Entretien avec Jean-François Lesage

Le plaisir de “creuser sur place”

Le 16 février 2018.
Je me suis posée avec Jean-François Lesage dans son appartement montréalais au coin de Mont-Royal et St-Denis pour discuter de ses films. Il venait de terminer
La Rivière Cachée, son dernier film, montré quelques mois auparavant en première mondiale aux RIDM 2017, où il a remporté le Prix spécial du Jury de la compétition nationale longs métrages. Au milieu de notre conversation il a commencé à neiger. On était encore en plein hiver. Aujourd’hui, fin mai, en plein printemps, après le passage du film aux RVQC en février et à Visions du Réel en avril, je retranscris cette rencontre à l’occasion de la sortie de La Rivière Cachée en salle à Montréal.

Une rivière cachée en plein été.

Hors Champ [HC] – Je crois que je vais centrer principalement ce dialogue autour des trois derniers films que tu as réalisés : Conte du Mile End (2013), Un amour d’été (2015) et La rivière cachée (2017). Commençons par parler du rapport au lieu. C’est très clair, et c’est presque même la prémisse de ces trois films, que ton dispositif se déploie à partir d’un lieu. Est-ce que tu vois le lieu comme un élément déclencheur ? Ce rapport au lieu, quand est-ce qu’il arrive dans le processus ?

Jean-François Lesage [JFL] : Je pense que c’est vraiment le tout début du projet. Il y a d’abord un lieu. J’aime beaucoup l’idée de studio à ciel ouvert, de me limiter à un lieu, puis de l’explorer et d’y revenir à chaque nuit ou à chaque fin de journée dans le cas de La rivière cachée. C’est une espèce d’ascèse où tu loues une caméra pour 50 jours puis tu y vas à tous les jours sauf quand les conditions météo sont pourries. Être circonscrit à un lieu. Dans le cas de La rivière cachée, quand j’y pense, je trouve que c’est quand même assez extrême parce que tout le film se déroule entre quatre rochers. Alors le fait d’y retourner, ton regard est obligé de voir ce lieu-là d’une autre façon. Entre la première puis la 50e journée, il y a quelque chose qui s’approfondit. Dans ses Notes sur le cinématographe, Robert Bresson parle de “ creuser sur place “, j’aime ça comme idée. On se donne des limites puis à partir de là on essaye de…

HC – d’épuiser…

JFL – Oui, de découvrir. Même si c’est un univers limité, il y a peut-être des possibilités illimitées. J’aime beaucoup fonctionner de cette manière-là, jusqu’ici. Le fait d’y retourner tous les jours est vraiment important pour moi. Il y a toujours des journées qui sont vraiment désagréables, où on se fait juste dévorer par les moustiques et il n’y a personne qui vient se baigner dans la rivière. Mais toutes ces journées-là sont importantes parce qu’ils font qu’au moment où il va se passer quelque chose tu vas être présent et tu vas essayer de bien le saisir.

HC – Au fait, tu te places dans une certaine disponibilité par rapport à ces lieux-là. Je trouve qu’il y a un mouvement très parlant qui s’est opéré depuis Conte du Mile End jusqu’à La rivière cachée, ce lieu qui se circonscrit de film en film, jusqu’à se contenir entre quatre rochers…

JFL – Oui c’est un bassin…

HC – Alors que dans Conte du Mile End, c’est un lieu qui a des limites qui sont toujours en train de bouger. On n’est jamais sûr de quelle rue à quelle rue s’étend l’espace que tu as choisi… Dans Un amour d’été, les limites sont claires, tu es sur le Mont Royal. Il y a comme un mouvement de… tu as utilisé le mot “ circonscrit “ je trouve qu’il est très bien placé à ce niveau-là. Je me demande alors, par rapport à la phrase que tu cites de Bresson, “ creuser sur place “, quels sont les outils que tu te donnes pour creuser… What’s your shovel ? Un de tes outils, à mon avis, c’est la parole. L’espace que tu donnes à la parole, l’espace que tu arrives à créer à travers ce dispositif et qui fait surgir une intimité qui est presque envahissante. À des moments c’est malaisant… Conte du Mile End s’ouvre sur une rupture où tu transgresse presque une intimité, et dans ce cas, c’est vraiment la parole qui permet de creuser…

JFL – Je suis toujours un peu à la recherche de confidences. Les deux premiers films sont nocturnes parce que les gens sont peut-être plus ouverts à faire des confidences la nuit, à des heures tardives. C’est la même chose pour La rivière cachée et le crépuscule. Il y a un contexte que je croyais propice à la confidence : celui de s’asseoir sur une roche au le bord d’une rivière. J’aime aller à la rencontre des gens par le truchement du cinéma parce que tout à coup j’ai un prétexte. J’ai une caméra dans la main qui me permet d’aller me coucher à côté de deux amoureux qui sont dans un sleeping bag sur la montagne ou de rentrer dans la vie d’un couple de 50 ans qui se questionne sur des moments clés de leurs vies. J’aime pouvoir aller frapper à toutes les portes parce que j’ai une caméra dans la main. C’est ce que j’essaye de définir d’un film à un autre. Il y a eu énormément de rencontres pour chaque tournage mais j’en ai gardé 7 ou 8 dans La rivière cachée et une vingtaine dans Un amour d’été. Dans Conte du Mile End les rencontres qui figurent dans le film sont plus nombreuses aussi. C’est sûr que je recherche une qualité d’intimité mais je cherche aussi à être surpris, à aller moi-même vers l’inconnu. Je cherche à aller vers des vies qui se passent en parallèle à la mienne et dont je ne connais rien, et j’ai le goût de rentrer dans cette bulle-là par le truchement d’un film. C’est vraiment ce qui m’attire.

Il a voulu parler d’amour avec un centenaire.

HC – Dans les trois films, on retrouve plusieurs voix qui circulent dans les lieux que tu filme. Lorsque tu choisi tes personnages, est-ce que tu es conscient des différentes classes sociales auxquels ils appartiennent ?

JFL – Lors du tournage, j’essaye d’avoir une grande diversité de personnes à filmer. Dans Un amour d’été il y a eu 200 rencontres pour finir avec un film de 20 rencontres. Dans La rivière cachée il y a eu une centaine de rencontres. J’étais préoccupé par le fait qu’il devait avoir un équilibre entre les gaspésiens et les touristes. Je voulais avoir les deux. Au début d’un film, je cherche à avoir un échantillonnage qui est divers et qui inclus toutes sortes de conditions sociales, de cultures et d’âges. Plus je plonge dans le film et moins je me préoccupe de ça, et ce qui devient plus important c’est comment les propos résonnent avec l’itinéraire du film. Parfois l’itinéraire du film fait que certaines scènes intéressantes sont exclues. Mais je suis content aussi, ultimement mes choix ne sont pas guidés par la représentation. Il n’y a pas de quota. J’arrive avec un film qui doit résonner pour moi aussi, dans ce que les gens disent… un film qui suit un chemin cohérent. Mais vu que j’ai fonctionné au départ en ayant un grand bassin de personnages, je me dis qu’il doit y avoir une diversité à un moment donné… Et il se peut qu’il n’y en ait pas aussi, et qu’on me dise que ce ne sont que des grands bourgeois qui parlent dans mes films, mais je ne crois pas que ce soit le cas jusqu’ici en tout cas.

HC – Par exemple, l’itinérant dans Conte du Mile End, je le sens trop court. Je n’ai pas eu l’occasion de passer du temps avec lui. Et du coup je l’ai senti tel un échantillon et non pas une rencontre.

JFL – Il y a aussi le monsieur de 100 ans dans le film…

HC – Oui… avec lui on passe du temps… c’est peut-être en fin de compte une histoire de temps. Avec l’itinérant, j’ai senti que c’était trop passager…

JFL – Mais j’aime ce genre de films et de récits qui sont construits sur une suite de rencontres. Comme Le Petit Prince, il circule d’une planète à l’autre, il rencontre plusieurs personnages… une rencontre qui en amène une autre, et qui en amène une autre. Des rencontres qui sont forcément avec des gens très différents. Mais sur le Mont Royal c’était compliqué parce que je tournais très tard la nuit… on y trouvait que des jeunes… le monsieur de 100 ans je n’allais pas le rencontrer sur le Mont Royal au milieu de la nuit…

HC – Et la force ici, quand tu parles de rencontres, c’est que tu n’es pas du tout dans la nécessité d’introduire. C’est fabuleux, tu nous jettes, avec le cut, à l’intérieur de moments très intimes, et ainsi des registres de parole très différents se succèdent…

JFL – Oui il y a plein de niveaux d’expressions différents. J’aime ça la parole. C’est aussi le pouvoir du documentaire, d’activer la force de la parole… la parole dans la vraie vie où on s’entrecoupe aussi. Où on ne parle pas à tour de rôle…

Il me disait que même un excellent scénariste n’aurait pu écrire de tel dialogues.

HC – Qu’est-ce que tu fais avec ta caméra à ces moments-là ? Quel est ton réflexe ? Est-ce que tu es pris par le désir de vouloir tout suivre ? Ou fais-tu un choix quand il y a beaucoup de sources de paroles qui s’entrelacent ?

JFL – Je fais toujours des choix. Je ne fais jamais des champ / contre champ, mais je choisis un point d’attention. Les protagonistes en sont conscients. Lors de la scène sur le rocher entre Loïc et Amélie dans La rivière cachée, c’était clair que je la filmais elle. C’est des choix souvent instinctifs, et je ne me gêne pas de déplacer la caméra durant la conversation. La conversation dure trois ou quatre heures, alors je me déplace.

HC – Tu n’as pas peur de perdre quelque chose ?

JFL – Non, jamais. Il y a même une journée où j’ai tourné des autochtones qui nageaient dans la rivière. C’était extraordinaire ! Une des rares journées où j’avais un sourire. Leur énergie était magnifique ! En essayant de leur montrer les images sur la caméra, je me rends compte que j’avais fait une manipulation qui a corrompue la carte. J’ai quand même eu un petit deuil de trois jours à faire, mais je me suis dit que puisque je retourne à la rivière à chaque jour, il y aura d’autres choses. Ça fait partie de mon processus aussi ! Récemment, je travaillais la photo sur un film où le réalisateur s’est fait voler son disque dur de la première semaine de tournage. Mais ce n’est jamais bon la première semaine de tournage. Il faut du temps pour que les choses se placent. Pour Conte du Mile End et Un amour d’été, je ne pense même pas avoir montré la première et la deuxième semaine à mes monteurs, et avec La rivière cachée on a peut-être commencé à visionner à partir de la deuxième semaine. Ça se pourrait qu’un jour un film tourné sur huit semaines soit en fin de compte monté à partir de la dernière semaine de tournage uniquement. C’est peut-être même le film idéal, tout ce processus pour finalement avoir une semaine où les moments de grâce se suivent jour après jour… Puis je cherche aussi à être surpris par ce qui va se passer dans mon lieu. Par exemple, cette femme qui marche d’un rocher à l’autre au début de La rivière cachée, tu ne tombes pas là-dessus les premières 5 minutes passées dans le lieu… tu tombes là-dessus parce que tu es dans un état de réceptivité, un état quasi-méditatif… pendant des jours… Et quand tu vois apparaître une scène pareille tu essayes à ce moment-là de ne pas rater ton coup. Ça devient vraiment intense !

En chinois, il lui dit : “ sans le brouillard le soleil nous éblouira “.

HC – On sent une recherche de style qui se forme petit à petit d’un film à l’autre. C’est-à-dire dans Conte du Mile End, on est dans une forme beaucoup plus éclatée, une main, parce que c’est toi qui tiens la caméra, qui cherche à quoi ressemble ses images, qui cherche ce qu’elle a envie de filmer. Je crois que ce n’est pas par hasard du tout que le personnage est un des points d’accroche dans ce film, c’est à travers lui que ce film se fait. Après, dans les deux autres films, tu laisses aller ce personnage… ce sont des éléments tel la montagne et la rivière qui deviennent personnages. Il y a aussi des thèmes visuels que tu travailles, comme le grain, le vert, les lumières stridentes dans Un amour d’été, ou bien la douceur dans La rivière cachée.

JFL – Je me suis toujours amusé dans les films précédents à faire des réglages peu orthodoxes. On me dit qu’il ne faut jamais tourner en 12000 ISO, mais j’aime aller dans ces zones-là, et pas seulement parce que ce sont des interdits mais pour le plaisir d’explorer. Dans La rivière cachée j’avais travaillé pour obtenir des lumières froides. Tout était bleuté, les peux étaient blanches, pour ceux qui ont la peau blanche, c’était très froid. Puis le coloriste avec qui je travaille a proposé quelque chose de complètement différent qui allait dans une direction opposée. Il a ensoleillé les éléments d’avantage, pour qu’ils soient plus terreux, pour qu’on sente le brun des roches. Je me disais que la musique que j’ai choisie est déjà très froide, qu’elle exprime la beauté mais aussi l’angoisse et l’idée de réchauffer tout cela me plaisait. Ce contraste me plaisait. D’ailleurs, quoi de pire qu’une attaque de panique à 3 heures de l’après-midi ! Bon une attaque de panique à trois heures du matin… tu es fatigué, tu te dis que ce sont les démons de la nuit… alors que si ça t’arrive à 3 heures de l’après-midi, là c’est terrible !

HC – Tu cites une phrase de Robert Walser en exergue du film : “La nature, mon cher frère, est grande d’une façon tellement mystérieuse et tellement inépuisable qu’au moment même où l’on s’en réjouit, on en souffre déjà”. Je retrouve dans ce prologue cette ambivalence constante entre la nature romantique, celle qui éblouie, et la nature angoissante.

JFL – Il y avait trois émotions que j’avais senties sur le lieu de tournage et que j’ai voulu faire porter au film : l’angoisse existentielle, la beauté de la nature et le mystère qui enveloppe tout ça.

HC – Le film s’ancre dans ce rapport-là, de l’homme à la nature, du corps à la rivière. Tu entasses les corps qui nagent à contre-courant. Tu les cadre en plongée. Il y a quelque chose de très angoissant mais aussi de très vital dans cette énergie-là, dans ces corps qui se dépensent à ne pas se laisser aller au courant. Ils finissent par faire du surplace.

JFL – …puis l’eau est froide !

HC – Et comment est-ce que la parole s’introduit dans cette espace ? Quel est ton intérêt dans la parole outre le fait de frapper aux portes et faire parler les gens ?

JFL – Dans Conte du Mile End, il y avait cet espèce d’alter ego qui me permettait de vivre mes angoisses sur l’infidélité. C’est un ami qui était dans une torpeur après une crise amoureuse. On s’est promené dans le Mile End avec une caméra et je lui suggérais des questions à poser à des inconnus… Dans Un amour d’été il n’y a plus d’alter ego, il y a une âme derrière la caméra et il y a une collaboration avec un poète qui a permis de faire parler cette âme-là.

HC – …et là la parole devient aussi texte.

JFL – Oui voilà ! Dans ce film, la parole est complètement libre. Comme si on était assis dans un autobus à écouter les conversations autour de nous. C’est similaire, sauf que j’étais dans un buisson avec une petite équipe, une caméra et un micro. Souvent on sortait du buisson et on demandait aux gens la permission. Il n’y avait pas du tout des questions, je disais aux gens : le film s’appelle un amour d’été. C’est tout. Il n’y avait aucune autre indication. Et des fois ça menait les gens à parler d’amour et d’autres fois il en parlait déjà. Pour La rivière cachée, et puisque cette rivière était très peu fréquentée, j’ai décidé à peu près à la mi-parcours d’interagir avec mes protagonistes, de vraiment lancer des questions. Donc je suis sur un des rochers, je lance des questions, je demande aux gens de ne pas me regarder, de ne pas me répondre à moi, dans le but de stimuler la conversation. J’avais 7 à 8 questions que je posais aux gens. Ce qui est resté dans le film, ce ne sont pas les réponses à ces questions. Les questions ont servi d’incubateur, ils ont servi à démarrer. C’est une forme de mise en scène, et j’ai aimé fonctionner de cette manière-là, différemment qu’avec Un amour d’été. J’essaye toujours de camper un monde, de camper une atmosphère… et d’aller même jusqu’à privilégier l’atmosphère sur le propos. Les propos je les aime, je les trouve intéressants. Ils sont souvent moins banals qu’ils n’en ont l’air à première vue. Mais j’ai toujours le goût de construire un univers qui est cohérent et dense, un univers qui fait penser à la fiction. C’est le cas avec le prochain film. Ça va être un film d’hiver, ancré dans une cinématographie québécoise de films d’hivers mais avec des gens qui ne sont pas du tout des acteurs. Un film qui foisonne de personnages cette fois-ci… ça me stimule beaucoup !

Il me dit que le prochain sera un film d’hiver, tout en blanc.

HC – Généralement lorsque tu approches les gens comment réagissent-ils ? Est-ce que c’est facile ?

JFL – Ça peut être difficile, sauf que je ne veux travailler qu’avec des gens qui sont à 200% d’accord. Sinon ça ne fonctionne pas.

HC – Et on le ressent parce qu’il y a une générosité. Je trouve que tu arrives à provoquer une confiance et c’est envahissant, c’est tellement touchant combien ils te donnent. C’est quand même assez particulier de pouvoir arriver à ce stade-là d’intimité avec des personnes que tu ne connais pas, ou pas très bien du moins. Est-ce que tu leur parle beaucoup avant pour s’assurer qu’ils sont d’accord ou est-ce que tu viens toute suite avec la caméra ?

JFL – Dans le cas d’Un amour d’été on venait toute suite avec la caméra, mais le cas de La rivière cachée était vraiment différent. On était en Gaspésie, on arrivait de loin, de Montréal… les gens qu’on filmait avaient quand même un petit peu peur de comment j’allais les représenter. J’étais vraiment dans un lieu inconnu pour moi. Il a donc fallu expliquer plus longuement le projet. On allait souvent la veille du tournage à la rencontrer des gens pour leur exposer ma démarche.

HC – Vous leur donnait un rendez-vous pour le tournage ?

JFL – Oui. C’était quand même laborieux de convaincre les gens mais mon approche était de ne jamais insister. Il y a une phrase du philosophe chinois Tchouang Tseu que j’aime beaucoup : “ qui ne force rien peut tout “. Alors je n’insiste pas.

HC – On peut peut-être parler à partir de là de la logistique ? Comment tu finances tes films ? Est-ce que tu travailles seul ou avec des gens ? Comment mettre en place ces choses pour pouvoir prendre ton temps, pour pouvoir t’étaler dans un lieu ?

JFL – Oui il y a quand même des préparatifs… d’un film à l’autre le financement s’améliore un peu heureusement ! Parce qu’au début je me suis juste beaucoup endetté. Pour La rivière cachée il fallait quand même être sur place. On avait besoin d’un petit chalet quelque part autour de la rivière et d’un véhicule. J’ai travaillé avec une toute petite équipe. J’étais avec une preneuse de son et un assistant de production qui nous a accompagné les deux premières semaines. Je crois à cette disposition aussi… si l’équipe est trop grande la qualité d’intimité et de présence que je recherche va être difficile à trouver.

HC – C’est toi qui a filmé La rivière cachée ?

JFL – C’est moi qui a tout filmé oui.

HC – Et Un amour d’été aussi ?

JFL – Pas entièrement. On s’est partagé la caméra Marianne Ploska et moi sur le tournage d’Un amour d’été.

HC – Et le son ?

JFL – La preneuse de son pour La rivière cachée est Marie-Andrée Cormier. Sa participation a été essentielle au film parce qu’elle habite là-bas. C’était vraiment quelque chose d’important pour le projet d’avoir quelqu’un de la place qui nous a ouvert les portes.

HC – Cette rivière apparaît en même temps comme un lieu de passage, un lieu estival où les gens se baignent un peu avant de continuer leur route, mais aussi tel un lieu pas très accessible, que seuls les locaux connaissent, rendant cette imaginaire du caché tellement plus palpable. C’est donc, comme tu le dis, très essentiel d’avoir ces personnes qui connaissent le lieu. Le moment où un homme dans le film raconte comment le courant l’a pris, il y a quelques années, en indiquant exactement où l’accident s’est passé… son histoire donne soudain toute une autre signification à ce lieu, il devient ancré dans la vie des personnages… Et comment se faisait le travail avec la preneuse de son ?

JFL – On s’était entendu de prendre des congés quand il pleuvait parce que ce n’est pas bon pour l’équipement. Donc à chaque jour sans pluie, notre journée commençait par une demi-heure de route suivie par une demi-heure de marche sur des sentiers très boueux avec l’équipement. Il y avait cette espèce de petit rituel quotidien avec la preneuse de son. J’aime adopter cette démarche, de prendre toujours le même petit sentier boueux, puis d’installer toujours la caméra autour des quatre rochers. Il y a quelque chose qui s’est installé et Marie-Andrée est devenue une très bonne amie. On était dans un état méditatif durant 40 jours de tournage. Il y avait des journées où il n’y avait vraiment personne. Ces journées servent aussi à filmer le lieu, à filmer le vent dans les feuilles. C’était donc vraiment bien de pas être complètement dans la solitude. Mais comme cinéaste, comme créateur, il y a toujours des moments de solitude extrêmes. On est quand même finalement tout seuls avec son film, à le défendre.

HC – C’est un peu le défi. Et à mon avis c’est toujours un mystère de travailler avec des équipes de plus en plus grosses où en fin de compte l’idée de la complicité devient très diffuse.

JFL – Pour moi c’est important que je ne travaille qu’avec des amis dans le fond. D’un film à l’autre c’est plus ou moins toujours les mêmes. J’aime travailler avec des gens que je sens ont vraiment autant en cœur le projet que moi, et puis c’est ce qui fait la complicité d’un film à l’autre. On s’investit, on est dedans… puis je ne sais pas… avec quarante personnes au bord d’une rivière…

HC – Je suppose que c’est aussi le cas avec l’équipe de postproduction ? Avec Mathieu Bouchard-Malo et Ariane Pétel-Despots au montage ?

JFL – On a fait trois films ensemble. Le film s’écrit vraiment au montage… C’était difficile… c’était dans ma salle de lavage ! C’était en janvier / février / mars… des mois où il fait froid, où il ne fait pas beau…

HC – En plus, dans les rushes tout le monde est presque nu et c’est l’été !

JFL – Oui c’est ça ! Et de film en film c’est de plus en plus difficile parce qu’on devient de plus en plus exigeant. À chaque fois c’est le même constat : il ne suffit pas de mettre les meilleures scènes ensemble pour faire un film, il faut scarifier énormément de belles scènes pour pouvoir faire un film aussi. Il y a beaucoup de hauts et de bas mais j’ai toujours très confiance dans le processus. Parce que même si c’est de plus en plus difficile, on réussit toujours par y arriver. Il y avait toutes sortes de moments où on a eu l’impression d’être dans des impasses. On sent toujours la tentation de sacrifier complètement une scène parce qu’on a une petite difficulté à l’imbriquer naturellement dans le film. Puis finalement, on trouve une autre solution, on déplace un peu quelques éléments ou bien on déplace des blocs entiers, puis voilà à un moment donné il y a quelque chose qui prend… et vu qu’on est trois dans le processus… en général lorsqu’on est tous les trois contents, je sais qu’on a un film. Il y a eu des découragements aussi. Il y a des journées où on a l’impression qu’il n’y a rien qui fonctionne. Et j’aime ça aussi… qu’on doit toujours se remettre en question et remettre en question le film. Et des fois il s’agit de sortir du lieu. On était dans la salle de lavage et à un moment donné on s’est retrouvé chez Prim parce qu’on voulait voir le montage sur grand écran. On pouvait faire du montage live sur grand écran et là, à un moment donné, le fait d’avoir changé de lieu, d’être sur grand écran, Ariane et Mathieu trouvent une solution à quelque chose dont on était moins content. Ce changement de lieu et d’échelle avait créé de nouvelles possibilités… ça a fait du bien, on n’était plus à la même place et la neige commençait à fondre, c’était la fin du mois de mars, le début du mois d’avril… Puis il y a une journée on s’est dit que c’est bon, qu’on n’y touche plus. Ça arrive !

La seule manière de nager dans cette rivière est à contre-courant.

HC – Par rapport à la bande sonore, comment c’est fait le travail sur le son ?

JFL – Dans La rivière cachée, je suis très content d’avoir travaillé avec une nouvelle collaboratrice, Marie-Pierre Grenier. C’était justement compliqué de tourner près d’une rivière et ma preneuse de son me forçait souvent à recadrer. Je n’étais pas content au début et j’ai ensuite compris que c’était vraiment important. Si on ne perche pas très près des gens on ne va rien entendre parce que le bruit d’une rivière s’étale sur toutes fréquences. Il y a des gens qui m’ont dit de ne pas faire le film sur le bord d’une rivière, mais enfin… c’est ça le film… il faut faire des choix. Alors à partir de ce moment-là, j’ai accepté que mes cadrages pourraient être revus un peu pour aider la prise de son. Et en fin de compte pour créer un bel univers, la conceptrice sonore est allée enregistrer une autre rivière pendant une journée, avec des micros qui réussissent à créer d’autre genre d’ambiances. Il y a eu également un travail de bruitage pour la nage et le mouvement des personnages, pour que les sons se détachent…

HC – Et la musique ? Est-elle entrée en jeu assez tôt ?

JFL – En ce moment, pour mon prochain projet, j’ai déjà des musiques en tête. Pour La rivière cachée c’est un petit peu avant le montage que la musique à commencer à entrer en jeu. Je visionne toujours mon matériel une première fois seul après le tournage. Souvent je laisse passer au moins un mois avant de ne regarder quoi que ce soit. Pour ce film, lorsque j’ai visionné, tout à coup, j’ai commencé à écouter de la musique sur les images. J’ai écouté beaucoup de Górecki à ce moment-là. Et un jour, j’étais assis dans le salon ici et j’entends un morceau de flute traversière qui est vraiment angoissant, beau et mystérieux à la fois !

HC – C’est un seul morceau qui tu as utilisé dans le film ?

JFL – Non, ce n’est pas un seul, c’est une même œuvre, composée de quatre mouvements. J’ai utilisé presque intégralement le premier mouvement et intégralement le dernier mouvement de la pièce.

HC – Je sais que par rapport à Un amour d’été le processus était très différent parce que Gold Zebra ont composé la musique ?

JFL – Oui, complètement. Il y a eu des allers-retours, de multiples rencontres, on leur montrait du matériel… ils composaient… le poète Jonathan Lamy relisait des poèmes. C’était une belle façon de fonctionner. Mais avec ce dernier film j’avais moins le goût d’aller vers ce genre de collaborations. J’y ai quand même pensé… mais je me demandais même à un moment donné s’il y allait avoir de la musique dans ce film.

HC – Dans les deux cas, la musique participe à créer une atmosphère. Par exemple, dans Conte du Mile End le rôle de la musique est très différent. Le film est le portrait d’un milieu et la musique vient avec ce milieu, dans toutes ses multiplicités. Alors que dans les deux films suivants, il y a quelque chose de très unifié et atmosphérique, dans la texture même des compositions de Gold Zebra, qui vont presque ce surimpressioner sur le grain dans Un Amour d’Été

JFL – Oui exactement, synthétiseur granuleux sur des images granuleuses !

HC – Et dans La rivière cachée la musique ressemble plus à un flot, à un son qui te traverse, et qui est plus lisse…

JFL – Les images sont plus lisses aussi…

HC – J’ai trouvé que dans deux processus très différents, on reste toujours dans un même désir.

JFL – Je cherche une texture. Vraiment c’est ce que j’aime le plus au cinéma… les atmosphères. J’ai travaillé des atmosphères dans La rivière cachée avec des qualités de confidences, de présences, et de lumières. Ce sont ces qualités là que je travaille plutôt que celles d’un arc dramatique traditionnel. Les films que j’aime en fiction, ce sont des atmosphères, des mondes.

Il me dit qu’il cherche des textures.

HC – Et quels sont tes influences, les œuvres avec lesquels tu résonnes ?

JFL – Ça change tout le temps…mais en ce moment… je regarde beaucoup de films d’hiver en noir et blanc ! J’aime beaucoup les taiwanais, Hou Hsiao-Hsien et Tsai-Ming Liang. J’aime leur caméra qui se pose, qui est contemplative.

HC – Tu as vécu en Chine pendant en moment… comment est-ce que cette expérience t’a affecté ? Parce que c’est le moment où tu as commencé à prendre la caméra… Est-ce cette expérience t’a formé ?

JFL – Complètement oui. Ce ne sont pas juste des films chinois qui m’ont influencé, c’est une façon d’appréhender les choses dans la philosophie chinoise aussi. Par exemple, l’idée que le vide n’est pas un lieu angoissant, qu’il n’est pas néant, qu’il est lieu de transformation. C’est un trésor dans ma vie d’avoir vécu 6 ans en Chine. Je n’étais pas toujours dans des montagnes et des endroits fabuleux, je ne menais pas une vie d’Hermite taoïste. Et puis c’est sûr aussi que j’ai beaucoup d’admiration pour le courage des artistes chinois… pas tellement ceux qui reçoivent de l’argent de Pékin pour faire des films, mais ceux en underground

HC – Qui luttent…

JFL – Comme Wang Bing, son courage m’inspire. Puis Zhao Liang fait ça aussi. Souvent ils sont récupérés par le régime après, mais pas dans le cas de ces deux derniers, ce sont des purs et j’aime ça. Les directeurs photo m’inspirent aussi. Je trouve que le travail de Mark Lee Ping-bing, le directeur photo de Hou Hsiao-Hsien, est fou ! Et puis parfois ce sont juste des images qui marquent.

HC – Des rencontres avec des images, des plans, des moments…

JFL – Il y a un plan interminable en temps réel dans Goodbye South Goodbye de Hou Hsiao-Hsien, où des jeunes qui montent en moto une colline autour de Taipei. C’est une colline à peu près de la hauteur du Mont Royal. Imagine filmer quelqu’un en moto qui monte en temps réel tout le Mont Royal, pendant un seul long plan. Mais tout se passe durant ce plan… les regards sont superbes… tu te retrouves hors du temps, tu oublies que tu es toi-même dans une salle de cinéma en train de regarder un film. C’est magnifique !

“La Rivière Cachée” est à l’affiche à partir du 25 mai à Montréal, à partir du 29 mai à Rimouski et du 1er juin à Sherbrooke et Québec.