La télé sur le divan : la confusion des genres
——————-
Après C’est juste de la télé et Les enfants de la télé, voilà que la rentrée d’automne propose une autre émission dans laquelle le petit écran se regarde le nombril, mais cette fois avec les lunettes du psychologue. L’idée de La télé sur le divan a en effet germé dans l’esprit de la présidente de l’Ordre des psychologues du Québec, Anne-Marie Charest, qui en assume par ailleurs la co-animation avec l’inénarrable (!) Gildor Roy : il s’agit en fait d’une manière de talk-show, dans lequel des « personnalités du petit écran» réagissent à des extraits d’émissions ou de films réunis chaque semaine autour d’un thème différent (« l’infidélité », « l’arrivée d’un enfant au sein du couple », « l’image du corps», « trouver l’âme sœur », etc.). Par plusieurs aspects, on est donc devant un concept hybride ; l’émission rappelle bien entendu Les enfants…, mais aussi Le verdict 1 , auxquelles elle emprunte un ingrédient majeur : placer les vedettes sur la sellette, et parfois même confronter celles-ci à une part supposément cachée de leur intériorité. Mais sa prétention dépasse le simple divertissement inquisiteur, et vise en réalité – de l’aveu même de son idéatrice – à « susciter la réflexion dans les foyers », une orientation qui n’est certes pas sans rappeler l’esprit des magazines féminins, dont elle reprend allègrement le discours psychopop fort en vogue depuis au moins un quart de siècle.
Il y 28 ans, justement, Janette Bertrand proposait la première saison de Parler pour Parler, un talk-show à forte saveur psychologique, vite accompagné (dès 1986) de dramatiques (L’Amour avec un grand A) qui servaient en quelque sorte d’appui à la discussion et de modèles fictionnels aux thématiques qu’abordaient les personnes invitées à la table de Madame Bertrand. Sauf exception, les convives de Parler pour parler appartenaient à deux catégories : d’un côté les experts (psychologues, médecins, travailleurs sociaux, etc.) présents sur le plateau pour fournir un contenu informatif, de l’autre des Monsieurs et Madame-tout-le-monde venus témoigner de leurs expériences. Dans ce contexte, les dramatiques écrites par Madame Bertrand prenaient une valeur pédagogique certaine, d’où leur message souvent un peu « appuyé », qu’on pardonnait aisément étant donné le contexte didactique dans lequel il s’inscrivait assez naturellement. Il est intéressant en ce sens de bien marquer tout ce qui sépare ces deux moments de « télévisions relationnelle » 2 .
Première différence majeure de La télé sur le divan avec ce concept désormais « classique » : il n’y pas de quidam sur le plateau du tandem Charest-Roy, que des vedettes, auxquelles on demande de commenter des situations vécues par leurs … personnages. Il y a quelque chose de nettement hyperréel dans ce dispositif, qui non seulement présente la fiction comme un modèle de « réalité » – Parler pour parler le faisait aussi, mais n’oublions pas que la fiction de référence était écrite spécialement pour susciter des discussions autour du thème traité – mais demande en plus aux acteurs de se placer en situation réflexive par rapport à elle. Ainsi, dans l’épisode du 26 octobre, Bianca Gervais parle de la première fois qu’elle a fait l’amour… à la télévision, et note en outre qu’elle n’était pas « prête du tout », qu’elle n’était pas « rendue là dans sa tête ». Cette manière dont on accrédite spontanément et sans broncher la confusion entre le comédien et son rôle montre bien ce que fait de mieux en mieux la télévision : brouiller la frontière entre la représentation et son référentiel et, ce faisant, assimiler à un même discours de type confessionnel et psychologisant la parole du personnage et de l’ « acteur », dont on suppose qu’il habite la scène télévisuelle comme une sorte de réel second parfaitement isomorphe au réel-réel.
Seconde différence : Janette Bertrand, dans ses efforts de pédagogie, usait habilement de sa posture de « médiatrice » hors pair pour faire « transpirer » les connaissances psychologiques de l’époque auprès d’un public populaire dont le petit écran constituait vraisemblablement la principale source d’information en cette matière. Rose-Marie Charest n’est pas qu’une médiatrice parmi d’autres : à titre de présidente de l’ordre des psychologues, elle incarne une forme hautement institutionnalisée d’expertise et ses commentaires tout au long de l’émission sont présentés telle une vérité bien peu relative. On n’a qu’à bien observer la manière avec laquelle les invités et l’animateur ne cessent d’appeler l’approbation de Madame Charest (regards intenses et hochements de tête ostentatoires) pour comprendre que sa seule présence tend à imprimer au talk-show quelque chose comme une « valeur scientifique ». On se trouve ainsi à mixer des ordres discursifs en tous points disparates 3 , et à générer par le fait même une importante confusion entre la pratique professionnelle de la psychologie et un discours au mieux informatif, inspiré de scènes appartenant au registre fictif…
Mais on aura beau se surprendre ou s’indigner d’une telle pratique, le moins que l’on puisse dire est qu’elle est tout à fait dans l’air du temps et constitue même une synthèse assez fascinante d’au moins trois tendances de fond de la télévision contemporaine : d’une part, le recours à des vedettes (en France on dirait des people) pour parler de sujets qui concernent leurs rôles plutôt qu’elles-mêmes; l’utilisation d’images d’archives qui ont surtout comme fonction de mettre en valeur lesdites personnalités ; enfin, la présentation de cet ensemble disparate sous la forme de « coaching » relationnel. Le rôle de la vedette médiatrice s’en trouve renforcé, et avec lui l’impression que la construction d’une réalité seconde – le « réel » engendrée par le dispositif télévisuel lui-même – se passe désormais très bien du monde extérieur.
Notes
- Ce n’est d’ailleurs certainement pas un hasard que les trois émissions en question soient produites par Louis Morissette… ↩
- Voir sur ce thème l’excellent texte de Domique Mehl : « La télévision relationnelle », Les Cahiers internationaux de sociologie, no. 112, 2002, p. 63 à 85. ↩
- D’ailleurs, plusieurs psychologues membre de l’ordre semblent mal à l’aise avec cette situation. Voir par exemple : Rose-Marie Charest doit choisir ↩