L’échiquier du vent : un chef-d’œuvre perdu du cinéma iranien
L’échiquier du vent, réalisé par Mohammad Reza Aslani (1943-), a été restauré pendant l’été 2020 grâce aux efforts conjugués de la Film Foundation’s World Cinema Project aux États-Unis, de la Cineteca di Bologna en Italie et L’Image Retrouvée à Paris. À sa sortie, en 1976, L’échiquier du vent n’eut droit qu’à une première projection incomplète ponctuée de problèmes techniques. Personne ne put donc voir, à l’époque, le film en entier et dans de bonnes conditions. Cela n’a toutefois pas empêché le long-métrage de faire l’objet de critiques acerbes et qu’il devienne aussitôt un film à bannir, tout comme son réalisateur, pour certains historiens du cinéma iranien.
L’échiquier du vent, tombé dans l’oubli depuis quarante-cinq ans, ne fut donc projeté pour la première fois en entier que le 27 août 2020 au festival Il Cinema Ritrovato à Bologne, dans sa version restaurée numérique 4K avec ses couleurs réelles. Contre toutes les attentes du réalisateur, le film y rencontra aussitôt un accueil enthousiaste auprès du public cinéphile du festival. Depuis le film a connu un succès considérable et a été sélectionné et projeté dans plusieurs festivals dont Cannes Classics et The London Film Festival (BFI).
Mais Mohammad Reza Aslani, bloqué en Iran en raison de la crise sanitaire actuelle, n’a pas pu voir cet exploit de ses propres yeux. Je me retrouve ainsi, en tant que spécialiste du cinéma d’auteur iranien, à répondre aux questions des spectateurs à la place de mon père. Lors de ces présentations, mon cerveau s’est mis à réviser le destin de ce film. Je me demande : pourquoi suis-je ici ? Surtout, pourquoi ce film, dès sa première projection en Iran, a-t-il été mis à l’écart et classé comme un film incompréhensible, alors que les spectateurs occidentaux parlent aujourd’hui d’un chef-d’œuvre ? Pourtant, cet enthousiasme vient malgré le fait que ces derniers n’ont pas forcément toutes les références culturelles, historiques et philosophiques pour avoir une lecture complète du film. Pour comprendre ce processus et répondre à ces questions, un retour en arrière sur l’histoire de ce film s’est imposé à moi.
Un premier élément de réponse réside peut-être dans les prises de position artistiques sans concession et le franc-parler de Mohammad Reza Aslani et d’autres cinéastes de sa génération, à l’encontre de réalisateurs de films qu’ils définissaient comme “populistes” (des films dit communément Film Farsi) et qui dominaient le cinéma iranien. Toutefois, en creusant davantage sur le cinéma d’auteur iranien, j’ai découvert que cet aspect humain était superficiel et que le cœur du problème était beaucoup plus profond, car l’histoire officielle du cinéma iranien avait été écrite, relayée et traduite dans le monde par de nombreux auteurs subissant la même mise à l’écart intentionnelle, ce qui constitue une lacune impardonnable pour la postérité. Ces artistes entravaient la notoriété de réalisateurs de films populistes, donc ils ont été effacés par une dynamique du mensonge chez certains critiques iraniens (pro-cinéma populiste) qui travaillaient à passer sous silence la partie la plus importante du cinéma d’auteur de l’Iran. En résumé, ils avaient cette façon de critiquer en prenant le postulat « Je n’ai pas compris, donc c’est mauvais. Alors, il faut le supprimer ».
Mais cette mise à l’écart par suppression ne relève-t-elle pas d’un problème encore plus large de la société iranienne, résultant des bouleversements subis par les iraniens avec l’arrivée d’une modernité industrielle forcée au début du XXe siècle ? Même la génération d’aujourd’hui, cent-vingt ans après, reste profondément imprégnée de ces bouleversements. Cette modernité importée, venue de l’Occident, a dû s’imposer en écrasant pour cela une structure sociale complexe, basée sur une culture millénaire persane, fondée sur la pensée mithraïste et zoroastrienne, qui avait déjà dû s’adapter à l’arrivée de l’islam au VIIIe siècle. Une modernité qui se trouvait tout à coup à rivaliser avec la pensée mystique d’Attar, Rumi et Hafez, profondément ancrées dans le sang des persanophones. Nous n’avions que des quatrains à opposer au capitalisme.
L’échiquier du vent était, par son scénario, une réflexion sociale et historique sur les dysfonctionnements mêmes de cette modernité en Iran. Cette mise à l’écart immédiate du film semble donc être un rejet, un déni du spectateur iranien face à sa propre contradiction, face à la réalité qu’il subit et dont il croit maîtriser les rouages. Ce rejet envers le film d’Aslani est le reflet d’un malaise profond au sein d’une société iranienne nue et désarmée face à un monde nouveau, parfois en contradiction avec leur culture et leur religion.
Qui est Mohammad Reza Aslani ?
Mohammad Reza est initié à l’art grâce à son oncle musicien Hossein Aslani (1932-2020). Encouragé par ce dernier, Mohammad Reza Aslani s’inscrit à la faculté d’Arts plastiques de Tehran. C’est au cours de ces années qu’il rencontre des jeunes comme lui qui cherchent tous, tel le personnage de la servante dans le film, à assurer leur avenir quoi qu’il leur en coûte. Ils vivent alors dans un régime politique et social dysfonctionnel et corrompu après le coup d’État de 1953 contre le Premier ministre Mossadegh et la “Révolution Blanche” de Mohammad Reza Shah Pahlavi en 1963. Les étudiants de la génération d’Aslani avaient grandi avec la trahison, l’hypocrisie et le mensonge de leurs dirigeants politiques et religieux.
Au début des années 1960, Aslani se rapproche alors d’un groupe d’artistes qui cherchaient à renouveler l’art iranien, rompant avec des œuvres qui leur paraissaient conventionnelles, conformistes et propagandistes. Avec cette vision bien affirmée de l’art, Aslani commence à publier des recueils de poésie et se crée déjà une réputation d’artiste d’avant-garde élitiste à dix-neuf ans.
C’est dans cet état d’esprit de recherche d’un renouveau dans l’art qu’il décide d’intégrer l’École Supérieure Nationale de Cinéma, la première à enseigner tant la technique que l’esthétique du cinéma.
En 1964, à l’âge de vingt-trois ans, il réalise son premier court-métrage : le documentaire expérimental La Coupe Hassanlou, avec lequel il se place d’emblée dans la lignée des pionniers du cinéma d’auteur en Iran, tels qu’Ebrahim Golestan (1922-), Forough Farrokhzad (1934-1967), Manouchehr Anvar (1928-) et Fereydoun Rahnema (1930-1975).
Mohammad Reza Aslani continuera jusqu’en 1975 à réaliser d’autres courts-métrages documentaires et de fictions, et se fait remarquer comme scénariste pour des auteurs tels Manouchehr Tayab (1937-2020), Kamran Shirdel (1939-), Parviz Kimiavi (1939-) et Amir Naderi (1946-). Dans ses premiers films, Aslani développe davantage une esthétique non narrative et se fait étiqueter comme “trop intellectuel”, défendant un cinéma jugé “incompréhensible”, “impopulaire” et “élitiste”.
Aslani écrit une première ébauche de L’échiquier du vent dès 1971. Son ancien professeur Hajir Daryoush, faisant partie des décideurs de la direction du département du cinéma du “Ministère de la Culture et de L’Art” il préfère signer le scénario sous un autre nom pour obtenir l’autorisation de production. En effet, quelque temps plus tôt, le jeune Aslani critiquait ouvertement, dans un entretien, le dernier long-métrage de Hajir Daryoush, ce qui a eu pour effet de se le mettre à dos ainsi que son entourage.
Bahman Farmanara (réalisateur/producteur) connaissant déjà de réputation Aslani en tant que poète et auteur réalisateur, entrevoit à cette époque une possibilité commerciale dans cette intrigue policière et accepte de produire la version finale du scénario de L’échiquier du vent en 1974.
Le film est alors prêt pour le cinquième Festival international de Tehran en novembre 1976.
La marginalisation de L’échiquier du vent
L’histoire de la projection du film était comme un tabou pour Mohammad Reza Aslani, qui n’a commencé à évoquer publiquement les détails de cette présentation que lorsque les bobines du film ont été retrouvées. Cette redécouverte sonnait comme la fin d’un deuil, comme si un espoir de justice envers son œuvre renaissait en lui. Via d’autres témoignages, j’ai pu reconstituer les détails de cette première projection.
Nous sommes en 1976, le programmateur du festival se trouve être Hajir Daryoush, toujours en froid avec Aslani. Suivant les règles du festival, le film n’aura droit qu’à une projection pour la presse et une autre pour le public. Mais les deux projections se déroulent très mal car l’image du film apparaît beaucoup trop sombre, voire noire, et les bobines ne sont pas projetées dans le bon ordre ! Aslani fait réajuster l’appareil et remettre les bobines dans le bon ordre mais l’audience, en particulier les critiques présents, avait déjà quitté la salle.
Pour la seconde projection, qui a lieu le lendemain, la salle est presque vide et les journalistes ne se sont pas donné la peine de revenir. Bien que les critiques n’aient vu que quinze minutes du film, le lendemain ils publient des critiques sanglantes contre le film. La plupart de ces critiques parlent d’une perte d’argent et réclament le remboursement du budget consacré à ce film.
Quant au jury du festival, ses membres sont contraints de retirer L’échiquier du vent de la compétition, car eux aussi n’ont pu visionner que trente minutes du film avec des bobines en désordre.
Aslani reste persuadé que le programmateur Hajir Daryoush, complice des critiques, était le responsable de ce chaos.
Pour la conférence de presse Aslani se retrouve à répondre davantage aux critiques négatives concernant la série télévisuelle Samak-e Ayyar qu’il avait réalisée quelques années plus tôt, puisque personne n’avait vraiment vu L’échiquier du vent.
Aslani racontera ainsi son vécu du festival : « C’était le moment le plus accablant de ma vie. Les critiques semblaient déjà remontés contre le film avant même son arrivée dans la salle. En fait, l’histoire a commencé avec le chef opérateur Houshang Baharlou. Ce dernier tout au long du tournage s’est montré opposé à mes décisions esthétiques et à la fin pour montrer son désaccord il ne s’est même pas présenté pour l’étalonnage et le tirage des positifs. Étant ami avec Hajir Daryoush, Bahrlou l’a probablement prévenu contre le film. D’un autre côté, avec Hajir Daryoush, on ne s’entendait pas sur le cinéma et puis il était royaliste et moi j’étais antiroyaliste. Tout cela n’a pas aidé à ce que le film soit correctement accueilli. Pour la conférence de presse, j’y suis allé à reculons, sachant qu’ils m’auraient sous la main pour m’attaquer ouvertement. Tout cela parce que j’ai affirmé que le cinéma était un art et non seulement un moyen de divertissement et j’ai marché à contre-courant du cinéma dominant de l’époque. »
Comment, trente ans après, L’échiquier du vent est reconsidéré au premier rang des films d’auteur
Après l’instauration du gouvernement islamique en 1980, la société de production du film, en raison de ses accointances avec la famille Pahlavi, est fermée, et tous ses films sont saisis. L’échiquier du vent est interdit en raison de ses scènes de nu, de l’évocation de l’homosexualité et du personnage de Haji Amou, un marchand religieux.
Aslani, étant en désaccord idéologique avec ce gouvernement islamique, se retrouve encore plus marginalisé et se voit indirectement interdire de réaliser des longs-métrages de fiction. Le ministère de la Culture et de l’Orientation déclare alors que les négatifs et les positifs du film sont perdus. Seule une copie VHS censurée de très mauvaise qualité circulera dans les circuits parallèles.
C’était à mes dix ans que, pour la première fois, j’ai pu découvrir les films de mon père grâce à cette copie VHS de L’échiquier du vent où le passage de la censure détruisait la compréhension de l’histoire et la temporalité du film. C’est en découvrant ses films que j’ai compris quel était le travail de mon père. Avant cela, je ne savais même pas comment remplir la case “profession du père” dans les formulaires de l’école. Quand je lui demandais quoi mettre il me répondait : « Dis que je suis un rêveur. » ou « Dis que je suis le Majnoun de l’image et du son. » Il se référait à l’histoire de Leyli et Majnoun (qui signifie “follement amoureux”) de Nezami dans laquelle Gheysar est fou amoureux de Leyli. J’avais donc choisi la seconde option, tout en sachant qu’elle resterait très floue et énigmatique pour les adultes. J’ai utilisé cette appellation pendant plusieurs années, sans recevoir de commentaire. Mais une année, après avoir rendu le formulaire à ma maîtresse, cette dernière s’est tournée vers moi et m’a dit : « Alors, si ton père est le Majnoun (“le fou amoureux”) de l’image et du son, dis-lui que moi aussi je suis la Majnoun (amoureuse) de ce qu’a fait ce Majnoun (fou) » et, tous les deux, nous avons baissé la tête en silence. J’ai ressenti alors cette même vague de nostalgie et cette sensation d’étouffement dues aux interdits, chez ma maîtresse, exactement comme chez mon père. Je me souviens alors de m’être dit « Un jour, je ferai comprendre à tout le monde que mon père, ce Majnoun, est un amoureux, mais pas un fou. »
En grandissant, j’ai compris que mon père et ses amis cinéastes Arby Ovanessian, Manouchehr Anvar (1928-), Parviz Kimiavi, Kamran Shirdel, Khosrow Siani (1941-2020) et Bahram Beyzai (1938-) ne relevaient pas d’une interdiction directe du gouvernement iranien, mais étaient en fait interdits d’exister en tant que cinéastes par une partie de la critique iranienne qui voulait que seulement existe le cinéma populiste. Le gouvernement iranien privilégiant la production des films populistes fragilise davantage le cinéma d’auteur.
En 2000, un jeune critique et historien du cinéma iranien, Said Aghighi (1970-), après avoir vu la mauvaise copie VHS de L’échiquier du vent, écrit un article dans lequel il défend la valeur esthétique du film et son importance dans l’histoire du cinéma iranien.
L’article entre en résonance avec les circuits cinéphiles de la nouvelle génération et permet qu’enfin un producteur accepte de produire son deuxième long-métrage de fiction, La flamme verte. Mais les mêmes critiques condamnent ce nouveau film sans avoir d’argument cinématographique convaincant. Ce qui fait qu’en 2021, Aslani n’a toujours pas trouvé de producteur souhaitant l’accompagner pour faire une nouvelle fiction, et il est redevenu le rêveur, le Majnoun de l’image et du son.
Un coup de chance pour L’échiquier du vent et un espoir de restauration
En faisant mes recherches de thèse, avec l’aide de mon frère Amin, nous avons trouvé, en 2015, la trace des négatifs de L’échiquier du vent. La société Badii, où les négatifs ont été développés, avait jeté une partie de ses archives dans une brocante dédiée aux accessoires et costumes de film “vintages”. Aslani achète aussitôt les onze boîtes de métal que notre famille croyait perdues et les fait envoyer à mon attention en France via une société privée pour éviter tout contrôle de l’État, car le film est toujours officiellement interdit en Iran. Nous cherchons alors des solutions afin de pouvoir restaurer le film, pour lui donner une nouvelle chance d’être projeté. Ce n’est qu’en 2019 que j’ai recontacté via Ehsan Khoshbakht (le co-directeur du festival de cinéma Il Cinema Ritrovato) Cecila Cinciarelli, à la fois co-directrice du festival et Head of Research & Special Projects à la Cineteca di Bologna. Celle-ci obtient un partenariat avec The Film Foundation’s World Cinema Project aux États-Unis pour que L’échiquier du vent soit restauré dans les meilleures conditions.
Aujourd’hui L’échiquier du vent est à nouveau visible dans une version restaurée numérique 4K, et je me retrouve devant les spectateurs attentifs et curieux, à recevoir leurs félicitations et à répondre à leurs questions à la place de mon père, bloqué en Iran. Ma joie de voir ces réactions est partagée avec l’amertume que mon père ne puisse toujours pas savourer cet éloge mérité.
Mohammad Reza Aslani a continué à exister dans le cinéma iranien via des films de commande dans lesquels il parvient à défendre son esthétique propre et sa vision exigeante du cinéma. Jusqu’à aujourd’hui, Aslani est systématiquement perçu comme un documentariste, faisant oublier le reste de sa filmographie et ses œuvres de fiction.
Après cinquante années d’illusions perdues, les yeux de mon père sont pourtant toujours aussi perçants et brillants, et il défend le cinéma d’auteur avec la même persévérance. Contre toutes les injustices que dut subir L’échiquier du vent, le temps a fini par répondre à ceux qui voulaient le voir disparaître : « échec et mat ».
Grâce à la réhabilitation de ce film avec l’aide de ceux qui ont cru dans le travail d’Aslani, j’ai finalement réalisé mon vœu d’enfant et, maintenant, le nom de mon père ne disparaîtra plus jamais de l’histoire du cinéma iranien. Mais il reste encore de nombreux Majnoun de l’image et du son à défendre, et il est encore temps de leur donner une voix.