La volaille rotie : sexe, mort et comédie
Ma modeste contribution à Hors champ au début des années 2010 — qui a surtout consisté à maîtriser l’étrange chose qu’est SPIP, à mettre la main à la pâte et assister avec ravissement à la rétrospective Étienne O’Leary et Jean-Pierre Bouyxou, à partager des discussions animées au café et à écrire quelques textes épars — me vaut d’être gentiment sollicitée dans le cadre de ce 25e anniversaire. Or, il y a deux catégories de gens : ceux qui sont prolifiques et ceux qui ne le sont pas ; j’appartiens à la seconde. Voilà donc que pour ce dossier exceptionnel, je me retrouve à proposer un court essai anecdotique sur la volaille rôtie. L’idée traîne depuis des années et le texte, souvent promis à Hors champ, n’a finalement été écrit que récemment dans un autre contexte où, n’ayant pas été sollicité, il n’a pas trouvé sa place — ce qui fait qu’il revient en bout de ligne, et de façon heureuse, à son berceau naturel. En effet, ce petit voyage au gré d’un objet obsédant s’inscrit dans la lignée des « chroniques du détail », initiées il y a des années avec une réflexion (plus copieuse) sur le verre de lait. Le florilège de volailles qui suit est donc peut-être la première étape d’un retour régulier à cette série avec, qui sait, un prochain texte sur l’usage des ronds-points à l’écran. Ne reste plus qu’à l’écrire… d’ici dix ans !
Poulet, dinde ou canard, peu importe la volaille : lorsque celle-ci sort du four, graisseuse et déplumée, décapitée et les pattes en l’air, elle a quelque chose d’étrangement inquiétant qui, tout bien considéré, a de quoi déclencher un fou rire nerveux d’autodéfense. Ce corps nu, spolié de son identité, exhibant d’autant plus son obscénité qu’il est apprêté élégamment pour la dégustation, nous renvoie au grotesque et au refoulé de notre propre chair comme à nos pulsions les plus primaires. C’est ce qui fait tant rire le serveur Charlot dans The Rink (Charlie Chaplin, 1916), lorsqu’il amène un canard rôti à un couple mal assorti. Sûrement parce que la pitance pointe de la patte le non-dit qui sous-tend cet improbable duo à l’austérité victorienne, composé d’une femme monumentale à l’air peu amène et d’un minuscule prétendant. Le découpage de la bête se transforme en acte manqué : la chose morte ne tient pas en place, ne veut pas rester à sa place et reprend vie de façon éhontée pour agresser la dame en lui sautant dessus, avant de pondre un œuf sur son compagnon depuis les mains de Chaplin. Le cadavre récalcitrant, dévoilant au grand jour une sexualité qui interroge, sert de révélateur à nos pensées mal placées.
Rebelote avec l’hilarant poulet sauteur de The Party (Blake Edwards, 1968) : les gaffes de Bakshi (Peter Sellers) dans une soirée hollywoodienne culminent à table, lorsque son repas, échappant avec furie à ses couverts, termine sa course sur la coiffe sophistiquée d’une starlette. La voilà avec un joyau huileux au sommet de sa choucroute blonde. Bakshi tente un partenariat avec un serveur quelque peu alcoolisé pour récupérer la catastrophe, mais l’extraction vire au drame : toute la perruque s’envole avec la carcasse, révélant un pathétique petit chignon brun épinglé sur la tête de la belle, et l’assiette de Bakshi se retrouve copieusement garnie de la volaille déchue, ornée d’onctueuses volutes de cheveux dorés. Ici, c’est tout l’orgueil de la beauté, du glamour et de l’illusion qui se retrouve anéanti par le facétieux plat de résistance : il nous renvoie, depuis sa condition de chair à pâté, à notre propre condition de mortel, de la même façon qu’il nous rappelle que, malgré ses apparats, la gracieuse voisine de table vieillira comme tout le monde.
Dans une veine beaucoup plus grinçante, rarement une gallinacée n’aura été aussi sexuelle et mortifère que la petite caille un peu cramée que se voit servir Henry Spencer chez ses futurs beaux-parents dans le Eraserhead (1977) de David Lynch. Voilà le pauvre Henry, qui doit faire bonne impression, affligé par son beau-père de l’honneur de découper le repas. Le couteau est énorme, la caille minuscule, le futur gendre terrifié par cette mission phallique, qui risque de trahir son ignorance des choses de la vie : « Est-ce que ça se découpe comme un poulet normal ? ». Les petites pattes gigotent mécaniquement sous la fourche, un sang épais commence à suinter puis à couler à gros bouillons tandis que la mère de famille entre dans une transe libidineuse sous l’œil terrorisé de sa fille : la métaphore est claire, les enjeux du repas sont déballés dans l’assiette, la névrose familiale atteint des sommets et la soirée est foutue.
Tout aussi fichu est le festin de Noël qu’organise Mr. Bean pour sa dulcinée dans « Christmas Day ! » : la faute, là encore, à un palmipède plumé. Le ton est certes plus léger, mais l’angoisse corporelle tout aussi palpable lors de l’inénarrable séance de fourrage de la dinde : l’oiseau est démesurément énorme et Mr. Bean se transforme en gynécologue de comptoir face à ces grosses cuisses roses palpitantes et à ce trou béant au fond duquel il perd sa montre avant d’y enfourner sa tête, dans un cauchemardesque fantasme originel. La farce (dans tous les sens du terme) est salée et le devient encore plus lorsque son invitée arrive, jeune fille de bonne famille dont l’allure coincée contraste pour le moins avec la grosse créature que son hôte arbore comme couvre-chef. En quelques instants, la convenance et la tradition sont perverties, le refoulé ressurgit au grand galop et c’est toute la pudeur british qui part à vau-l’eau. Mr. Bean
Telle une vanité prosaïque, la nature (soi-disant) morte de la volaille rôtie nous rappelle à notre condition physique, érotique, carnivore, délétère. Apparition violemment comique servie sur la table de la bienséance, elle dénonce le tragique rendez-vous manqué des individus avec leurs propres corps. La chair fut-elle moins taboue, le cinéma, à n’en pas douter, ne compterait pas autant de scènes de repas mémorables.