La différence et l’indomptable laideur

Le récit biographique dans l’œuvre de Donigan Cumming

Version rééditée d’un texte originalement paru dans le coffret DVD “Controlled Disturbance”, regroupant toute l’œuvre vidéo de l’artiste canadien Donigan Cumming (info).


Au commencement, avec les deux premières oeuvres vidéo de Donigan Cumming, une réalité vient tout de suite donner une consistance aux images, un thème s’impose, attaqué sans détours : la mort. Dans A Prayer for Nettie (1995) et Cut the Parrot (1996), la caméra est consciente d’une absence, la vidéo accompagne un deuil, ou devient même une veille, avec tout ce que le rite implique : prières, souvenirs, traces d’un passage, d’un lieu habité ou brûlure de « la dernière cigarette » sur le plancher. Force des circonstances en partie, car Nettie Harris, modèle du photographe pendant de nombreuses années, s’éteignait au moment où Cumming commençait à travailler en vidéo.

Pretty Ribbons, photographie, 1991.

Ce triste événement était suivi par la mort d’Albert, un autre collaborateur, dont Cut the Parrot marquait le deuil. Ainsi, tout en répondant à l’un des échos immémoriaux de l’impulsion artistique – se préparer à la mort – le travail qu’amorçait Donigan Cumming en vidéo indiquait ses repères, exposait ses tensions internes ; d’abord l’expérimentation ne serait pas séparée du drame, et puis l’enregistrement de « la vie » ne se ferait pas sans passer par des vies en particulier, par la vie de quelqu’un. Et la caméra, ou le dialogue, cherche pour chaque sujet à se fixer dans son élément vital (son corps, ses affaires personnelles, son appartement, ses relations affectives…), si bien qu’on s’introduit autant dans un « écosystème » que dans un champ anthropologique. Sous l’objectif insistant qui écarte toute pudeur, le déploiement d’une séquence ressemble parfois davantage à un corps à corps qu’à un regard, nous respirons le même air que la personne filmée.

Après ces singulières méditations sur la disparition, dans ces premières œuvres qui ont produit une forte impression dans le paysage vidéographique et le monde de l’art contemporain, les oeuvres qui suivent jusqu’aux plus récentes reflètent un thème commun qui n’est pas étranger au premier : la survie. L’auteur suit les fils par lesquels, dans l’épreuve, ses personnages s’accrochent à la vie. Luttes contre la maladie, contre les dépendances, l’effondrement émotionnel, les défaillances du corps, le constat des conditions d’un logement ou l’inventaire des médicaments à prendre, les gens filmés sont des survivants (After Brenda, Erratic Angel, If only I, Four Storeys, Wrap, etc.). Parfois, même leur seule présence à l’écran semble affirmer cette évidence : « je suis encore là ».

Voilà qui guide, pour l’auteur, la recherche et l’intérêt pour certains récits. Mais au départ, la simple insistance sur la captation du récit d’un individu dégage une ligne de force dans l’œuvre de Cumming : la dimension biographique. On apparenterait alors Donigan Cumming à ces sociologues qui, au contraire des grands ensembles de faits, des structures, appuient leurs recherches sur les données biographiques, sur ce qu’ils nomment simplement le « récit de vie ». Mais c’est là rester souvent dans la sphère purement subjective, ne pas croire possible ou pertinent de sortir du sens qu’une personne donne à ses actes, se contenter de relever platement l’interprétation qu’elle donne elle-même de ce qui lui arrive. Nous ne sommes pas loin, non plus, de la foi inébranlable accordée au « témoin » dans le reportage télévisuel. Cumming, quant à lui, autant accueille-t-il le récit, autant il le malmène, diverge, doute, manipule. Donc, en bon sociologue moins aveuglé par le relativisme individualiste, il dépossède en partie l’acteur du sens conçu par celui-ci sur lui-même. Le forçant dans le monde du jeu, dans son espace à lui, dont il établit les règles, formelles et narratives, c’est notre regard qui est alors en cause, entre la foi et le doute. Il n’y a plus de code pour entrer en contact avec l’image d’un autre être humain. Tout ne devient pas pour autant mensonge et artifice, l’ébranlement du « véridique » appelle une autre couche du réel à se manifester. Les règles (improvisation, cadrages, mise en scène) ne deviennent intéressantes que dans la mesure où elles peuvent être transgressées, débordées. Et c’est bien parce que le sujet ainsi travaillé est humain, et non un paysage ou un document d’archive, que le débordement a lieu.

Si l’on parle de documentaire dans l’œuvre de Cumming, c’est dans cette perspective qu’on doit l’aborder, entre les règles du jeu, qui offrent une résistance au réel, et le débordement, susceptible de contenir un fragment inaltéré du réel. La résistance est justement ce qui aide à pressentir l’existence d’une chose difficile à voir, à saisir. Tout comme c’est en résistant à un pouvoir qu’on peut en sentir la force réelle, en résistant au sommeil qu’on saisit mieux son mécanisme dans le corps et la pensée, en résistant aux contraintes sociales qu’on perçoit leur assimilation normalement inconsciente, il est possible que ce soit en résistant au réel, à l’illusion qu’il donne de lui-même, qu’on aiguise les sens à son endroit, qu’on le provoque à agir. Donc, l’effet de réalité crue, que Cumming est bien conscient de produire, braquant par exemple sa caméra en gros plan continu sur un visage ou le corps nu d’une personne âgée, n’a d’égale que sa méfiance envers notre capacité de percevoir la réalité pour ce qu’elle est.

À ce titre, il est utile de rappeler que dès ses débuts en photographie, Donigan Cumming était directement impliqué dans une critique épistémologique du documentaire, c’est-à-dire qu’une des intentions explicites de son travail était de poser la question : comment l’image documentaire peut-elle prétendre à une représentation fidèle, ou à une connaissance légitime, de la réalité ? La question n’aurait d’abord pas lieu d’être, si l’histoire de la photographie et du cinéma n’avait vu émerger des approches diverses et divergentes dans la représentation du réel, ou si l’on avait toujours cru qu’il suffisait de faire tourner la caméra pour enregistrer et « comprendre ». Disons qu’en ce sens, on peut situer les vidéos de Donigan Cumming à l’opposé du cinéma-vérité (ou direct, « candid eye »). Ce dernier consiste à filmer les choses le plus objectivement possible, puis à choisir, discerner, juxtaposer au montage ce qui peut constituer une « lecture » de la réalité. Mais Cumming intervient à la source, impose sa présence et son imaginaire dans la situation qu’il filme. On rapprocherait davantage cette démarche de celle de cinéastes comme Werner Herzog ou Robert Morin.

Dans ses courts métrages des années 80, tournés en vidéo, Morin travaille avec des « vraies personnes », mais à partir de leurs histoires réelles il scénarise, dramatise et joue habilement sur deux plans du langage cinématographique : les codes de crédibilité du réel propres au documentaire et la structure classique de la narration fictive. Herzog quant à lui dit être à la recherche d’une « vérité extatique », et non esthétique, ni factuelle. Il signifie par là qu’en tournant un documentaire, il n’hésite pas à inventer des scènes, à dire à ses protagonistes quoi dire et quoi faire, du moment qu’il croit mieux exprimer ainsi une vérité qu’il soupçonne en eux. Par exemple, dans Little Dieter Wants to Fly, l’histoire d’un homme d’origine allemande qui fut pilote pour l’armée américaine au Vietnam, fut fait prisonnier et s’évada dans la jungle, il y a une scène où on le voit ouvrir et fermer à répétition les portes de sa voiture et de sa maison, telle une manie, une habitude acquise pour bien prendre conscience de sa liberté. Mais la scène est fausse, ou disons imaginée par Herzog, qui avait vu dans la maison de son personnage une série de peintures bon marché dans lesquelles il y avait toujours une porte ouverte. Ce n’est pas en filmant la vie quotidienne réelle de cet homme ou les peintures au mur, mais en créant un geste, une scène inventée, que Herzog a cru pouvoir exprimer la « vérité extatique » de l’homme libre qui a survécu au pire. Nombre de passages dans les vidéos de Cumming sont du même ordre, qu’ils soient outrancièrement joués ou foncièrement réalistes, l’idée est d’introduire, au tournage, des actions susceptibles de révéler une part de réalité autrement muette.

Il n’en demeure pas moins qu’aucune des différentes approches du documentaire, du moins lorsque l’auteur est conscient du problème, n’a totalement raison et ne l’emporte définitivement sur les autres. À bien des égards, il s’agit d’un faux débat, puisque dans tous les cas, au montage ou dans la manipulation d’une situation, c’est la subjectivité du cinéaste qui permet d’outrepasser le recensement superficiel des faits. Le contraire serait aussi absurde que de seulement regarder un arbre en espérant qu’il laisse tomber ses fruits, il faut le secouer. Comme spectateur, il faut aussi être secoué pour réveiller la perception en face de la réalité. L’antithèse de tout cela, c’est bien entendu la télévision, dont la forme n’implique pas ces questions (ou les règle d’avance). Il s’agit d’un moule, toujours en place, qui façonne et transmet le réel en continu, pour un regard engourdi et dont la continuité n’est jamais brisée. Même lorsqu’il s’agit de « télé-réalité », on voit bien que les images (et les personnages, thèmes, styles visuels) s’inscrivent en parfaite continuité avec les standards du monde fictif de la télévision. C’est ce qui, dans la culture des images, fait la pertinence des diverses approches du documentaire en général et du travail de Donigan Cumming en particulier.

Si la théorie veut rendre sa légitimité au documentaire comme forme d’art, ce doit être en construisant des ponts entre le subjectif et l’objectif, entre le personnel et l’universel, et non dans les règles d’un traitement plus ou moins exhaustif et neutre d’un sujet et des faits. Toutefois dans la pratique on se lasse de ces termes, car on est pris dans l’exigence d’une relation concrète et paradoxale avec la réalité, faite de réciprocité et de conflits.

Chez Cumming, cette relation avec son sujet fait toujours en elle-même partie du drame, il croit en la vertu de l’intégrer au produit final, de ne pas l’épargner au spectateur, gardant ses commentaires hors cadre, trouvant sa réflexion dans les lunettes d’un personnage, captant le bruit grinçant de ses mains sur la caméra… La pensée contemporaine semble souvent jongler avec le subjectif et l’objectif, le particulier et l’universel, la ressemblance et la différence, comme des pièces d’un puzzle qui ne s’emboîteraient sous aucun angle, problème dont les implications actuelles sont autant politiques qu’artistiques. En fait, l’universel ne s’atteint qu’en passant par le particulier, et la différence permet autant de faire exister l’autre que de jeter un éclairage nouveau sur ce que nous sommes et ce que nous avons en commun.

La différence est au cœur du travail de Cumming, puisque si nous sommes d’abord secoués, c’est parce que nous regardons à l’écran un autre qui est radicalement autre, en qui il ne nous est pas commun de se reconnaître. Ces gens consituent le « monde » de l’œuvre de Cumming, un monde aussi différent de celui du cinéma que de celui que la plupart d’entre nous avons l’habitude de côtoyer : vieillards, itinérants, alcooliques, des gens tombés quelques part dans les limbes de la société, un homme sortant de prison, une femme ayant une légère déficience mentale, une autre ayant perdu ses jambes dans une récente tentative de suicide… Comment faire en sorte que cette différence radicale, après le choc de la première rencontre, ne soit pas à nouveau figée dans une représentation, fixée dans le monde des images ? Comment éviter qu’elle ne soit neutralisée dans l’esthétique, assimilée à la « signature » de l’auteur ou à un courant artistique ? Donigan Cumming s’obstine, simplement, à travailler la réalité, à regarder là où on ne doit ou ne veut normalement pas regarder, en restant tout proche avec la caméra, sur les imperfections de la peau, dans une bouche édentée, dans une cuisine sale. Bref, sur ce à quoi le regard ne s’habitue pas : la laideur. La reconnaissance de l’autre, et ultimement de soi dans l’autre, doit à un moment ou l’autre franchir ce seuil, par-delà les frontières physiques et morales convenues. Peu importe le jugement que chacun peut porter sur les façons dont l’artiste opère la transgression, qu’on l’accepte ou la rejette, entre le rire et la grimace, du moment qu’elle est faite et qu’on regarde s’ouvre à nous un nouvel espace fertile, celui, peut-être, de ce que Nietzsche appelait « l’art de l’âme laide » :

« On prescrit à l’art des limites beaucoup trop étroites en exigeant que s’y expriment uniquement l’âme réglée, moralement équilibrée. Tout comme dans les arts plastiques, il y a en musique et en poésie un art de l’âme laide, côtoyant l’art de la belle âme; et les effets les plus puissants de l’art, briser les âmes, mouvoir les pierres, changer les bêtes en hommes, c’est peut-être justement cet art-là qui les a surtout réussis. »

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D. Cumming (dans My Dinner With Weegee)