Le voyage immobile
Le Voyage Immobile de Ghassan Salhab et Mohamed Soueid. Présenté dans la section Forum Expanded.
Le film est un territoire dira Ghassan. « Mohamed est à Dubai, je suis à Beyrouth.» Dans l’art du déjeuner, Montréal n’a franchement rien à envier à Berlin. Malgré la lumière du matin, je note par contre qu’on allume aux tables de petites chandelles bon marché. Leur chaleur bienveillante accuse le soleil de s’absenter même durant le jour. La serveuse marche sur le bout des pieds. Je revois Ghassan qui se remet encore de ses émotions d’avoir assisté, grâce à Hors Champ, à une rétrospective complète de ses œuvres. La preuve, il ne s’est pas rasé depuis Montréal. À la Berlinale, il présentait Le Voyage Immobile, un film coréalisé avec Mohamed Soueid dont le travail louable a fait l’objet de quelques textes, par ici et par ici. Du point de vue de Ghassan, leur film s’inscrit en continuité avec ce qui le précède. La parole et le personnage sont absents. Ce sont les lieux, Dubai et Beyrouth, qui communiquent entre eux et qui forment un territoire cinématographique, un endroit libre, imaginaire et tragique. En écoutant le film, comme aime le dire Ghassan depuis son passage en Québec, vous penserez peut-être au Laval de votre enfance et à tous ces camions qui venaient pourtant y construire quelque chose. Vous argumenterez que Laval n’est pas Beyrouth, Dubai, encore moins, mais dans ce double portrait, précis, joueur et enchanteur, l’imagination s’attarde à définir le devenir d’une ville, de deux villes, que d’une part la guerre a ravagé et que, d’autre part, l’argent a transformé… et d’une troisième, si vous voulez, celle de votre choix, dans mon cas, Laval, que les politiques brunes du maire Vaillancourt ont complètement défiguré.
J’ai eu envie de revenir avec lui sur son premier film. Vous voyez comme j’aime la gymnastique ? Beyrouth Fantôme est quelque chose qui m’a semblé rare et précieux. Ghassan, qui ressemble étrangement (peut-être à s’y méprendre) à un sympathique Germain Houde, lui reproche de trop chercher à dire. Je sais quand même dans ce premier film de Ghassan une scène, pénétrée par le génie de la douceur, qui résume la trajectoire de l’œuvre dans toute sa complexité et dont je charge ici l’écriture de figer dans la compote la figure de sa justesse. Vous y verrez la retenue, la simplicité, le mystère, tout, dans le colimaçon du furieux et du bruyant de la guerre et de la méchanceté, mais de la méchanceté toute grise. Pas facile à cerner, la méchanceté ! Tout cela va de soi. Filmer la destruction est une chose. Filmer les coupables en est une autre. Les ingrédients magiques de la scène sont le mystère et l’humour. L’un argumente avec l’autre avec l’intention bien sournoise de priver son interlocuteur de toute sa force fantastique. Le mot fantastique n’est pas anodin. Il renvoie à ce fantôme qui se nomme Khalil. Il est dans Beyrouth Fantôme celui que vous pourriez qualifier de personnage central. Nous découvrons le fantôme alors qu’il est là, assis dans sa chambre d’hôtel, méditant, seul. Il demeure seul jusqu’à ce qu’une bonne le surprenne dans sa quiétude avec une bienveillance maternelle et curieuse, peut-être pour moi, libanaise et exotique. Patate chaude ! Insistant pour faire la chambre du fantôme qui n’en sort plus depuis une semaine, la bonne y oublie son seau d’eau et lorsqu’elle revient pour le récupérer, ouvre la porte de la chambre qui percute le visage du fantôme. C’est un fantôme, mais il est bien de chair et d’os ! La porte est là pour nous le confirmer. Ainsi, on nous présente le mystérieux fantôme qui erre dans sa chambre, à l’abri des bombes et des mitraillettes, mais à la merci des portes et de la bienveillance des bonnes !
Cette scène, fouillez-moi pourquoi, hante toute ma lecture de l’œuvre. J’y reviens constamment comme un idiot. Elle sera l’origine de mon voyage immobile, une formule balsamique, mais qui porte le cachet de ce que je perçois comme un repli. Dans Beyrouth Fantôme, de la chambre, lieu de prédilection et de retraite, voir La Montagne, Ghassan passera de cette crainte de tout dire, à celle, de ne rien dire, mais d’observer, de la fenêtre, cette chambre qui se transforme en voiture, ou vice versa, cette chambre quand même ou cette caméra, ce que vous voulez, qui écoute le bruit du dehors, ce film d’appartement(s) qui devient une oreille et une bouche, une sorte de monstre à deux têtes qui va naître du dialogue et former le nouveau territoire. « Mohamed est à Dubai, je suis à Beyrouth.» Faire de la gymnastique.