Le montage d’archive comme outil de réparation
Image(s) et parole(s)
Comme artiste et chercheuse, ma pratique pluridisciplinaire explore la question de l’indicible, des choses dont on ne doit pas parler dans l’espace social ainsi que de l’incapacité du langage à rendre compte des états affectifs forts. C’est donc sous cette prémisse, que j’ai choisi de décortiquer, un peu, une image bien précise des Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard.
Le montage d’images tel que proposé par Jean-Luc Godard dans les Histoire(s) du cinéma agit-il comme un espace potentiel de réparation? Rejouer, répéter, altérer, filtrer, remailler et restaurer les images permet à Godard de donner un visage aux traumas politiques causés par les guerres, la violence sociale, les inégalités économiques et la colonisation. Comment ces gestes créateurs par le montage opèrent-ils? En partant de l’idée que rendre compte de l’incommunicabilité du trauma mène à la constitution d’une mémoire post-traumatique et qu’exhiber les souffrances pour intégrer l’irréversibilité des événements traumatiques permet le deuil et la résilience, j’ai tenté de mettre en lumière certaines stratégies à l’œuvre dans les Histoire(s) du Cinéma pour explorer le pouvoir du montage d’archives comme outil de réparation ainsi que la question du choix des images pour penser l’indicible et le trauma collectif.
Dans l’image que j’ai voulu creuser, deux peintures sont mises en relation. Cette image double apparait durant plusieurs secondes au début de l’épisode 3A La monnaie de l’absolu. L’une d’elles représente un mythe romain tandis que la seconde est issue d’un récit biblique de l’Ancien Testament.
À la vue de ces deux tableaux superposés, j’ai été saisie par le sentiment de culpabilité et d’impuissance qui émanait de la voix de Godard récitant un extrait du texte Pour la Serbie de Victor Hugo. Je venais de trouver mon fil d’Ariane dans les Histoire(s) du cinéma de Godard. Puisque l’intérêt des Histoire(s) est bien ce (s), cette pluralité et les milliers de petites histoires et de fils à dérouler, à déplier. Autant de fils, autant de choix d’images, conscients ou non.
Saturne dévorant un de ses fils : au fond des ténèbres
Regardons d’abord l’histoire de Saturne dévorant un de ses fils, peinte par Francisco de Goya vers 1820. Saturne chez les Romains est Cronos chez les Grecques, confondu au fil des siècles avec l’autre dieu Chronos, dieu du temps. Le mythe veut que Saturne, voulant déjouer la prophétie qui affirmait que l’un de ses fils le détrônerait, décida de dévorer systématiquement chacun de ses enfants dès leur naissance. La mère des enfants et sœur de Saturne, Rhéa (déesse de la maternité et mère de tous les dieux) parvint à contrer son époux par une ruse et sauva Jupiter (Zeus chez les Grecques) en substituant le nouveau-né d’une lourde pierre que Saturne avala tout rond. Nul n’échappe à la prophétie, et Jupiter détrôna bel et bien son père et libera tous les dieux qu’il avait engloutis. La représentation de ce mythe peinte par Goya est terrifiante, gore. Elle s’éloigne nettement des précédentes représentations de cette scène. Goya dépeint Saturne sous les traits d’une créature déformée, plus monstre qu’humaine. Contrairement aux représentations conventionnelles du mythe, comme celle peinte par Rubens par exemple, Saturne ne porte pas les traits d’un vieillard haineux et déterminé qui dévore le cœur d’un enfant joufflu, mais plutôt comme un être torturé au regard horrifié. Le monstre fou semble avoir été surpris en plein acte au fin fond des ténèbres d’une caverne. Il mâche plutôt qu’il dévore. Sa victime n’est plus un bébé, mais bien un adulte.
Son auteur Francisco de Goya, peintre espagnol précurseur, a usé du cannibalisme et de la viande humaine dans ses travaux antérieurs pour renverser la représentation courante véhiculée par le pouvoir à l’époque comme outil de propagande justificatrice des conquêtes de territoires et massacres de peuples indigènes. En usant d’un habile renversement, Goya, artiste engagé et revendicateur, a traité le cannibalisme dans ses peintures comme métaphore du pouvoir, de sa violence inhumaine et de son extrême gloutonnerie. Godard a choisi d’apposer cette image aux mots d’indignation de Victor Hugo.
C’est que s’il existe un gouvernement de bêtes fauves il doit être traité en bête fauve. C’est qu’à l’heure qu’il est, tout près de nous là, sous nos yeux on massacre (…) C’est que les enfants trop petits pour être vendus on les fend d’un coup de sabre. (Extrait de Pour la Serbie, Victor Hugo, 1876)
Saturne est horrifié par son propre geste pour garder le pouvoir. Cette dévoration de la génération suivante est vaine et purement motivée par la peur. Goya, Hugo et Godard posent la question de la violence et de l’indécence des êtres au pouvoir, et de la façon dont le pouvoir traite ses propres enfants.
Cette peinture de Goya a aussi été insérée par Godard dans son King Lear (1987) appuyant alors l’horreur et l’indicible attachés au trauma collectif mondial de la catastrophe nucléaire de Chernobyl. Dans ce film, la peinture est suivie d’un noir et des mots NO THING.
… and then suddenly it was the time of Chernobyl and everything disappeared Everything and then after a while Everything came back Electricity, houses, cars Everything except culture (King Lear, Jean-Luc Godard, 1987)
L’Histoire se rejoue. Comme au cinéma, tout est noir. Et puis l’électricité revient, on rallume les lumières. Dès lors, le monde recommence à tourner, mais Godard et les autres aperçoivent de nouveau la bête au fond de sa caverne.
Goya a étudié à une époque où l’Espagne empruntait le chemin de la modernité guidé par un roi progressiste. Nul ne se surprend que Saturne dévorant un de ses fils ait été créé vers la fin de la vie de son auteur. Goya a peint directement sur les murs de la maison où il était hébergé, une série de tableaux qu’on nomme ‘Les peintures noires’. Ces tableaux ont été retrouvés seulement après la mort de Goya et ont consterné ceux qui les ont découverts. Cette série a visiblement été produite par un Goya désabusé et marqué par les horreurs et violences subies par le peuple espagnol ayant vu se succéder monarchie répressive, révolution sanglante puis destruction et étouffement sous Napoléon. Vers la fin de sa vie, Goya voyait son pays reculer du chemin de la modernité et s’enliser dans la noirceur. Dans Saturne dévorant un de ses fils, c’est toute la terreur du peuple espagnol qui est littéralement paralysé et sans défense. Les bras et la tête ont déjà été dévorés par la cruauté des monarchies avides de pouvoir.
À demi-mangé, l’enfant ne peut plus résister, il est trop tard.
Goya a tenté de donner un visage au trauma collectif, plutôt que de se contenter de rapporter une glorieuse scène de guerre ou scène historique à l’instar de ses comparses de l’époque. Il est intéressant de penser que Godard s’inscrit aussi dans cette tentative en créant les Histoire(s) du cinéma. En psychanalyse, il est dit que le cauchemar permet d’approcher l’indicible par l’angoisse et de faire surgir des signes du réel. Mais avant l’angoisse, et Goya l’a bien compris, il y a l’effroi et la sidération. Il s’agit du moment du trauma avant même que le sujet ne soit parvenu à le nommer comme tel.
En analysant le clignotement de ce tableau avec la prochaine image, on ne peut passer sous silence l’aspect cathartique de Saturne dévorant un de ses fils. Il est aisé de penser que ce tableau est une forme d’autoportrait puisque Goya et son épouse auraient eu 8 enfants dont un seul aurait survécu. Sept enfants morts en couche ou en très bas âge et un seul fils survivant : Javier. Tels Saturne et Jupiter. Un deuil personnel, un deuil collectif, un même grand sentiment d’impuissance et de culpabilité.
J’ai été happée par le geste que Godard a posé en positionnant ces deux tableaux ensemble, l’une sur l’autre : Saturne dévorant un de ses fils de Goya et Judith décapitant Holopherne peint par Gentileschi. Deux peintures qui parlent de trauma et de pouvoir. Deux peintures qui parlent aussi du renversement du pouvoir. La position et la superposition des mains sont fascinantes dans chacun des tableaux et d’autant plus lors de l’apposition des deux images l’une sur l’autre. Des mains sont plantées dans la colonne vertébrale de l’enfant, des mains agrippent, se débattent, décapitent. Ce sont toutes des mains qui tentent de prendre ou reprendre le pouvoir, ce sont toutes là des mains agissantes.
Judith décapitant Holopherne : la réparation par l’amitié et l’acte politique
Saturne dévorant un de ses fils est ainsi superposé à Judith décapitant Holopherne de l’artiste italienne du 17e siècle Artemisia Gentileschi. Il s’agit d’une représentation du mythe biblique de Judith, veuve chaste qui délivra son village de l’emprise du général Holopherne et de son armée. Le récit d’origine veut que Judith ait charmé Holopherne qui l’invita à une soirée arrosée. Une fois dans la tente du général ivre, Judith aurait alors tranché la gorge du général pour sauver son village. En peinture, les représentations les plus courantes de cette histoire proposent la scène où l’héroïne présente la tête coupée du général aux villageois. Le mythe repose sur l’importance accordée à la chasteté de Judith. Elle clame haut et fort sa victoire, agrippant la tête d’Holopherne par les cheveux, et en affirmant qu’elle a réussi cet exploit avec l’aide et l’approbation de Dieu tout en demeurant chaste.
Godard aurait pu choisir le célèbre tableau dépeignant le mythe de Judith par Le Caravage. Il a opté pour la représentation faite par Artemisia Gentileschi. Non seulement son tableau se démarque-t-il par sa facture très sanglante et réaliste, mais il constitue de surcroit une œuvre cathartique. En effet, Gentileschi s’est elle-même représentée en Judith, le personnage du tableau est un autoportrait au sens figuré comme au sens propre. Holopherne porte quant à lui le visage d’Agostino Tassi, homme qui a été reconnu coupable du viol de Gentileschi. Des transcriptions du procès font état d’une rare victoire à l’époque de la victime sur son agresseur.
Il y a d’importantes différences entre le tableau de Gentileschi et la version du Caravage. Gentileschi a adopté une représentation particulièrement brutale en exploitant les détails narratifs avec spectaculaire. Amie proche de Galilée, sa connaissance de la géométrie avancée se traduit dans la conception des giclures de sang très réalistes, ancêtres des effets spéciaux du cinéma. Aussi, Judith est souvent décrite comme étant la première femme fatale de la littérature, usant de ses charmes pour tuer un homme. Ce n’est probablement pas un hasard si Godard superpose le tableau à l’inscription BEAUTÉ FATALE dans l’épisode.
On se rappelle que dans le récit biblique d’origine, Judith fut aidée par Dieu pour réaliser le meurtre d’Holopherne. Dans la représentation faite par Le Caravage, une vieille servante attend, passive, de recevoir la tête. Gentileschi est la première à suggérer une participation active de la servante. Plutôt que de recevoir l’approbation et l’aide de Dieu, cette Judith-là, alias d’Artemisia, est aidée de son amie. Gentileschi montre une amitié et une sororité en action, en solidarité. Ces deux femmes sont agissantes et en plein contrôle de leur destinée. Elles ne sont ni marionnettes ni victimes. Par sa peinture, Gentileschi se réapproprie le rôle du sujet agissant pour affirmer sa subjectivité. Le mythe de Judith ne constitue pas un récit de vengeance, mais bien un acte politique, la victoire contre une armée. Artemisia démontre son désir d’agir, son désir d’une identité artistique qui lui est propre. L’amitié apparaît en filigrane dans les Histoire(s) du cinéma. Godard y sème l’indice de l’importance de l’amitié dans son processus de création en inscrivant le nom d’amis et camarades significatifs un peu partout dans les épisodes (Gianni Amico, Serge Daney, etc.) L’amitié occupe une fonction vitale dans le processus de réparation. Si la fonction cathartique permet au sujet de se défaire du trauma en créant et en fantasmant, l’amitié offre des espaces sûrs pour rêver sa vie autrement. Comme le dit si bien Ma Mercedes Alba Benitez dans son texte, l’amitié est un sang invisible qui nous garde réelles :
Toutes mes amies sont des combattantes de la liberté, des survivantes, certaines sont des professionnelles des questions sociales. Nous sommes toutes des activistes, des artistes, des enseignantes, des ménagères. Parfois, nous gardons une distance, de longs silences, mais lorsque nous nous revoyons, nous ouvrons nos rêves et nos espoirs. Nous nous rendons vraies, nous sommes des miroirs, nous ne pouvons pas nous mentir, nous aimons le mouvement de l’âme en liberté, nous avons vu la magie grandir de nos chaussures et de nos sourires. (Friendship is an invisible blood that keeps us real. Ma Mercedes Alba Benitez. Friendship as social justice activism, The Chicago University Press, 2018. Traduction libre)
Le montage comme outil de réparation
Au final, il se dégage de cette image double de nombreuses luttes entre le cauchemar de l’Histoire et la réparation; la fatalité contre la résistance; le pouvoir qui massacre le peuple contre l’amitié qui protège; le temps qui avale contre le fantasme ; la culpabilité contre le désir ; les yeux contre la main.
La méthodologie de Godard dans le choix des images et dans le montage des Histoire(s) du cinéma est révélatrice d’intériorité. Elle réanime les traces mnésiques inconscientes et tente une réparation de traumatismes individuels et collectifs par une parole plurielle. Dans ces épisodes, et même en cette seule image parmi des milliers, Godard confirme sa vision du fantasme comme seule chance de créer du signifiant, en montrant ce qui ne se montre pas.
Parce que le trauma est toujours là où on ne s’y attend pas.
Et parce que la réparation est dans les petits détails qui sont des signes du réel.