La laideur comme oeuvre insensée de Dieu

La maison est noire

Un film de Forough Farrokhzad, 22 min., 1962, Iran.

Dans une salle de classe, penchés au-dessus d’un grand livre, les élèves louangent la création de Dieu. «… Je Te loue de m’avoir donné des yeux pour voir toutes les merveilles, des mains pour travailler, des oreilles pour entendre les mélodies, des pieds pour aller où je veux…»

« Qui est celui qui te loue dans l’enfer, Ô Seigneur ? », interroge la voix de la narratrice.

C’est ainsi qu’on entre dans La maison est noire, dans le quotidien d’une résidence pour lépreux, rassemblés à l’écart du monde, qui attendent la mort ou peut-être, par miracle, que les traitements viennent à bout de la maladie. Défilent alors à l’écran les images d’une souffrance innommable, les portraits de la plus triste laideur, celle qui recouvre comme une malédiction un ancien visage impuissant, laideur révoltante, que le film nous montre avec le sentiment obscur, irrésolu, qu’il faut la regarder. Des membres pétrifiés par le durcissement des tendons, des doigts et des jambes coupés, des yeux pourris dans leur orbite…

« Chacun de mes membres est inscrit dans ton Grand Registre… »

À la fin, nous revenons dans la salle de classe, l’instituteur demande à un enfant de nommer trois choses laides. « Les mains, les pieds et les yeux », répond le jeune garçon. Au début du film, la beauté du corps humain était inscrite dans les écritures, mais voilà la perspective inversée, du point de vue de ceux pour qui la création est devenue souffrance.

Forough Farrokhzad

Ce court documentaire est l’unique film de la poète Forough Farrokhzad, figure importante de la littérature iranienne. Elle rencontre l’écrivain et cinéaste Ebrahim Golestan à la fin des années 50 et commence à travailler comme monteuse pour les productions du Golestan Film Studio. La maison est noire était une commande d’une société caritative luttant contre la lèpre. À 27 ans, se chargeant de la réalisation et du montage, Forough Farrokhzad en fait une œuvre assurée, entière, simple mais éternelle, qui deviendra un film phare du cinéma d’art iranien. Elle y montrait une étonnante maîtrise de la fusion du documentaire et du langage poétique. Quelques années plus tard, elle mourait dans un accident à l’âge de 32 ans.

Des lépreux voués à l’oubli, des enfants défigurés, des femmes qui ne sont plus que des « chansons dans le désert » ; sur ces images la voix de la cinéaste s’élève comme une prière, qui s’adresse à Dieu en chantant la grandeur de l’univers et de la vie, mais cherchant en vain un sens à ce monstrueux spectacle…

« Tes voies sont impénétrables… ».

Pour prier Dieu eux aussi, des hommes vont dans la mosquée en se traînant sur leurs moignons.

Et pourtant, le désespoir n’est pas total, l’humanité ne quitte pas le cadre de ces portraits bouleversants, la dignité brille encore au milieu de la souffrance, et la caméra s’attache à tous ces instants où la vie continue : des sourires, des jeux, la musique, une mère qui allaite son bébé…

Il faut s’accrocher au plus petit espoir : « la lèpre n’est pas une maladie incurable », nous dit-on, et au-delà de l’information, comme pour insister justement sur l’espoir, la phrase est prononcée une deuxième fois, « la lèpre n’est pas une maladie incurable ».

Le montage du film relève aussi, certes, d’une intuition poétique (plus que d’un « calcul »), mais avant le sens ou la continuité narrative, on sent la recherche – et l’effet réussi – d’un état hypnotique du regard, comme le mouvement d’un pendule qui ouvre dans notre esprit la porte par où doivent entrer les images.

L’instituteur interroge un autre élève : « Faites une phrase avec le mot maison »…

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Le film est présenté à Montréal par HORS CHAMP dans le cadre des Rencontres internationales du documentaire, samedi le 12 novembre à 17h20, au Goethe-Institut, avec sous-titres français. Sont aussi présentés dans le même programme les films Un feu (1961), d’Ebrahim Golestan, et Speak to God (2004) de Kaveh Bahrami-Moghaddam.