L’anglaise et le duc
À 81 ans (il est né en 1920), ce vieux loup du cinéma français qu’est Eric Rohmer sort une œuvre particulière, traitant de la révolution française, après le cycle des Contes des quatre saisons. Ce n’est pas la première fois que le cinéaste nous offre des films singuliers- La Marquise d’O (1976) et Perceval le Gallois (1978) qui succédaient au cycle des Six contes moraux (1962-1972) -, tranchant en apparence sur ses “comédies sentimentales”, comme on se plaît à les appeler, comédies qui ont constitué, au fil des années, la majeure partie de sa filmographie et forgé par la même occasion une marque de fabrique assez controversée, si irritante pour les uns, si réjouissante pour les autres. Si on ajoute le cycle des Comédies et proverbes qui, comme les deux autres précédemment cités, s’ingéniait à démystifier le désir secret et intime qui nous pousse à agir ou à ne pas agir en fonction d’un modèle, il semble que L’Anglaise et le Duc étudie ce même mécanisme au niveau de l’Histoire. Et pas n’importe quel événement, la révolution française, c’est-à-dire un événement d’importance, cœur et fondement des institutions contemporaines françaises.
Effectivement, si l’on ne doit pas être étonné de certaines réactions intempestives considérant le film comme étant anti-révolutionnaire, voire aristocratique, on ne peut manquer de relever toute l’absurdité de telles accusations. Qu’en serait-il alors d’un roman comme Les Dieux ont soif d’Anatole France qui décrit minutieusement le mécanisme intime et sacrificiel de la Terreur quand on sait que ce même Anatole France ne passait pas particulièrement pour un aristocrate et qu’il a épousé tout au contraire les causes dites progressistes de son époque, causes issues en droite ligne de cette même révolution ? On ne comprendra pas ce qui pousse réellement un romancier ou un artiste si on tient justement à le politiser absolument de la sorte. Qu’on l’accepte ou qu’on ne l’accepte pas, un auteur comme il se doit est toujours à l’extérieur des révolutions, car à la poursuite de son art, il évacue toute hégémonie optimiste envers n’importe quel événement quel qu’il soit, intime ou historique, pour se pencher sur les mystérieuses motivations qui les déclenchent. Il révèle toujours “l’humanité” de l’existence contre “l’inhumanité” de l’Histoire. Le film de Rohmer n’est donc pas un film politique mais un film anthropologique.
L’Anglaise et le Duc retrace un moment, la Révolution française, de la Fête de la Fédération, le 14 juillet 1790, à la chute de Robespierre, le 27 juillet 1794, et met en scène deux personnages principaux : Philippe d’Orléans, cousin du roi, qui prend parti aux côtés des révolutionnaires et Grace Elliott, aristocrate installée à Paris. Cette dernière écrira ses Mémoires dont le film s’inspire.
Ce qui est important dans L’Anglaise et le Duc, c’est bien évidemment le point de vue de cette aristocrate que s’attache à retranscrire Rohmer le plus fidèlement possible. L’auteur de Pauline à la plage se moque que Grace Elliott ait pu mentir ou omettre des faits consciemment ou inconsciemment. Ce qui l’intéresse en premier lieu, c’est uniquement son point de vue, point de vue étranger (elle est anglaise, hors du contexte strictement français et ce choix n’est pas un hasard) sur les événements, ce qu’elle a vu et vécu de cette révolution, de cette terreur.
Il en a toujours été ainsi dans le cinéma d’Eric Rohmer qui, bien souvent, retrace le périple d’individus qui évoluent dans un cadre particulier, vivent des choses ou les observent puis racontent ce qu’ils ont vécu et observé. D’où l’importance du dialogue dans son cinéma, entre l’observation et la retranscription de cette observation par la médiatrice qu’est la parole (le point de vue). Dispositif non pas théâtral comme on l’a souvent dit à tort mais strictement cinématographique : le cadre. En somme, les personnages chez Rohmer, à l’instar de Don Quichotte, se racontent à eux-mêmes et aux autres des histoires (il reste à distinguer le vrai du faux, la vérité et le mensonge) et ici, dans L’Anglaise et le duc, ce sont les hommes qui se racontent une histoire et cette histoire est précisément celle de la Révolution : l’Histoire. Histoire vue et racontée par une anglaise justement à la périphérie de l’Histoire, l’événement comme vu à travers une paire de jumelles. Une scène symbolise bien cela, celle où Grace Elliott (remarquablement incarnée par Lucy Russell) assiste dans sa maison de campagne, de loin donc, à l’exécution du roi. Elle ne veut rien voir et c’est sa servante, regardant à travers une lunette, qui lui raconte ce qui se passe.
Le dispositif minimal du film n’a guère de quoi étonner non plus. Il complète et chapeaute les choix narratifs du récit. Le cinéaste a d’abord filmé les acteurs, les figurants, les voitures etc. en béta numérique, avant de les incruster dans des décors peints. L’image numérique elle-même a été ensuite kinéscopée en 35mm, ce qui donne au film un climat distancé et pictural, en somme une succession de tableaux vivants où l’on voit toute la continuité du cinéma de Rohmer, avec la peinture entre autres.
Le fait que Grace Elliott soit aristocrate est anecdotique, elle semble plus attachée sentimentalement au roi et à la reine qu’ayant véritablement une “conscience” politique de la monarchie. Elle est débordée par ce qui arrive et pourtant, ce personnage quelque peu naïf, fait parfois preuve d’une audace étonnante quand elle cache sur le coté de son lit le gouverneur des Tuileries, Champcenetz, traqué par le Comité de salut public. Ce que tient à mettre en valeur Eric Rohmer, c’est l’existence individuelle de ces deux protagonistes, l’aristocratique Grace Elliott et le révolutionnaire Duc d’Orléans. Ils sont au-delà de leurs divergences politiques qu’ils ont trancendées ; ils ne cessent de s’aimer et de garder une grande affection l’un pour l’autre, point banal et humain, mais fondamental et à l’opposé de l’optimisme criminel de la Révolution en marche.
Arrestations arbitraires, fouilles minutieuses des appartements, saisie de la correspondance privée, meurtres, assassinats, justice expéditive… Comment peut-on tolérer pareils faits même au prix d’une Révolution, d’une Liberté ? Le film n’est pas caricatural sur ce point. Il n’en montre que quelques éléments significatifs, des tableaux, et fait ressortir les points noirs de cette Révolution et l’impact sur l’intimité, sur l’existence de ses personnages. Rohmer ne joue pas d’une surenchère inverse : par exemple, le cortège qui portait la tête de la princesse de Lamballe aurait pu être beaucoup plus terrible et sanguinolent. Au contraire, tout le dispositif cinématographique pictural et distancé de l’auteur des Nuits de la pleine lune (que l’on pourrait qualifier de frêle, de fragile, mais d’une extrême rigueur) nous en évite une représentation strictement réaliste ou naturaliste propre aux emballements.
Le film met en scène donc le Duc d’Orléans qui s’implique dans l’Histoire, prend fait et cause pour les révolutionnaires. Ce qui est touchant et émouvant dans son personnage à travers le point de vue de Grace Elliott, c’est le drame qu’il vit sans pouvoir faire machine arrière. Il pourrait renoncer mais il vit trop dans l’illusion. Il croit s’engager pour la bonne cause, au nom d’un idéal, sans se rendre compte tout à fait qu’en se soumettant à ce même idéal, à ce modèle, il sera lui-même son propre bourreau. Il est à l’égal du Narcisse d’Ovide dans Les Métamorphoses. “Et c’est au fond l’erreur mortelle du narcissisme que de vouloir non pas s’aimer soi-même avec excès, mais, tout au contraire, au moment de choisir entre soi-même et son double, de donner la préférence à l’image. Le narcissique souffre de ne pas s’aimer : il n’aime que sa représentation.” dit Clément Rosset dans Le Réel et son double (Folio essai).
Ici, le Duc d’Orléans choisit un modèle, l’Histoire en marche plutôt que sa propre histoire et pour cela, il n’en voit pas l’aspect destructeur alors qu’il l’a précisément sous les yeux. À cet égard, il est particulièrement intéressant de remarquer que Grace Elliott s’étonne, elle, d’être courageuse dans la réalité, dans son action (elle ne l’envisageait pas auparavant) alors qu’au contraire, le Duc d’Orléans affirme par la parole qu’il ne votera pas la mort du roi et fera tout le contraire dans les faits. D’un autre côté, il n’est lui-même que lorsqu’il oublie son adhésion à la Révolution, par exemple en prévenant Grace Elliott de détruire des lettres compremettantes, en la gardant d’étaler publiquement son affection au roi.
En étant restée elle-même sans l’intermédiaire d’un modèle, Grace Elliott ne devra sa tête qu’à la chute de celle de Robespierre ; elle retournera en Angleterre, sauve. Le Duc d’Orléans, lui, avait perdu la sienne par avance pour s’être soumis à la Révolution, même si dans les faits en général l’inhumanité de l’Histoire a toujours triomphé de l’humanité de l’existence. Mais une œuvre d’art n’est pas là pour aller dans le sens de l’Histoire mais pour dire la vérité par le chemin de la beauté ou comme le dit le romancier Carlos Fuentes : “L’art rétablit la vérité face aux mensonges de l’histoire. C’est pourquoi Dostoïevski a pu définir le Quichotte comme un roman dans lequel la vérité est sauvée par le mensonge.”
Voilà bien la morale de toute cette histoire.