TLMEP contre SA

LA FIÈVRE DU DIMANCHE SOIR

La course aux cotes d’écoute qui oppose Star Académie à Tout le monde en parle est représentative à plus d’un titre des enjeux actuels de la télévision québécoise.

De tout ce qui anime le paysage audio-visuel québécois, l’un des phénomènes les plus intéressants et singuliers des dernières années est la lutte à finir que se livrent Guy A. Lepage et Julie Snyder à la tête de leur locomotive respective, le talk-show Tout le monde en parle et l’émission de « variété-réalité » Star Académie. L’observation de ce combat de titans permet de mettre en relief non seulement certaines particularités des deux principaux joueurs en place – la télévision publique et la télévision privée – mais de manière peut-être plus significative encore, de relativiser le déclin auto-proclamé de la télévision généraliste au profit des chaînes spécialisées. Comment, en effet, devant la conjoncture illustrée par cette situation particulière, prendre trop au sérieux l’affirmation selon laquelle la petit écran peine à proposer des rendez-vous collectifs, des émissions fédérant une large proportion de la population, confrontée qu’elle serait à une programmation de niche qui la mine inéluctablement ? Mais c’est aussi la spécificité de notre culture télévisuelle que ce phénomène fait ressortir : le Village d’irréductibles serait-il aussi distinct dans sa manière de regarder la télévision ?

Guy A. Lepage et Dany Turcotte sur le plateau de Tout le monde en parle

La télévision généraliste en crise ?

La chose qui frappe en premier dans cette guerre des beaux dimanches, ce sont bien entendu les hordes de téléspectateurs présents devant leur écran à ce moment précis de la semaine : près de 4 millions si on s’en tient aux plus récents BBM, ce qui représente tout de même plus de la moitié du Québec francophone (et c’est sans compter tout ceux qui étaient devant leur écran à regarder autre chose ; il doit bien y en avoir quelques-uns !). Quand on pense qu’aux États-Unis, un auditoire de 15 millions (ce que des séries vedettes comme Lost ou Heroes peinent à aller chercher) est considéré comme un grand succès, cela donne la mesure des 2.5 millions de fidèles que la Star Ac’ –comme l’appellent les Français – arrive à réunir : toutes proportions gardées, c’est plus que le Superbowl ou que le célèbre épisode final de Seinfeld pour le marché américain!

Il y a donc quelque chose ici comme un phénomène de masse, qui déborde par ailleurs le « cas » de la soirée du dimanche : soir après soir, l’audience cumulée de nos deux grands réseaux ferait saliver n’importe lequel des dirigeants de majors au sud de nos frontières, sans parler de la CBC (Radio-Canada anglais) qui a depuis très longtemps baissé les bras et se contente de parts de marché faméliques en heure de grande écoute (mais il est certain que lorsque l’on présente un documentaire le soir où les Américains programment l’un contre l’autre ER, Grey’s anatomy et CSI, il ne faut pas s’attendre à des miracles…). Le constat est assez clair : les Québécois regardent leur télévision (locale et francophone), et sont dans une très grande proportion fidèles aux chaînes généralistes. Bien sûr, les soirs de match du Canadien, RDS récolte les fruits de son investissement colossal (une ancienne chasse gardée de Radio-Canada, ne l’oublions pas) et, similairement, les réseaux d’information continue sont particulièrement fréquentés les soirs d’élection ou d’événements; mais RDI et LCN ne constituent-ils pas des excroissances à peine distinguables de leurs réseaux mères, la SRC et TVA ? Certes, les revenus publicitaires (qui stagnent depuis plusieurs années et sont même à la baisse à cause de la crise) se partagent désormais entre un plus grand nombre de joueurs, ce qui complique singulièrement la tâche des administrateurs. Mais sur le plan purement symbolique, il est bien possible que les misères de la télévision généraliste ne concernent pas vraiment la société québécoise, ou en tout cas dans des proportions moindres de ce qui se passe ailleurs.

Julie Snyder et un participant à Star Académie

Du pareil au même ?

Par delà cette question de la performance relative des télés généralistes et spécialisées, le combat Lepage-Snyder illustre encore un autre aspect de la culture télévisuelle contemporaine: les différences encore significatives –mais pour combien de temps ? – entre la télévision d’État et le principal réseau privé, TVA. Il y a plusieurs points de comparaison possibles entre les deux émissions (la manière dont elles conçoivent le divertissement, en outre), mais il me semble que c’est du point de vue de leur rapport aux institutions en place et dans la manière dont on y envisage le pouvoir du média que l’écart le plus significatif apparaît. Tout le monde en parle, malgré tout ce qui l’apparente au genre du talk-show, est également assez près de ce que les Français appellent l’émission Omnibus : une sorte de coquille fourre-tout, qui permet en deux heures de discuter aussi bien des affaires publiques que de ragots sportifs, de mêler politique provinciale et variétés, de présenter « live » la performance d’un groupe musical entre un débat sur le Tibet et les confessions d’une actrice porno. Mais comme son titre l’indique bien, les sujets traités – et donc les invités présents sur le plateau – doivent dans une certaine mesure faire partie de l’actualité : à part quelques humoristes (Louis José Houde, Patrick Huard, Marc Labrèche) qu’on invite à répétition pour assurer à chaque nouvelle mouture sa dose de drôlerie prophylactique, les invitations se font « au mérite », avec à chaque semaine un soucis évident de doser politique, culture, questions sociales, sports, etc. On pourrait dire en d’autres mots que même bien camouflé par un montage et une mise en image travaillés par l’esprit du clip, et malgré cette obsession de la performance qui fait souvent choisir les invités sur la base de leur télégénie et de leur faconde, sans parler de leur simple statut de vedette, il reste quelque chose ici du mandat radio-canadien : une volonté de « refléter » l’état du monde, le souci –toujours sur le point il faut le dire d’être éclipsé par la nécessité primordiale de « divertir »– de donner la parole aux acteurs de l’actualité.

Star Académie, de son côté, est comme on le sait un des plus glorieux fleurons de la grande famille des téléréalités : en plus du Gala du dimanche soir, elle peut donc compter sur des quotidiennes, qui chaque soir à 19h30 travaillent à fidéliser le public- par ailleurs appelé à voter pour ses candidats ou candidates favoris – en présentant la vie des académiciens comme on le ferait dans un cadre fictionnel, notamment en insistant toujours assez lourdement sur la dimension émotive de l’expérience dans le but de favoriser l’identification. Ici aussi, donc, de vedettes il s’agit, le titre de l’émission en étant une preuve assez flagrante– jeunes vedettes en devenir, s’entend – mais contrairement à Tout le monde en parle, il ne s’agit pas de donner une tribune à des individus qui auraient acquis ailleurs leur notoriété, mais bien de créer de toute pièce cette notoriété ; par la magie de la télévision désormais toute-puissante, développer un système qui est en lui-même une fabrique de stars, une usine à célébrité. La nature des liens entre la télévision et les institutions existantes – l’industrie du Show-business, par exemple – qui découle d’une telle stratégie est fort différente : alors que traditionnellement, la télévision offrait une vitrine et un tremplin aux artistes en agissant comme un relais parmi d’autres dans la longue chaîne de médiations qui permettait de réunir les acteurs de la scène culturelle et un public le plus large possible – ce fut bien entendu le rôle joué pendant plus de deux décennies par Les Beaux Dimanches et que mime en quelque sorte Tout le monde en parle –la télévision privée se charge dorénavant de mettre au monde ses propres vedettes, qu’elle administre par la suite tel un produit dérivé et sur lesquels il est surtout important de garder le contrôle.

Tout le monde en parle, malgré tout ce qui l’apparente au genre du talk-show, est assez près de ce que les Français appellent l’émission Omnibus.

La mondialisation de la télévision

Que les deux émissions qui nous intéressent ici soient en fait des franchises de concepts développés ailleurs et adaptés au marché indigène révèle encore une dernière chose : la télévision se mondialise, et les aspects locaux de la production qui permettaient de départager de manière assez nette l’identité des télévisions nationales semblent de moins en moins nombreux. Plusieurs parmi les autres émissions vedettes de la programmation actuelle – qu’on pense au Banquier, à Loft Story au Match des étoiles ou à La Classe de cinquième et à plusieurs autres – sont en fait des déclinaisons de programmes qui existent ailleurs sous d’autres noms, parfois comme c’est le cas de Deal or no deal ou de Big Brother dans des dizaines de pays différents. Il n’est peut-être pas étonnant en ce sens que Tout le monde en parle et Star Académie, dans la lutte à finir qu’elles se livrent, soient le reflet exact de ce qui caractérise depuis déjà plusieurs années la manière dont un nombre grandissant de Québécois appréhendent leur propre culture, que ce soit au cinéma, dans le domaine de la musique populaire ou même en littérature : en effet, alors qu’il semble primordial que cette dernière ait un visage bien local et tout à fait familier – ce qu’elle accomplit souvent grâce aux vedettes qui lui servent de façade – les formats qui la servent et dans bien des cas son contenu même se confondent allègrement avec nombre de produits venus d’ailleurs. Cette situation a un nom, ça s’appelle l’hégémonie culturelle ; mais comme tout le monde le sait, il s’agit d’un concept largement dépassé…