Dossier Straub-Huillet

LE MATÉRIALISME CINÉMATOGRAPHIQUE DES STRAUB

Le film hors de lui

Danièle Huillet est décédée le 10 octobre 2006. Hors champ a décidé de consacrer un modeste dossier à l’oeuvre qu’elle a, pendant plus de quarante ans, bâtie avec Jean-Marie Straub. Avec l’espoir que cette oeuvre de résistance se poursuivra, à défaut d’être avec elle, pour elle.

Des cinéastes comme les Straub peuvent être qualifiés de matérialistes, en ce qu’ils proposent une prise de conscience des formes de représentation du réel. Cet article entend souligner cet apport singulier, où le cinéma devient une matière pensante qui accueille le passage du temps. Un film est un objet unique, certes mais à plusieurs facettes, comme le montre les tournages qui caractérisent l’œuvre straubienne. Louis Séguin en fait une description nette :

« Les précisions que donne, plus loin, Jean-Marie Straub sur les quatre versions de la Mort d’Empédocle porte témoignage sur une circonstance unique de l’Histoire du cinéma. Elles présentent le cas d’un film multiple : il se divise parce qu’il inclut dans sa propre matière, jusqu’à la bouleverser, les accidents qui interviennent au hasard objectif de ses « prises ». Le chant du coq et le lézard, le souffle du vent et les variations de la lumière ne sont plus, comme le déplore l’habitude d’une certaine perfection, des obstacles, des scories et des remords, mais la marque imprévue et orgueilleuse de la substance » 1

Chez le couple formé par Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, l’expression du réel, le champ visible du film, est tenu d’extraire la substance imprévue de la nature (selon le mot de Louis Séguin), des seules exigences des modalités de la fiction. Il s’agit de comprendre le sens de cette « marque imprévue et orgueilleuse de la substance » dans le cadre d’une définition de l’espace, du lieu et de la présence de l’acteur filmés. Les Straub, dans leur adaptation de l’Empédocle de Hölderlin rebaptisé Noir pêché (1988), vont préparer longuement les acteurs pour qu’ils se familiarisent avec les lieux et la langue holderlinienne. Il s’agit de tenter une symbiose entre le film et le site du texte poétique, littéraire ou théâtral, c’est-à-dire le moment de l’histoire qui a favorisé son émergence. Dans une lettre adressée à Louis Séguin, Jean-Marie Straub écrit à propos de ses quatre versions de l’Empédocle :

« Nous devons les quatre versions (du film) au temps instable, extraordinairement changeant pendant le tournage jusqu’au 18 juillet sur l’île – et… à la préparation approfondie pendant un an et demi de nos acteurs et à leur patience 2  ».

De ceci découle une sensibilité accrue du temps, du lieu et du jeu.

Der Tod des Empedokles (1987)

En temps et lieu

Dès Non-réconciliés (1965) et Chronique d’Anna Magdalena Bach (1967), ce qui singularise d’abord le travail des Straub est l’extrême attention accordée à la durée des plans. Il différe en cela des espaces déconnectés dont parle Deleuze à propos du cinéma d’Ozu et d’Antonioni 3 , et plus généralement d’une expression de la durée dans la spatialité filmique, qui insisterait sur sa dimension essentiellement photographique (Antonioni, Angelopoulos, Wenders). Chez les Straub, la durée du plan est indissociable de l’espace filmé, dont le cadre souvent fixe lui est par ailleurs irréductible. C’est en fait dans ces plans peu souples que se constitue le noyau matérialiste de l’esthétique straubienne : l’espace visible se trouve ouvert et subordonné à la parole (Othon, Noir pêché, Sicilia ! , 1999) ou à la musique (Chronique d’Anna Magdalena Bach).

Le matérialisme, au coeur de l’oeuvre des Straub, privilégie la durée du plan et l’expression de sa spatialité sur le mouvement. Mais il ne faut pas, pour autant, considérer la raréfaction du mouvement comme un refus pur et simple de celui-ci. En réalité, la plupart des plans trouvent leur densité propre par l’attention qui leur sont portés. Ceci n’impose pas une décélération du déploiement dramatique, mais une augmentation de son intensité – qui ne peut advenir dans un seul plan, hors d’une concentration particulière de la durée. Ce parti-pris de mise en scène révèle une attention soucieuse à l’histoire et à l’histoire de l’art.

Chronik der Anna Magdalena Bach (1968)

Prenons l’exemple de Chronique d’Anna Magdalena Bach. Si l’on veut réaliser un film sur l’oeuvre de Bach ou de Mozart, il faut trouver le moyen pour bien la véhiculer. Il y a dans ce cas deux possibilités principales : soit en proposer une « transposition filmique » qui demeurera subordonnée à son référent et pourra difficilement surpasser le niveau de sa métaphorisation (Amadeus de Forman) ; il y a, sinon, un moyen plus courageux et difficile : considérer l’œuvre pour elle-même et en reproduire les moyens d’expression dans le dispositif du film. Tel est le projet de Chronique d’Anna Magdalena Bach, qui n’est pas tant un film sur le journal intime de la compagne de Jean-Sébastien Bach, qu’une brillante tentative de transmettre la profondeur de l’oeuvre du musicien par des moyens dramatiques propres au cinéma. Il s’agit de faire advenir la musique dans le champ et dans le temps, en la faisant participer de l’ensemble de la dramaturgie, dans une continuité immédiate. Le claveciniste – Gustav Leonhardt – qui interprète une fugue de Bach est vêtu en musicien du dix-huitième siècle, auprès d’une Anna Magdalena Bach pensive. L’anecdote mémorialiste devient un prétexte, afin de rapporter la musique à elle-même et à son contexte historique, nécessairement dépassé par la technique de reproduction sonore. D’où un paradoxe de ce film, mais caractéristique de tout le cinéma : devoir enjamber les problèmes de contextualisation historique propres aux principes de la reproductibilité technique. Comme l’histoire est représentée par un dispositif caractérisé par la reproduction visible et sonore, une certaine aridité visuelle est nécessaire pour effacer les mouvements propres à la modernité du cinéma.

Il est clair, comme l’affirme les principaux intéressés – « la musique, ni comme accompagnement, ni non plus comme commentaire, mais comme une matière esthétique 4  » -, que l’axe d’expression de l’histoire et de la mémoire est davantage contenu dans un effort de reconstitution d’univers esthétiques particuliers. Les Straub proposent des transformations qui tiennent au respect de l’œuvre, à leur prolongement sous une autre forme, donnant lieu à l’émergence de pensées, absentes à l’origine du matériau dont ils s’inspirent. Cela est valable dès leur première oeuvre d’importance, préparée pendant dix ans, adaptée du roman d’Henrich Böll (Non réconciliés), en passant par Bach, le poème hölderlinien (Noir pêché) et le roman kafkaïen (Amérika, rapports de classes, 1984).

Klassenverhältnisse (1984)

À travers les transformations du matériau fictionnel d’origine, les Straub appréhendent la mémoire et l’histoire, en considèrant d’abord l’image comme espace et lieu. Sur ce point , Jacques Aumont écrit, à propos de Moïse et Aaron (1975), adapté de l’opéra de Schönberg :

«Plusieurs plans de l’acte 1 valent Master shot ; ils permettent sans doute de reconstruire mentalement une géométrie ou une topologie, mais ne la naturalisent pas en la donnant comme immédiate ou transparente ; elle reste au contraire de l’ordre de la construction, ressentie comme telle, surtout à cause de l’extrême brusquerie des mouvements d’appareil, et surtout du dernier, qui ne laisse apercevoir Moïse et Aaron que le temps d’un éclair.

Toute la visée de cette somme de refus est une : il s’agit de ne pas utiliser les moyens traditionnels de représentation d’un espace « filmique » (au sens où l’entend Éric Rohmer dans son essai sur Murnau), mais de s’écarter visiblement et expressivement de ces moyens, pour engager le travail mental – et affectif – qui permet au spectateur d’accéder au lieu, à la fois comme substrat du filmage et comme support imaginaire du drame 5 ».

Moses und Aron (1975)

Des films hors d’eux-mêmes

Cette affirmation vaut pour tous les films des Straub, qui se distinguent en cela, par exemple, des adaptations romanesques de Volker Schlöndorff (Les désarrois de l’élève Torless (Musil), Le coup de grâce (Yourcenar), Le tambour (Grass), etc.). Dans ces films, on reconstitue une époque donnée en tenant compte, d’abord, des événements romanesques qui justifient, le plus souvent, un gigantesque effort de reconstitution historique (lieux, objets, costumes, etc.) Mais la fidélité apparente à une réalité historique donnée est toujours trahie par une mise en scène boursouflée qui tente de justifier l’effort de reconstitution. L’enchaînement des plans, arrimé aux modes techniques des procédés de montage, et le travail des acteurs, autant en ce qui concerne leur déplacement que leur parole, sont aussi risibles sur le plan de la conscience historique que l’Egypte ancienne de La terre des pharaons (1957) de Howard Hawks. Même s’il s’agit de grandes figures, de monarques, il nous manque la mémoire de leurs corps, de leur sens du déplacement, leur façon de tendre le regard (élément central de la posture des acteurs dans le cinéma hollywoodien classique, souvent à la base du champ-contrechamp et du plan coupé à la taille des protagonistes, le bien nommé « plan américain »).

Les Straub savent d’avance les postures impossibles à transmettre 6 et le risque du risible, dans la mesure où les éléments utiles à la bonne reconstitution sont et demeureront à jamais introuvables, sacrifiés au passage des temps. Chez eux, l’enjeu de la représentation donne à voir le passage du temps qui extirpe la conscience humaine de ce qui est révolu. Ils recherchent malgré tout, en connaissance de cause, le moment originaire dont ils cherchent à s’inspirer, lointainement, par l’invocation, la « reproduction » ou la « représentation » visible.

J.- (…) nous rappeler ceci : ici même, dans la méditation, que nous tentons, du déploiement de la parole, l’entretien parle en tant qu’il est historique.

D.- Il parle à partir de la reconnaissance pensante de ce qui fut (des Gewesenen). 7

En somme, le poème visuel et son silence lisible est aussi un appel, une écoute du monde. La parole est d’abord une écoute et le poème visuel s’adresse au monde, avec ses moyens propres. Mais re-présenter le monde afin de rendre au champ visible un moment de l’histoire, dont peut aussi témoigner la musique, le roman ou le poème, sous-tend une orfèvrerie des restes, des ruines. Ce que nous apprennent ces cinéastes, c’est qu’il n’y a jamais d’actualisation possible d’un passé admis historiquement, sous les moyens de la forme filmique. Il n’y a qu’un pis-aller qui est la mise en scène du monde, ou d’un monde, peut-être littéraire, artistique, sans commune mesure avec les possibles du monde, mais sachant se rapprocher de ce qu’ils recèlent – ses mouvements sourds, inaudibles mais visibles, ses présences concrètes de corps filmés, toujours enchaînés avec d’autres plans d’autres corps, comme courant au devant, au devenir des êtres et du récit. Le programme straubien serait plus qu’un cinéma historique (leurs films sont tout sauf des fresques ou des épopées de l’histoire), plutôt des objets de présence, habités d’une conscience du temps. Admettre cette extériorité indéfectible du monde hors du cadre, rend le film « matérialiste » – le film témoignant en définitive de l’existence vive du monde hors de lui-même, hier comme demain.

Quei loro incontri (2006)

Notes

  1. Séguin, Louis. 1991. « Aux distraitement désespérés que nous sommes… » Toulouse : Ombres, p. 122.
  2. Séguin, Louis. 1991. « Aux distraitement désespérés que nous sommes… » Toulouse : Ombres, p. 125.
  3. Deleuze, Gilles. 1985. L’image-temps. Paris : Minuit, pages 24-28.
  4. Straub, Jean-Marie. « Sur Chronique d’Anna Magdalena Bach », Cahiers du cinéma n. 193, septembre 1967, pages 56-57.
  5. Aumont, Jacques. 1996. À quoi pensent les films ? Paris : Séguier, p. 230.
  6. Jean-Marie Straub évoque dans un entretien sur Sicilia ! donné aux Cahiers du cinéma l’exemple de Forman qui vaut bien celui de Schlondorff en ce qui concerne les problèmes de reconstitution historique au cinéma : « Ce qui était prévu, c’était de faire comme dans le Kafka : éviter, à l’inverse de ce que fait Forman dans ses films hollywoodiens, de montrer des voitures anciennes qui permettent de bien préciser à quelle époque nous nous trouvons. Pour « Sicilia ! », on s’est cassé la tête pour trouver un wagon de chemin de fer qui, sans être le dernier cri du confort, ne soit pas un wagon d’époque. On a fait en sorte que les images ne soient pas historiquement datées, et de même pour les costumes », cité dans Thierry Lounas, « La sorcière et le rémouleur, entretien avec Danièle Huillet et Jean-Marie Straub », Cahiers du cinéma no. 538, septembre 1999, p. 56-57).
  7. Straub, Jean-Marie et Danièle Huillet. 1990. Moïse et Aaron. Toulouse : Ombres, p. 120.