que le temps que nous prenions avec les gens les mettait à l’aise face à la caméra — caméra qui, comme un chat, montait sur l’épaule de Jacques et, toujours au bon moment, commençait à tourner.
Dans cette manière de travailler propre à Leduc, non productive en apparence, il y a une façon d’entretenir une utopie à l’échelle d’un tournage, d’une équipe de travail. C’est comme si nous étions là avant tout pour le plaisir de partager du temps avec ceux que l’on filme et que, de ce temps partagé, un film allait naître, forcément plus riche que les intentions de départ. La mise en scène en documentaire — comme dans tout le cinéma — est avant tout une question de rapport, de liens qui se tissent entre ceux qui filment et ceux qui sont filmés. Si ces liens servent le cinéma, ils le dépassent aussi largement. Quelque chose peut naître de la collaboration autour d’un film, une amitié, un monde inventé (un monde meilleur?). Jacques savait cela depuis longtemps au moment où nous avons commencé à travailler ensemble.
Il y a une scène dans Le temps qu’il fait où se condense tout l’art de la caméra de Leduc. Nous sommes à l’atelier de Marius Minier, ancien ouvrier syndiqué de la Continental Can qui travaille à son compte et recycle du métal depuis que l’usine a fermé ses portes. Il recycle, entre autres, d’anciens réservoirs d’huiles domestiques. Il doit ouvrir l’extrémité de chaque réservoir, vider l’huile résiduelle dans un baril, scier et écraser le métal. Les compagnies pétrolières se libèrent ainsi de leur responsabilité environnementale et refilent le travail à des ouvriers qui, eux, sont rejetés hors du système.
Cette journée-là, un ouvrier accompagne Marius dans cette tâche. Cet homme accepte d’être filmé mais ne veut pas parler devant la caméra. C’est un ancien débardeur qui, à la suite d’une dépression, a tout perdu : famille, maison, travail. Conscient de cette histoire, Leduc filme le travail en plan large et résiste longtemps avant de s’approcher de l’homme. C’est qu’il y a chez Leduc une pudeur face aux blessures personnelles. Là où d’autres voudraient scruter, lui, au contraire, se retire et laisse à la personne un espace privé, tout en affirmant une solidarité. Mais au moment où l’homme verse l’huile dans le baril, il se rapproche et, pendant une vingtaine de secondes, cadre en plan serré l’huile qui s’écoule du réservoir, transformant l’image en une espèce de paysage dévasté, qui est à la fois une métaphore de ce qui est en train d’être détruit dans la société et de ce qui se défait dans la vie de ces deux ouvriers mis à l’écart du système. C’est une scène qui n’a de sens que dans la durée et que je revois aujourd’hui comme un don fait par un cinéaste inspiré à un jeune cinéaste qui apprend son métier.
J’ai tourné trois films avec Jacques entre 1994 et 2002. Leur écriture est liée à sa présence, à son regard attentif, à sa générosité comme homme et directeur photo. Si j’ai fait la caméra sur mes plus récents films, je continue à recevoir de lui des «leçons de regard» qui m’accompagnent dans ma manière de penser le cinéma.