LE DOUBLE DESTIN DE LA FICTION TÉLÉVISÉE (1)
La place de la fiction à la télévision a changé considérablement depuis une quinzaine d’années ; les assauts répétés de la téléréalité et de certains jeux vedettes, entre autres genres qui ont pris du galon récemment, alliés aux mutations technologiques qui permettent désormais aux contenus de migrer d’une plate-forme à l’autre (DVD, VOD, Internet et bientôt le téléphone cellulaire) affectent clairement la nature des rapports qu’entretient le « nouveau téléspectateur » avec le média en général, et plus particulièrement avec les diverses déclinaisons de la fiction qu’on y retrouve traditionnellement: téléroman, sitcom, série, soap, televovelas… Il est intéressant de noter en ce sens que d’après le dernier sondage BBM disponible au moment d’écrire ces lignes (et qui couvre la semaine du 5 au 11 octobre 2009), aucune des 5 émissions les plus regardées n’appartiennent à l’une ou l’autre des catégories ci-haut nommées et seulement 3 figurent parmi les dix premières. Ne nous y trompons pas : les émissions de fiction restent très regardées et continuent de représenter (au Québec davantage qu’ailleurs) le cœur de la programmation en heure de grande écoute. Il ne s’agit donc pas d’annoncer pour la nième fois la mort de la fiction, ni de prophétiser sur quelque catastrophe à venir, bien au contraire. Mais il faut bien reconnaître par ailleurs que le téléroman au Québec, ou la série aux USA, ne sont plus les genres-rois du petit écran comme ils le furent auprès de leur public respectif durant près de cinquante ans.
La fiction télévisée suit en réalité une tendance de fond qui affecte l’ensemble du paysage médiatique aujourd’hui ; à l’heure de l’individualisme, du droit absolu au choix et du triomphe des idiosyncrasies identitaires, c’est la télévision de niche qui s’impose, celle qui voit chacun composer son bouquet de chaînes et de programmes (via la webtélé, la VSD et le DVD) en fonction de ses inclinations personnelles. Même si l’heure des grands rendez-vous collectifs n’est pas révolue (comme le prouvent localement des émissions comme Star Académie ou à l’échelle internationale les véritables cérémonies sportives que sont devenues le Super Bowl ou la Coupe du monde de soccer), ces derniers sont de plus en plus le fait d’événements retransmis en direct. Il est bien révolu le temps où la télédiffusion en primeur de succès cinématographiques récents allaient chercher parmi les plus gros auditoires de l’année sur les grands réseaux généralistes états-uniens. Non seulement l’intérêt des masses s’est-il déplacé, mais il tend de plus en plus en plus à se spécialiser ; et davantage que les autres contenus offerts à la télévision, c’est l’offre de fiction qui emprunte le plus nettement cette voie.
De manière très large, et sans s’astreindre pour le moment à faire toutes les nuances nécessaires, disons simplement que la fiction télévisée (du moins celle qui se démarque le plus nettement des formes traditionnelles encore très présentes) semble suivre en ce moment deux directions distinctes :
-# soit elle emprunte massivement au cinéma certaines de ses caractéristiques, ouvrant au sein de l’espace télévisuel un créneau « cinéphilique » : la « série » se présente alors ni plus ni moins comme un long film constitué d’épisodes « ouverts » . Ce type de fiction est vraisemblablement l’héritier de ce qu’on a longtemps appelé le feuilleton (lui-même dérivé du roman du même nom), mais profite considérablement de nos jours des possibilités d’enregistrement et de visionnement en différé. Il me semble qu’il faut ranger dans cette catégorie (et pour rester dans la production contemporaine) des séries importantes comme The Sopranos, Six Feet Under, Lost, Rome, Minuit le soir et d’autres plus récentes encore telles Mad Men, Breaking Bad, Damages ou plus près de nous Aveux, Yamaska, Le Gentlemen.
-# soit elle tente par divers moyens de jouer jusqu’au bout le jeu de la télévision et tende ainsi à adapter sa stratégie aux caractéristiques propres du petit écran. Ces moyens sont multiples, et touchent en outre la périodicité de la série (des capsules quotidiennes de 10 minutes au lieu d’une heure hebdomadaire, par exemple), divers « mélanges » entre réalité et fiction, le recours aux ressources de l’improvisation et du direct, mais également, dès lors qu’Internet est impliqué dans le processus, de l’interactivité (sur le modèle de la webtélé Remyx, qui à la fin de chaque épisode laissent les spectateurs-internautes choisir entre deux suites possibles). Pour l’instant, ce sont surtout les comédies qui usent de ces stratégies (The Office, Extras, Curb your Enthusiasm ou au Québec Tout sur moi, par exemple) mais de nombreuses expériences voient le jour du côté des séries dramatiques ; on pense aux projets de Soderbergh pour HBO (K Street et Unscripted) ou encore une série comme In Treatment, qui suit au quotidien le travail d’un psychologue auprès de ses patients en thérapie.
Ainsi, les modèles classiques du téléroman, de la comédie de situation et de la série – qui continuent par ailleurs à exister dans leurs formats plus traditionnels – sont-ils en quelque sorte « tirés » vers le cinéma d’une part, et appelés à radicaliser leurs propriétés télévisuelles d’autre part. C’est là, dans ces deux directions, que se trouve selon nous l’innovation, là également qu’on peut entrevoir ce que sera la télévision de demain.
Retour au cinéma
Beaucoup de choses ont été écrites sur les rapports entre télévision et cinéma ; André Bazin a été un des premiers à insister sur la spécificité de chaque médium, en faisant remarquer que le cinéma est un art de « l’empreinte » (à cause notamment du processus photographique qui le surdétermine en partie), alors que la télévision, elle, serait un art de l’ « ubiquité ». Ces différences de nature ontologique n’ont jamais empêché le petit écran de programmer des films de cinéma – combien de cinéphiles québécois ont découvert leurs classiques le dimanche en fin de soirée, grâce à ciné-club – ni de produire ses propres longs-métrages, ces films tournées pour la télévision (ou téléfilms) fort populaires durant les années 1970 et 1980. La série états-unienne classique, des années cinquante jusqu’à tout récemment (Bonanza, Hawaï 5-0, Dr Welby, Mission Impossible), a elle aussi beaucoup en commun avec le cinéma, dans la mesure où son mode de production et de réalisation est assez similaire (tournage à une caméra, en 35 millimètres, beaucoup d’extérieurs, etc.). Mais ce qui se passe en ce moment est d’un autre ordre, il nous semble.
Ce qui change depuis environ une dizaine d’années dans l’univers télévisuel (aux États-Unis, certainement, et au Québec de plus en plus), c’est le statut de la série « lourde », qui est en train de devenir une sorte de produit à valeur culturelle ajoutée. La décision de la chaîne câblée HBO à la fin des années 1990 de se lancer dans la production de séries originales n’est pas étrangère à ce phénomène ; avec des titres comme The Sopranos, Six Feet Under, Rome, Dead Wood, Home Box Office a contribué à redéfinir les standards de la fiction télévisée. Du fait qu’elle s’adresse à un public significativement plus restreint que celui des grands réseaux, mais qu’elles profitent par ailleurs d’un financement important puisque la chaîne est offerte en « premium service » (donc, pour laquelle les abonnés du câble doivent payer un supplément), la liberté dont profitent les créateurs est considérable. Depuis, d’autres chaînes câblées ont emboîté le pas (Fx, Showcase, AMC), ce qui fait que l’offre de séries de fiction de qualité a décuplé ces dernières années, forçant les grands réseaux généralistes à s’adapter au nouveau paysage, parfois en proposant eux aussi des séries à capital culturel élevé, mais souvent aussi en remplaçant ces dernières par d’autres genres moins coûteux à produire, notamment de la téléréalité et des jeux.
Prenons l’exemple un peu moins connu de la chaîne AMC, offerte dans la plupart des bouquets de base aux abonnés du câble au sud de la frontière. American Movie Classic existe depuis 1984 ; son mandat fut d’abord de présenter des classiques du cinéma hollywoodien (pour la plupart d’avant 1950) en version originale « uncut » et non colorisée, mais au tournant des années 2000- sous la pression de ses annonceurs – elle s’est tournée vers la production cinématographique plus récente, et depuis 2003 elle présente aussi en exclusivité des séries de fiction originales. Ces mutations sont caractéristiques il nous semble de la place changeante du cinéma à la télévision : d’abord suffisamment populaire pour constituer le corps de la programmation d’une chaîne spécialisée, le cinéma de répertoire perd progressivement sa place au profit de la production contemporaine, qui elle-même se voit de plus en plus souvent remplacée par des séries originales. On le conçoit peut-être plus aisément : ces dernières jouent dans le paysage actuel le rôle que jouaient les films – en terme de prestige et d’aura culturel – des années 1970 à 2000, et parce qu’elles constituent un contenu original exclusif, elle contribuent mieux que les films de cinéma à l’identité de la chaîne.Deux productions vedettes d’AMC (Breaking Bad et Mad Men ; une troisième qui était très attendue, The Prisoner : il s’agit d’une reprise de la série britannique culte des années 1960, Le prisonnier) sont caractéristiques de ce nouveau phénomène. Breaking Bad relate les « mésaventures » d’un prof de chimie sans histoire dans un high school de la banlieue d’Albuquerque au Nouveau-Mexique qui, lorsqu’il apprend qu’il est atteint d’un cancer en phase terminale, décide de se lancer dans la production de méthamphétamine (Crystal Meth) pour subvenir aux besoins de sa famille. L’utilisation – en outre – des paysages désertiques d’Albuquerque, qui tire certaines scènes du côté du Western, la tonalité très noire et très grinçante de l’ensemble (rappelant à plus d’un titre l’esprit d’un Lynch ou d’un Tarantino), la qualité exceptionnelle du jeu des protagonistes font en sorte que la série, tant du point de vue de sa tenue artistique (la première saison a remporté le Emmy du meilleur montage) que de son écriture, est meilleure cinématographiquement que 95% des films distribués du côté chez l’Oncle Sam. Mais le plus étonnant est probablement qu’un tel sujet – strictement inimaginable sur les grands réseaux – trouve preneur auprès d’une chaîne disponible pour une majorité des abonnées au câble (et nom en service premium). Malgré l’appréciation des dirigeants de cette chaîne, elle avait d’ailleurs été refusée par Fx, sous le prétexte qu’aucun commanditaire ne voudrait s’y associer. L’écart entre la production télé et cinématographique tend donc, dans une certaine mesure, à s’estomper.
Pour sa part, la série Mad Men s’intéresse au milieu des agences publicitaires dans le New York des années 1960 (Mad Men est un jeu de mots sur Ad Men – Advertising Men – et Madison avenue, la célèbre artère où se trouvaient la plupart des bureaux d’agence) et constitue sans nul doute l’une des meilleures productions télé de la dernière décennie. Le microcosme social qui nous est ici donné à voir est fascinant, parce qu’au delà de l’univers publicitaire, c’est à l’ancien monde qu’il renvoie, le monde d’avant le féminisme et de la rectitude politique, une Amérique largement machiste encore traumatisée par la seconde Guerre mondiale, un monde que la « révolution » des année 1960 n’a pas encore touché mais dont on commence à voir les failles, révélées à travers des personnages complexes qui incarnent à merveille les incertitudes liées aux mutations qui se profilent à l’horizon. Il s’agit en outre d’un milieu – c’est le premier commentaire que tous sont tentés de faire sur la série tellement cela est rendu inhabituel – où on l’on fume constamment, où l’on boit du scotch au petit déjeuner, un milieu où les avances sexuelles se pratiquent ouvertement entre patrons et secrétaires; il y a là il nous semble une sorte de clin d’œil à la télévision contemporaine – la télé des grands réseaux – si souvent expurgés de toutes références à ces pratiques jugées tout simplement in-montrables aujourd’hui. Cette pénétrante incursion chez les publicitaires permet encore ceci, entre autres : montrer combien la genèse de l’hyper consommation, qui caractérise notre époque, se trouve justement dans la « culture de la pub » et sa petite armée des cerveaux, des « créatifs » que la série présentent presque toujours déchirés entre leur projet de roman et leur travail au sein de l’agence, comme si la fantastique énergie et les moyens démesurés générés par l’argent de l’industrie constituait la plus efficace des toiles d’araignée pour capturer et garder dans ses rangs les jeunes loups les plus prometteurs, tiraillés entre l’art et le commerce, et sacrifiés sur l’autel de la réussite sociale.
L’exemple de ces deux séries est appuyé par plusieurs autres : des émissions comme Dexter (dans laquelle un policier serial killer s’attaque à d’autres…teurs en séries), Oz (sur le milieu carcéral), Damages (qui révèle un système de justice aussi pourri que le mal qu’il tente de combattre) ou encore The Wire (qui explore en parallèle l’univers des revendeurs de drogues et celui des policiers de la brigades des narcotiques qui tentent de les arrêter) ont toutes en commun, outre leurs qualités proprement cinématographiques, de dresser un portrait sombre et nuancé des États-Unis et de soulever chacun à sa façon un questionnement moral à la fois subtil et très ancré dans la réalité de 2009 – et ce même lorsque ce sont les années 1960 qui sont évoquées. Comme le fait remarquer non sans une certaine audace Martin Winckler, « la série télé a pris le relais de toute la critique sociale qui se faisait avant au cinéma »[[ Cité par Hugo Dumas dans La Presse : « Non aux snobs de la télévision », 5 novembre 2009, A7. ]] ; en partie certainement parce que le public traditionnel d’un certain cinéma américain – en marge des films tournés pour le public adolescent des mégaplex – se retrouve de plus en plus souvent devant son petit écran pour regarder des DVD, et en raison aussi des transformations majeures qui affectent l’ensemble des institutions audio-visuelles et leurs diverses plates-formes de diffusion, il est clair en effet que le clivage traditionnel entre cinéma et télévision, qui fut longtemps une autre façon de faire la part entre « qualité » et « produits manufacturés », a de moins en moins de sens. La définition contemporaine de la cinéphilie doit s’accommoder de cette nouvelle réalité, et inclure parmi ses références privilégiées l’univers de la série.