LA XXXIÈME OLYMPIADE À NBC, LA TÉLÉ AVANT LE SPORT
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Il suffit de regarder durant quelques heures la retransmission des Olympiques à la télévision américaine pour comprendre à quel point le sport y est absolument secondaire, justification bien accessoire d’autres prérogatives d’autant plus évidentes qu’elles constituent l’ordinaire de la programmation des Majors que même un événement de cette envergure ne saurait remettre en question. Disons-le autrement : il ne s’agit surtout pas pour NBC de se mettre au service des XXXème Olympiades, mais bien l’inverse, la grande kermesse des jeux payée à fort prix ayant pour mission ici de « cadrer » au mieux dans un Prime time qu’il faut vendre coûte que coûte aux commanditaires. Ce qui veut dire, en outre, travailler à attirer devant le petit écran un public largement incompétent et a priori peu curieux de sport amateur, un public qui se laissera plus facilement séduire par un mauvais match de basket (pensons au 156-73 des Américains face aux Nigérians…) que par la plus électrisante performance de quelque Kenyans aux 10 000 mètres ; un public plus familier avec la téléréalité que le steeple-chase, et que pour cette raison justement on va nourrir aux ingrédients de la télé contemporaine.
Le « scandale » de cette couverture s’est d’abord manifesté sur les réseaux sociaux, où la grogne des véritables amateurs américains s’est vite manifestée face au choix des autorités de NBC de ne pas diffuser certains événements en direct, mais de les concentrer aux heures de grande écoute. Depuis le début de ce qu’on pourrait appeler l’ère « postmoderne » des jeux 1 , c’est là un casse-tête important en effet pour les Américains qui ont du mal à composer avec les aléas des fuseaux horaires. Une finale du cent mètres à 2h00 du matin ? Pas question, quitte à imposer aux organisateurs des jeux des horaires qui cadrent mieux avec leur diffusion en sol américain, comme ce fut le cas en Grèce notamment où l’affaire fit beaucoup jaser. Le choix de retransmettre certaines finales en différé va dans le même sens ; il s’agit de donner la priorité à la composition d’une grille idéale contre les caprices du direct. Le problème, c’est qu’aujourd’hui, avec Internet notamment, l’accès aux résultats en temps réel est devenu banal, ce qui n’était pas le cas il y a tout juste 20 ans, d’où l’ire des amateurs qui doivent tout à coup se tenir loin du web s’ils veulent pouvoir jouir d’un minimum d’effet de surprise.
L’autre aspect particulièrement déplaisant du traitement à l’américaine est le choix des segments en fonction d’un « patriotisme » qui confine à l’ethnocentrisme, voire au racisme pur et simple. En effet, n’importe quel bloc de diffusion du programme olympique choisi au hasard sur NBC donnera l’impression très nette au téléspectateur que les compétitions se résument aux performances des athlètes américains, dont les victoires annoncées ou pressenties semblent constituer le seul facteur pris en compte dans la sélection préalable des épreuves. Ainsi les chances de pouvoir assister, par exemple, à un match de volley-ball entre le Brésil et l’Italie sont extrêmement minces, sauf bien entendu si la partie en question est déterminante – pour une raison de classement par exemple – pour l’équipe des nationaux. Ce nationalisme, qui mettait en scène jusqu’à récemment la lutte des USA contre le Bloc de l’Est, s’est déplacé vers un combat à finir mené tambour battant à la Chine, seule concurrente véritable des Américains au tableau des médailles, et – pur hasard, certainement – principale rivale économique de l’Oncle Sam. Que celui ou celle qui voudra affirmer que les jeux mettent en scène des individus et non des pays ravalent vite ses naïves prétentions œcuméniques : le spectacle que nous offre la télévision est le spectacle éminemment politique des États-nations en quête de publicité, une publicité qu’ils payent fort cher en investissant dans leurs programmes sportifs, seul garant de succès et donc de visibilité dans l’espace mondialisé. Pour un athlète qui fait son tour de piste en triomphant, enveloppé dans le drapeau de son pays, combien de millions auront été dépensés ? 2
Mais là où il apparaît le plus clairement que le sport en lui-même est très secondaire dans cette conception de l’olympisme, c’est dans la composition même des reportages. Au centre de ces derniers se trouve en effet non pas le geste sportif, ni même l’athlète, mais la « personne» conçue très exactement au sens que lui donne la téléréalité : un individu en chair et en os, porteur d’une « histoire » qu’il faut raconter et dont la performance à l’écran doit obligatoirement trouver sa place au sein d’une ligne narrative tout au moins dramatique, idéalement tragique où la victoire (sportive) constitue le moment réparateur, une catharsis que le téléspectateur pourra rapporter à un scénario clairement identifiable. Le meilleur sujet est donc toujours celui qui a surmonté les épreuves, vaincu le désespoir, construit le succès sur sa résilience aux circonstances malheureuses. Une telle contextualisation prend la forme de « capsules biographiques » judicieusement intercalées dans le montage de l’événement sportif proprement dit, lequel se trouve de la sorte subsumé par un récit qui tout à coup le contient en entier. Il ne reste ainsi de la performance que ce que la télévision aura bien voulu en retenir, la plupart du temps l’illustration, morcelée à l’extrême, d’une histoire qui se joue ailleurs, et notamment dans la compréhension qu’en ont des téléspectateurs venus assister non pas à une épreuve sportive mais à un programme de télévision comme n’importe lequel autre et s’attendant pour cette raison-là à ressentir le même genre d’émotions.
Les Jeux olympiques se présentent ainsi telle une sorte de copie inversée, en format « slim », de The Biggest Looser, avec à la clé exactement le même genre de finalité morale bien sentie.