LA MISÈRE D’UN GRAND THÈME
« Rien ne recommande plus durablement les histoires à la mémoire que cette pudique concision qui la soustrait à l’analyse psychologique. Plus le conteur renonce naturellement à toute différenciation psychologique, plus ces histoires pourront prétendre rester dans la mémoire de l’auditeur… »
Walter Benjamin
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Il y a quelque chose qui cloche, à mon avis, dans le film There Will Be Blood de Paul Thomas Anderson, quelque chose qui ne va pas avec le personnage, Daniel Plainview, comme si le réalisateur en avait raté l’essence ou, peut-être mieux, comme si le film était trop étroit pour le type de caractère qu’il représente. Si ce phénomène me semble assez rare au cinéma pour que je m’y attarde, je le ferai surtout parce qu’il m’a permis de revenir sur certaines représentations cinématographiques de personnages plus grands que nature, souvent liés au mal, à la misanthropie. Comment les images cinématographiques peuvent-elles contenir ce genre de personnage, en cerner la menace tout en évitant de le juger moralement ? Cela m’apparaît comme un défi que seuls deux films, à ma connaissance, ont su relever, Aguirre, la colère de Dieu de Werner Herzog (1972) et Badlands de Terrence Malick (1973). J’analyserai d’abord ces films en considérant la mesure de leurs images qui offrent une extension maximale à leur personnage. Cette première analyse me permettra, en retour, de mettre en lumière le problème que j’entrevois avec les images de Plainview dans There Will Be Blood et ses effets.
La mesure du personnage
Dans leur film, Herzog et Malick s’intéressent à un type de personnage similaire. Situés à l’extrémité de l’Occident, dans la jungle amazonienne ou dans les plaines du Montana, lieux propices pour symboliser l’aurore d’un nouveau monde, Aguirre et Kit (Badlands) sont des tueurs, des assassins, qui désirent transcender radicalement l’ordinaire et le commun, qui veulent être à la tête d’un royaume qui recouvre la terre ou d’avoir la tête de quelqu’un que tout le monde craint et aime à la fois. Leur ambition est absolue ; le compromis, impossible : ils se tiennent debout, seuls, et jamais leur ennemi ne se réduira à un seul homme. À mon avis, Plainview a tout pour rejoindre ces figures surhumaines, non pas par sa valeur évidemment, mais par son ambition excessive qui élève ses actions au-delà de ce qui est humainement possible, c’est-à-dire ce qui ne franchit pas le seuil de ce qui est convenu d’appeler la nature humaine. Pour les esprits romanesques, imaginez ces personnages comme s’ils étaient possédés par ce que j’appellerais, en malmenant Nietzsche, le caractère sublime de l’inactuel. Car le meurtre ne représente pas l’objectif d’Aguirre, ni celui de Kit, ni celui de Plainview, la souffrance ne les amuse pas, ne les affecte pas. Ils tuent alors parce que quelque chose bloque leur vue, parce que quelque chose les empêche d’avancer. Le partage leur est inadmissible ; et ils n’imaginent qu’une seule place au-delà du commun, la leur. Le meurtre est donc un pis-aller et, dans le récit, il symbolise la crête spectaculaire du devenir. C’est sans doute un peu pour cette raison qu’on aime ce genre de personnage hyperbolique au cinéma : il permet d’envisager de loin, en toute sécurité, à la fois comment le destin paradoxal de l’homme pousse l’individu à piler sur les autres pour pouvoir avancer et comment ce genre d’individu arrive, seul, à menacer une nation. Dès lors, c’est en les suivant dans leur ambition, en s’élevant avec eux, qu’on peut se disposer à formuler une critique qui en vaut la peine.
Voilà comment j’imagine Plainview, non pas celui incarné par Daniel-Day Lewis dans There Will Be Blood, mais celui un peu intangible, virtuel, ce genre d’esprit auquel a fait appel le film mais qui ne s’est pas incarné en lui. L’esprit de Plainview n’est donc pas dans les images d’Anderson, mais autour, à côté d’elles. Son esprit est resté intact, si je puis dire, ce qui me permettra, conséquemment, d’y fonder ma critique du personnage représenté dans le film. Je me propose, en somme, de cerner les modes d’expression qui conditionnent la représentation de ce genre d’esprit, et non d’en fixer tout bonnement le caractère.
Les images indéfinies de Herzog et de Malick
Contrairement à There Will Be Blood, les films de Herzog et de Malick ont réussi à incarner ce genre d’esprit, parce que leur caméra, les images, le montage, le scénario étaient à la hauteur de leur ambition. Les conditions du tournage d’Aguirre démontreraient à elles seules que la volonté de Herzog, à 28 ans, s’arrime sans peine à celle de son personnage ; et le courage qu’a eu le jeune Malick de consacrer son premier long-métrage à l’élévation d’un fait divers à quelque chose de presque sublime est remarquable. Ce n’est pas cependant ce qui importe chez eux, car ils auraient très bien pu échouer malgré leur volonté. Herzog et Malick ont réalisé des films qui ont été capables de suivre leur personnage, des films ni plus ni moins à leur dimension, dans lesquels on a nettement l’impression qu’ils ne se sentent pas à l’étroit. De nombreuses pages sembleraient nécessaires pour analyser cette impression, mais on n’a qu’à voir ces films pour en avoir immédiatement l’intuition. Je me contenterai ici d’un début d’analyse, car rien en fait ne pourra être plus convaincant que de faire directement l’expérience de cette intuition, en les voyant ou les revoyant.
Les images de Herzog et de Malick sont à la hauteur de leur personnage, elles leur collent à la peau, non pas parce qu’elles représenteraient leur état d’esprit, leur subjectivité, leur vision ou encore leur état psychologique. Ces images ne traduisent pas ce que perçoivent Aguirre ou Kit ; pour tout dire, les images filmées et montées ne doublent pas leur regard. Il y a déjà là un acte d’indépendance des réalisateurs à leur égard qui témoigne de leur ambition commune. Ils ne s’y soumettent pas, pas plus d’ailleurs qu’ils ne réduisent leur personnage à leur vision cinématographique. Là est le génie de Herzog et de Malick : on a nettement l’impression, dans leur film, qu’il y a deux manières de voir bien autonomes, celle du personnage et celle du film ; et ces deux visions ne luttent pas l’une contre l’autre, ne se succèdent pas, ne se répètent pas, elles coexistent, s’entraident même parfois.
Les images de Herzog donnent l’impression de s’éloigner entièrement du cinéma qu’on avait produit avant lui. Cette impression est un peu forte sans contredit, mais qui n’est pas pour autant dénuée de sens, puisqu’elle exprime l’effet de nouveauté de ses images : on sent très bien qu’elles lui appartiennent en propre. La durée de ses gros plans qui ne sont pas entièrement bien cadrés, la caméra qui filme à la hauteur des yeux d’un homme moyen, hauteur qui se profile distinctement à la frontière des plongées et des contre-plongées et qui donne la nette impression que quelqu’un voit, comme s’il s’agissait d’une caméra subjective sans en être une ; le temps qui semble immobilisé dans des images qui représentent pourtant des eaux tumultueuses, des vilenies, des massacres, etc., la forme même de ces images est mal définie, car il est impossible d’en fixer le point de vue, la focale, le haut et le bas, le proche et le lointain. Cette forme mal définie ne représente pas Aguirre, ne double pas non plus son regard ; elle fait plutôt sentir le genre de temps et d’espace dont la folle et lente agonie d’un homme infâme a besoin pour s’élever au sentiment de sublime, pour rejoindre la seule faculté humaine qui peut surmonter directement le chaos, en retombant parfois dans la sauvagerie. Manifestement, Herzog ouvre les horizons des images cinématographiques, ne répète rien, reprend tout à zéro, pour laisser à son personnage la liberté de se tenir debout tout seul, et, en retour, de se tenir lui-même, seul et debout, avec son film. Herzog et Aguirre coexistent, ne se jugent pas. Il faudrait aussi inclure Klaus Kinski qui, en ne faisant rien comme les autres acteurs, en débordant le commun, le normal et le tolérable, en prenant la caméra plutôt que de se laisser prendre par elle, se laisse pénétrer par l’esprit de Aguirre en l’incarnant. Cette dernière impression est idéalisante, certes, romantique, j’en conviens bien 1 , mais elle est la seule, et là je suis sûr, qui soit à la mesure de l’effet qu’il produit.
Tout ce que je viens de dire de Aguirre, je le répèterais pour Badlands de Malick. Les images lentes, toutes horizontales qui font alterner les gros plans sur Kit ou Holly, sur des bestioles quelconques ou des peintures, la série de photos sépia qui fixe la panique collective dans un album, les étendues indéfinies le matin, en plein jour, le soir et au milieu de la nuit, etc., tout ça annonce le mode d’expression du film, soit la suspension. Badlands, ce lieu géographique du Montana, n’est pas une métaphore du personnage, mais le lieu et le temps où il peut vivre. Et encore, il ne faudrait pas en conclure que, par une sorte de mimétisme spatial, le réalisateur a voulu donner l’impression que son film devrait être aussi vaste que les Badlands, être quelque chose comme un film-Badlands. C’est uniquement par analogie formelle que je dis que son film atteint ces dimensions : les limites du film de Malick sont simplement aussi indéfinies et évasives que ce lieu géographique. N’est-ce pas un peu là le véritable lieu de Kit, seul, oublié du Bien et du Mal, dans le lointain indécis des limbes ?
Dernière chose. Tout comme Herzog le fait avec Aguirre, Malick laisse vivre Kit en ne respectant pas la forme narrative qui est pourtant annoncée dès la première scène. Ce que l’on voit de Aguirre dans le film déborde largement ce qui aurait pu être consigné dans le journal du moine Carvajal, seule trace de son histoire, annonce-t-on dès le départ ; et Holly, qui raconte l’histoire de Kit depuis le début, ne peut pas avoir tout vu, puisqu’elle le quitte avant la fin de sa cavale, tandis que la caméra, elle, continue à le suivre. Manifestement, les images en montrent plus que ce que les narrateurs ont pu voir. À moins que l’on ne croit que Carvajal et Holly ont fabulé et inventé les événements auxquels ils n’ont pas assisté. Mais rien ne laisse supposer une telle hypothèse dans ces films. Comme les images, leur forme narrative est indéterminée. Et ce manque de clarté de la narration, comme celui des images, ne nuit pas aux personnages, ni aux films ; c’est tout le contraire : le flou de la narration soustrait le point de vue au jugement moral et au diagnostic, offrant encore une fois l’occasion à ces films et à ces personnages de vivre par eux-mêmes (c’est là peut-être que je sens le spectre de Charles Foster Kane ou encore celui de Louis-Regis Savoie dans Requiem pour un beau sans-cœur de Robert Morin). Voilà ce qui fait la force de ces deux films : leur ambition cinématographique est aussi difficile à mesurer que celle qui anime leurs personnages, parce qu’on ne dispose pas de modèles prédéterminés pour le faire. Aguirre et Badlands ne s’imposent aucune règle, ne reposent sur aucune habitude, ne suivent aucune mode ; leur proportion nous échappe. Ce sont là des objets insolites dans l’histoire du cinéma, pas moins insolite que les hommes qu’ils représentent.
La régression d’un pétrolier
Malgré les belles images de There Will Be Blood, il échoue exactement là où les films de Herzog et de Malick ont réussi : il contraint le personnage en le surcodant et en le rendant reconnaissable. Ce film a quelque chose de commun, de convenu ; loin d’être un objet insolite, ces proportions sont nettement perceptibles, et ce, dès le premier visionnement.
Je vais commencer par la musique qui préfigure, à mon avis, le mouvement du film qui se confond avec celui du personnage. Ce qui ne fonctionne pas avec la musique dans ce film, ce n’est pas qu’elle est trop forte, stridente, abstraite, ce n’est pas en elle-même qu’elle fait défaut, elle tiendrait parfaitement seule. Le problème qu’il y a avec la musique, c’est qu’elle ne s’agence pas avec le genre de personnage que devrait représenter Plainview. Choisir une musique qui ne représente pas ce que l’on voit à l’écran n’est pas une prouesse au cinéma, en tout cas, ce ne l’est plus. Mais là n’est pas encore le problème. Le film se sert délibérément d’une musique de type électro-acoustique pour concrétiser, dans une image sonore, le drame intime du personnage. La musique ne sert qu’à nous faire ressentir le trouble grandissant de Plainview qui, au final, le coincera et l’enfermera de telle manière qu’il se coupe du monde extérieur. Cet effet est tout à fait perceptible dans les étirements synthétiques des sons, des violons entre autres (se rapprochant un peu par exemple de ce que faisait Edgard Varèse), et qui profilent clairement l’image d’un élastique ou d’un ressort qui ne cesse de s’étirer au point qu’il pourrait se briser ou se détendre d’un coup sec : crac ! En plus de rendre parfaitement reconnaissable la souffrance intérieure, cet effet sonore vise aussi à faire monter la tension chez les spectateurs, comme la longue attente qui précède le premier jaillissement du pétrole au début du film. Loin de surprendre les spectateurs, la musique du film est convenue, s’agençant plus avec la nature du spectacle qu’avec celle du personnage.
La musique est omniprésente, elle suit et recouvre entièrement le personnage de cet effet sonore au point qu’elle nous empêche d’entendre ce qu’il dit et ce que les autres lui répondent. Plainview est une monade, et ça s’entend. Il est pris dans ce que j’appellerais une image sonore. Sans doute par un excès d’exigence, j’aurais envie de ne pas concevoir cet effet comme étant la préfiguration de la surdité de son fils, car la musique ne rend pas sourd, mais perturbe simplement la perception des dialogues. Mais tout nous invite dans le film à interpréter la surdité de son fils comme l’image figurée mais inversée de ce que son père est en réalité : Plainview ne souffre pas de surdité, mais il est tout de même plus sourd que son fils. Il faut en conclure, je pense, que le film cède à la facilité en adoptant un procédé harmonieux et prévus : comme on dit, il n’y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Et on l’entend ! Ainsi, malgré son caractère endiablé, Plainview est maintenu, sous la musique qui, par moments, semble venir du ciel, dans une attitude de componction, tout près en cela des habitants hébétés sous les vociférations du jeune prêcheur Éli. On pourrait dire alors, sans abuser de l’image, que la musique dans ce film vide les potentialités de son personnage au rythme où ce dernier excave le sol, comme s’il n’était pas assez évident, dans ce film, qu’en creusant des trous, il ne faisait que se rapprocher de son propre abîme intérieur. C’est ce genre d’images dérisoires qui rendent le monde du film un peu trop étroit pour l’esprit de Plainview, et, pour tout dire, semble vouloir l’enfermer dans une noix.
Les beaux et vastes paysages de l’Ouest, les terres qui s’étendent jusqu’à l’horizon sans un arbre, devraient pourtant nous donner l’impression que le monde de Plainview, son univers, s’étend à perte de vue. Ces images ne préfigurent en rien l’espace restreint d’une noix. Pourtant, ce qui prédomine dans ces paysages, ce sont les trous et ce qu’il y a en dessous, ce qui justement se visualise bien sous la forme d’une noix : les niches de pétrole. Mais là n’est pas le problème du film d’Anderson, car après tout Plainview est un prospecteur, et plutôt que de s’engouffrer dans les trous qu’il creuse, il veut en faire jaillir l’or noir. À première vue, le mouvement est inversé : Plainview ne cherche pas à s’emprisonner, mais à libérer quelque chose. C’est exactement le genre de mouvement se déployant sur les deux axes qu’il lui faut ; c’est dans un mouvement vertical, en creusant, qu’il aurait dû se projeter à l’horizon. Ce mouvement est très bien suggéré d’ailleurs lorsque Plainview trace le chemin du pipeline. Il fait corps avec ce tracé, et l’excède même en se jetant dans l’océan qui en marque la limite. Tout ce mouvement qui indique bien la démesure de Plainview n’est toutefois pas celui du film. Le pipeline sera bel et bien construit, mais plutôt que d’acheminer Plainview au-delà de lui-même et du paysage, de l’intérieur des terres vers la côte et de là vers l’océan, le tuyau le ravale littéralement, comme s’il était aspiré, en amont, par l’appel d’air produit par les niches souterraines qui ont été vidées de leur pétrole. De nombreuses images, psychanalytiques entre autres, conviendraient parfaitement à fixer le début de la marche régressive de Plainview. J’en conviens, mais on n’aura rien compris tant et aussi longtemps que l’on n’aura pas saisi que c’est le film entier qui l’opère. Entre le moment où Plainview trace son rêve et celui de sa réalisation, le mouvement s’est inversé, et c’est par cette inversion que le film prend le dessus sur le personnage et lui indique sa véritable direction, celle qui était en germe depuis le début. Il faut avoir à l’esprit la première et la dernière scènes pour sentir le mouvement du film, celui qui trace le véritable destin de Plainview : situé au début sur une terre immense, territoire aride, désert, seul au milieu de nulle part, à la recherche de petites gouttes de pétrole, il aboutit dans une maison cossue de la Nouvelle-Angleterre dans laquelle il ne vit manifestement que dans une pièce, son bureau. Ce mouvement dehors-dedans du film est d’ailleurs souligné à gros trait par les seuls biens qui, dans cette maison, semblent lui appartenir en propre et qu’il a ramenés du dehors, c’est-à-dire les objets nécessaires à un campement de fortune à la belle étoile étalés devant la cheminée de son bureau. Plainview est entièrement ravalé, et il termine ses jours misérable, décadent, alcoolique dans un réduit de sa demeure, dans une niche ou une noix, comme cela vous sied de l’imaginer.
On me dira qu’il y a là au contraire une cohérence qui souligne l’intelligence du film. J’en conviens encore. Mais la cohérence, seule, ne me semble pas un critère de succès. S’il avait été le moindrement sensible à l’esprit de Plainview, ce film n’aurait sans doute pas infléchi le cours de son existence de cette manière. Car ce ne sont ni les ambitions démesurées de cet homme ni ses succès financiers qui le rendent disgracieux, mais un cheminement personnel régressif. Le modèle serait convenu : l’argent n’assure ni le bonheur ni la grandeur d’un personnage, et sans doute participe-t-il, plus souvent qu’autrement, à accentuer le caractère misérable des individus qui ont fait leur fortune sur le dos des autres. Mais le film n’a-t-il pas voulu indiquer plutôt la raison, toute psychologique, du cheminement régressif de Plainview ? Il aurait pu être un grand personnage, un dieu du capitalisme, un véritable danger pour son pays, mais il est réduit à sa petite personne à cause d’un tourment qui est vaguement suggéré, par quelques scènes bien placées, comme étant la conséquence d’une histoire de famille (on le voit entre autres pleurer comme un enfant en tenant dans sa main la photo d’une femme (sa mère ? sa femme ? sa sœur ?), et cela juste après le meurtre du faux frère). On sent bien que les images du film ajustent le foyer sur le drame intérieur qui empêche le personnage d’être, dans son existence même, aussi grand que ses ambitions et que sa fortune.
Une fois que l’on a perçu la faible densité d’existence du personnage, on dispose, je dirais, d’une clé herméneutique pour interpréter le film. On s’aperçoit que Plainview est constamment en train de se justifier devant la caméra, comme si elle exigeait de lui qu’il rende des comptes. Par exemple, pourquoi les images le montrent-elles en train d’enlacer son fils après l’avoir négligé au moment de l’accident ? pourquoi le montrent-elles, derechef, en train d’embrasser chaleureusement quoique maladroitement son fils qui vient le revoir après l’avoir lui-même froidement éloigné ? Attardons-nous un peu à cette dernière scène dans laquelle Plainview se sépare de son fils. Dans un gros plan et en travelling, on le voit marcher en regardant droit devant lui, et derrière, en toile de fond, on distingue son fils agité, gesticulant de désarroi sur le train qui démarre et qui le mènera loin de son père. On aurait envie de dire que Plainview est plutôt sûr de lui, qu’il suit la direction de sa volonté, que son ambition est plus forte que son amour paternel. Certes, mais en regard de tout le film, cette scène à faire pleurer, sert à limiter le personnage. L’image ne suit pas la volonté de Plainview, mais juge le chemin qu’il prend en disant semble-t-il : « vous voyez, en abandonnant sauvagement son fils, Plainview est un sans-cœur qui prend la mauvaise direction ». Et on espère la confirmation de cette mauvaise direction de manière aussi tendue que le premier jaillissement de pétrole. Tout ça fait partie de la nature prévisible du spectacle. C’est dans cet esprit que les images le jugent et le prédestinent, en regard de ses actions, à un sort malheureux dans l’esprit du commun. Ce qui est particulièrement vrai dans les scènes d’enlacement avec son fils qui redonnent peut-être à Plainview une dimension humaine, mais une dimension qui se limite à la dette : il veut racheter ses mauvaises actions. Car pour qui enlace-t-il son fils ? Qui veut-il convaincre qu’il est un bon père ? À qui offre-t-il ainsi le spectacle de la paternité ? Encore une fois, tout est harmonieux et prévu : Plainview ne veut pas convaincre les autres en agissant ainsi mais lui-même. Tout le monde a compris que sa réaction face à l’homme d’affaire qui a voulu acheter ses terrains, celui qui lui propose qu’il pourrait, en les vendant, consacrer plus de temps à son fils, a sa source en lui-même et non dans cet homme : c’est son drame à lui qui est projeté sur les autres, et non l’inverse. Et quelle est la cause au juste de ce drame ? A-t-il été lui-même abandonné dans son enfance, maltraité peut-être par un mauvais père ? On ne le sait pas, et le film ne le dira jamais. Ce que l’on sait néanmoins, c’est qu’en restant muet sur ce point, en ne donnant aucun détail sur ce qui tourmente Plainview, en ne nommant pas son drame intérieur, en le gardant dans le non-dit, le film fait tout pour que ce drame oriente l’interprétation du personnage. Peu importe sa raison profonde, Plainview souffre intérieurement, point. Or, c’est pour cette raison sans raison, cette raison sans nom qui tient du mystère, qu’il ne sera jamais, en tant que personne, assez grand pour ses succès en affaire. Le film pioche ni plus ni moins dans l’intimité du personnage pour en limiter le destin dans le monde extérieur.
Plainview est sommé de tout dire à la caméra, il passe constamment aux aveux. Quel est, par exemple, l’intérêt de lui faire dire explicitement qu’il haït les hommes ? Que gagne-t-on à le faire chuchoter sur l’estrade de l’église, à genoux devant le jeune prêcheur Éli : « j’ai mon pipeline ». Tout le monde avait compris que Plainview ne jouait et ne simulait son adhésion à l’église que pour réaliser son projet, et que cette scène préparait la dernière dans laquelle le prêcheur se soumet, à son tour, à la volonté de Plainview en reniant Dieu. Cette dernière scène, dans laquelle le pétrole est réduit à l’image infantile d’un milk-shake et les vastes champs de derricks de Plainview à celle, tout aussi puérile, d’un jeu de quilles, montre une lutte personnelle à finir entre deux personnes qui, à défaut d’être devenus grands, entretiennent une rancœur dont la cruauté tient de l’enfance : comme des gamins, ils se poursuivent autour du jeu de quilles et se frappent dessus à défaut d’être capables de surmonter un différend. Il est clair, à ce moment, que ce n’est pas parce que Plainview a eu du succès financier qu’il a le sentiment d’avoir réussi sa vie. En effet, malgré l’échec financier d’Éli, ce dernier est toujours le double de Plainview, une sorte de concurrent potentiel, et il en est ainsi parce qu’il est resté petit malgré ses ambitions démesurées de convertir le monde : Éli courait, dans le monde, après des choses trop grandes pour lui. Finalement, ni Plainview ni Éli ne réussissent vraiment à mettre le monde dans leur poche ou à leur main. D’ailleurs où sont les fidèles à la fin ? L’enjeu de la lutte entre eux ne repose pas sur qui, du capitaliste ou du religieux, contrôlera la foule, mais sur qui aura raison de l’autre. Les motifs qui poussent dès lors Plainview à le tuer me semblent plus clairs : c’est à cette image de minable qu’il s’en prend en tuant Éli, parce qu’il a tout simplement reconnu en elle l’image qu’il avait de lui-même. Cette scène scelle le destin de Plainview et conclut le film. À ce moment, une noix ne serait sans doute pas trop petite pour contenir les restes du personnage.
La misère d’un grand theme
« This is Mr. Anderson’s fifth feature and it proves a breakthrough for him as a filmmaker. Although there are more differences than similarities between it and the Sinclair book, the novel has provided him with something he has lacked in the past, a great theme. It may also help explain the new film’s narrative coherence 2 ». Le problème de There Will Be Blood tient entièrement dans cette citation, car en énonçant une vérité, elle en rate une autre. En effet, il y a effectivement plus de différences entre le film d’Anderson et le roman de Sinclair. Ce roman d’apprentissage est entièrement orienté par le point de vue du fils de Arnold Ross (alias Plainview), fils (il ne deviendra jamais sourd) qui, en admirant son père, apprendra tous les rouages du capitalisme, pour finalement, non pas en jouer, mais les démonter dans un esprit socialiste et humaniste. La fable de Sinclair est nettement politique et jamais, en aucun moment, les ambitions d’Arnold Ross seront limitées par un drame intérieur. Son savoir-faire capitaliste doublé d’un individualiste invétéré en fait un véritable danger public, une menace pour la nation dans le roman. C’est à cette conclusion que son fils aboutira dans les dernières lignes d’un livre qui fait plus de 700 pages. La critique du New York Times a tout à fait raison alors de dire qu’il y a plus de différences que de similarités entre le livre et le film. Là n’est pas le problème, car après tout, l’adaptation cinématographique d’un roman n’est pas tenue de le respecter à la lettre. Néanmoins, je me demande pourquoi, mis à part des intérêts commerciaux, on a choisi de publier la première traduction de Oil ! en français en 2008 en mettant sur la couverture une photo de Daniel Day-Lewis (alias Daniel Plainview). manœuvre exaspérante est motivée par le même rouage affairiste qui est critiqué dans le roman et qui est totalement évacué du film. J’ai alors envie de dire que si tout les sépare, il ne faudrait pas essayer de les rapprocher. Mais comment y résister, puisque leur rapprochement permet, d’une part, aux commerçants de vendre deux objets plutôt qu’un et offre, d’autre part, à la critique l’occasion d’étaler sa culture ?
Je me demande à la fin ce qui reste du « grand thème » dans le film d’Anderson, celui qui fait l’objet de la seconde assertion dans la citation du New York Times. En effet, dans le roman de Sinclair, le grand thème est celui du capitalisme raffinant ses rouages à l’ère de la prospection pétrolière et qui rencontre les premières formes concrètes de socialisme qui y répondent. Que reste-t-il de ce grand thème dans le film d’Anderson ? Absolument rien. Que reste-t-il de la lutte des ouvriers face aux pétroliers, de la prospérité des compagnies pétrolières durant la Première Guerre mondiale, du capitalisme, de la spéculation boursière, des opinions sur la liberté individuelle d’Arnold Rose à l’ère de la révolution bolchevique, des anarchistes, etc. Tout ça est évacué. La critique du New York Times me dirait sans doute que ce n’est ni la lutte ouvrière ni la machine capitaliste qui constituent le grand thème qu’Anderson a puisé dans le roman de Sinclair, mais celui du pétrole. Je rétorquerais simplement que le pétrole n’a pas grand-chose à voir avec le thème central de There Will Be Blood. Plainview aurait très bien pu être un grand propriétaire terrien, un industriel quelconque, un spéculateur immobilier, un commis voyageur, un courtier d’une société d’assurance mutuelle, etc., le récit n’aurait pas été très différent en substance, car le film représente, en dépit des activités de Plainview, la fatalité de ses relations avec son fils, avec les autres et avec lui-même. S’il n’avait pas été pétrolier, les images auraient été bien différentes, il n’y aurait pas eu de vastes paysages, de coulée visqueuse, d’explosion, de feu et de visages noircis ; la tension sur le spectateur l’aurait été également, puisqu’il n’y aurait pas eu cette coïncidence spectaculaire entre l’irruption tellement attendue du puit et le malheureux accident de son fils. Néanmoins, le pétrole ne semble qu’un prétexte qui sert plus le spectacle que le récit. Plainview aurait très bien pu devenir riche autrement qu’en forant des puits de pétrole, il aurait pu haïr les hommes au point d’en tuer sans être pétrolier. La plupart des péripéties qui articulent le récit auraient été possibles sans le pétrole, mais, plus encore, le sens de sa rencontre avec Éli, de la surdité de son fils, de son isolement dans une maison de la Nouvelle-Angleterre, de son alcoolisme, de sa décadence, du reniement de son fils et du meurtre d’Éli ne se prolongent pas dans le pétrole, ni trouvent pas, si l’on veut, sa substance. Alors, il m’apparaît erroné de faire de celui-ci le grand thème du film : il n’y est pour rien dans le cheminement de Plainview, il ne sert que de toile de fond, spectaculaire, j’en conviens, mais peut-être trop simplement spectaculaire.
Que nous reste-t-il alors pour déterminer le grand thème du film ? Ce pourrait-il que ce soit le mystère d’un drame intérieur qui peut faucher même les plus grands, ceux qui ont développé l’Ouest, ceux qui ont participé à la grandiose aventure économique des États-Unis ? Je doute que ce soit à ce drame intérieur que la critique du New York Times a pensé en parlant du grand thème qui manquait aux films précédents d’Anderson. Pourtant, à y regarder de près, le récit tient uniquement sur ce drame. Les avis peuvent alors diverger : est-ce qu’un drame intime peut être considéré comme un « grand thème », au même titre que peuvent l’être l’édification des premiers derricks ou la naissance des premiers syndicats ? Je crois que oui. J’ajouterais toutefois qu’il y a peu de cinéastes et peut-être plus de dramaturges qui y sont parvenus. Mais à aucun moment There Will Be Blood ne parvient à atteindre, me semble-t-il, l’intensité dramatique, par exemple, de la rencontre entre le père et le fils dans Saraband de Bergman. On le voit bien : peu importe de quel côté on le prend, épopée sociale ou drame intime, ce film ne semble bon qu’à engendrer la misère d’un grand thème.
Si le drame intérieur de Plainview représente le grand thème du film, je me demande alors quelles sont les raisons qui en ont fait un pétrolier. Ou bien il pourrait s’agir banalement d’un choix motivé par une sorte de relativisme du sujet (n’importe qui finalement peut souffrir intérieurement, alors pourquoi pas un pétrolier ?), ou bien d’un choix déterminé par l’effet-choc, le contraste, découlant de la représentation d’un homme qui, malgré des succès fulgurants dans la difficile industrie du pétrole, est incapable de surmonter intérieurement les perturbations du passé ? Cette dernière raison me fait penser à la démonstration cinématographique d’Edison qui, pour représenter la puissance de l’électricité, filme l’agonie d’un éléphant qui se fait électrocuter. L’effet est spectaculaire et ne manque pas de frapper l’imaginaire, encore aujourd’hui. Seulement, il n’y a aucune causalité réelle entre la puissance de l’électricité et celle de l’éléphant, le seul lien qui existe entre eux, dans les images d’Edison, repose sur l’impression arbitraire d’une grandeur ou d’une quantité équivalente. Or, si There Will Be Blood repose sur ce même effet artificiel, sur ce même truc pour montrer que, malgré la grandeur tout extérieure de Plainview et de ses ambitions, son drame intérieur aussi petit et imperceptible soit-il est plus puissant, il faudrait alors en conclure qu’il n’y a pas une causalité réelle mais une impression de grandeur commune entre les succès du pétrolier et son drame intime.
Voilà sans doute la seule explication tant soit peu crédible qui explique le lien entre la substance du récit et le statut du personnage. Mais s’il s’agit tant soit peu d’une raison, elle a pour effet d’évacuer la situation de Plainview dans le monde, n’en retenant qu’une vague impression de grandeur qui suffit au spectacle. Il n’y pas si longtemps, dans certains milieux, on aurait peut-être accolé à ce film l’épithète « bourgeois » parce que son personnage est déterminé, non pas par la société dans laquelle il vit, mais par un drame intérieur qui, se terminant dans une demeure cossue, décline le désastreux destin personnel d’un homme riche. Il n’y a pas si longtemps, le drame psychologique était perçu comme étant une sorte d’endormissement culturel, une aliénation par excès de subjectivité au détriment des ressorts du monde objectif. Je ne voudrais pas rouvrir ici ce genre de débat, ni celui qui, il y a encore moins longtemps, réduisait tout drame intime, histoire de famille ou traumatisme de l’enfance, à un surcodage qui bloquait le devenir, empêchait l’existence immanente. Je le répète encore une fois, et sans plus me justifier, j’estime qu’il y a eu de grands drames psychologiques dont les causes résidaient dans l’enfance ou dans la famille, drames qui minent somme toute le genre de critique générale qui s’y opposent dans l’absolu. Cependant, je crois qu’il ne serait pas inopportun de ressusciter, dans le cas particulier de There Will Be Blood, certains arguments sur lesquels s’appuyait la critique anti-psychologique. En choisissant de suivre Plainview dans un mystérieux et insistant drame intérieur, le film perd totalement de vue sa « situation dans le monde », ai-je envie de dire avec un soupçon de relents sartriens. Pour dire les choses autrement, en l’enfonçant dans un drame de nature intime, on n’est plus en mesure de saisir le genre d’aliénation qu’un pétrolier provoque autour de lui et les modes d’aliénation que lui-même subit en tant qu’industriel capitaliste dont l’ambition est de poursuivre le développement du pays le plus économiquement développé du monde. Le film ne nous permet pas de considérer la dimension sociale et historique du personnage Plainview en tant que pétrolier, ce qui ne nous permet pas de le critiquer en conséquence et de le considérer somme toute pour ce qu’il est : un danger, une menace pour la nation. Quel contraste ici avec Aguirre qui rejoue insidieusement les mécanismes de la monarchie impériale ou Kit qui réussit à attirer la sympathie des représentants du pouvoir en incarnant le genre de rôle avantageux dans les médias et cultivant une expression du corps et du visage qui ne manque pas de faire bon effet à son époque. Il faut s’efforcer de ne pas précipiter le jugement moral à l’égard d’Aguirre et de Kit pour éviter de perdre de vue ce qui en fait des menaces pour la nation : enfermés dans leurs illusions, ils ont détourné ce qui modèle le pouvoir et le désir dans leur société pour abuser des autres. C’est à partir de là, de cet effort d’analyse, que la critique des personnages de Herzog et de Malick commence à en valoir la peine, pas avant. En regard de ces derniers films, There Will Be Blood n’exige pas trop d’effort critique pour s’opposer à un personnage qui a pourtant, qu’on le veuille ou non, détourné, pour sa satisfaction et son profit personnels, les forces économiques des États-Unis et sans doute une partie des désirs qui viennent avec elles. Mais le film ne nous dit rien de cela, en aucun moment Plainview ne représente une menace pour la nation, car il se met hors-jeu lui-même, s’autodétruit tout bonnement. C’est vraiment cette impression que Plainview nous donne à la fin du film : il n’est une menace pour personne, sinon pour lui-même. Et, tout au plus, il nous fait pitié.
On pourrait alors se demander pourquoi aujourd’hui, dans la situation actuelle des États-Unis, un film a choisi délibérément de réduire, à un drame personnel, à un drame qui ne concerne que le personnage, le destin d’un homme qui a édifié la gloire capitaliste de son pays ? Quel est le sens de cette réduction ? Est-elle politique ou esthétique ? Les deux ? En regard de la réception critique plutôt positive de There Will Be Blood, mais surtout du fait que l’on n’a aucunement noté cette réduction, ce pourrait-il qu’il soit convenu de dire aujourd’hui qu’un film d’auteur doit reposer sur une fable intimiste, évacuant, au grand soulagement de tous peut-être, le poids de l’Histoire ? Dans ce genre de fable, les personnages ne débordent pas les films, c’est même le contraire, ils restent, entre les mains du réalisateur, un être de fiction et non une possibilité de l’Histoire. Mais ne serait-il pas, par-dessus tout, un moyen efficace de fixer, dans une représentation, l’idée qu’un individu, aussi ambitieux et fortuné soit-il, et malgré l’individualisme ambiant, ne peut pas menacer un pays à lui seul, car il faudrait d’abord qu’il apprenne à se surmonter lui-même ? La psyché avant l’Histoire ? Il n’y a peut-être aucune raison de réveiller une vielle lutte idéologique, mais cette question nous met tout de même en situation.
Finalement, le film effleure à peine le type de personnage que Plainview aurait pu être, juste assez peut-être pour éveiller en moi l’envie d’en parler. Enfin, je souhaite au moins qu’on sente la véritable mesure de Plainview en voyant le film, pour se rendre compte à quel point ce dernier le réduit à une misère, comme s’il voulait éviter d’en confronter la grandeur et le volume. On ne pourra se rendre compte de la réalité potentielle de Plainview que lorsqu’on aura reconnu que ce dernier déborde de tous les cotés le film d’Anderson. Cette reconnaissance représente le premier échelon à gravir pour élever la réflexion au niveau de sa puissance, là où se trouvent ses véritables affaires, dans l’étendue du monde comme une extension de lui-même. C’est là que la critique d’un tel personnage commencerait à en valoir la peine.