Café, un film de Hatuey Viveros Lavielle

La croisée des chemins

Café (Cantos de humo) / Hatuey Viveros Lavielle / Mexique / 2014 / 80 min.

Sobre, mesuré, non ascétique mais discret et presque léger en apparence dans les premières minutes, Café est pourtant un film qui nous hypnotise lentement. On s’attache aussi peu à peu à des personnages faisant face à des choix lourds de conséquences, dans une intimité rendue par une approche purement observationnelle, une caméra naturellement moulée dans leur quotidien. Ce documentaire a remporté le Grand Prix international du festival Visions du réel à Nyon en 2014 et vient d’obtenir à Montréal le 1er Prix Teueikan (catégorie « création », pour le mérite artistique) lors de la 25e édition du festival Présence autochtone, où il était présenté en première canadienne.

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Dans une famille aux conditions de vie très modestes, au sein d’une communauté nahua au Mexique, on prépare la cérémonie de commémoration d’un mort, deux ans après le décès selon la coutume. La vie a entre temps continué, sans le père défunt, qui était dit-on un homme détruit par l’alcool. La mère trouve les moyens de nourrir la famille, pendant que le fils essaie de finir ses études et que la fille adolescente est enceinte.

Le cinéaste Hatuey Viveros Lavielle donne une leçon de patience, tant avec la caméra (qu’il opère lui-même, étant aussi directeur photo de métier) qu’avec la construction narrative, alors il faut en retour offrir au film une bonne dose de notre patience également. Les éléments du récit prennent un certain temps à se mettre en place, mais le cinéaste tient le pari, avec confiance, que même en ne sachant pas encore très bien l’histoire qui s’y développe, nous entrerons dans l’univers qu’il présente comme un tout, par l’attention portée aux détails et leur répétition. Ainsi, des mains qui trient des grains de café, la fumée des feux de bois sur lesquels on cuisine, des silences dans les conversations, occupent largement la première demi-heure.

Ce sont des détails qui auraient pu se retrouver dans les chutes du montage, mais pourtant des choses qui construisent le rythme de la vie, un monde de sensations ; la caméra s’y pose comme si tout était d’une importance capitale, nous convainquant qu’une tasse de café fumante, un rayon de soleil dans une porte ouverte, une bougie la nuit, des haricots noirs dans une assiette, ne méritent pas moins les précieuses minutes d’un film – parmi les innombrables heures d’images accumulées sur des mois de tournage – que les drames humains qui s’y déroulent. Mais nulle posture de lenteur programmée et de contemplation affectée ici, telle que l’on rencontre dans certains documentaires « d’auteur », plutôt la simple sagesse de régler le rythme du film sur celui de la vie des personnages, de leur parole, de leurs gestes ; ni un refus de la narrativité pour faire régner l’image au-dessus de l’histoire, mais une perception sensible de l’espace et du temps où vivent les personnages, puis l’intelligence d’une construction qui livre des clés de lecture peu à peu, sans rien souligner, de sorte que nous avons progressivement l’impression de découvrir les histoires de ces gens plutôt que de se les faire raconter. Nous entrons d’abord dans leur vie, jusqu’à une proximité quasi tactile, pour ensuite nouer nous-mêmes les fils qui unissent les gens entre eux, qui les attachent à un passé et un avenir, à des réalités sociales et historiques, et qui lient les morts et les vivants. Et alors, même de simples informations qui nous manquaient au début, qui auraient pu être annoncées dès le départ comme enjeu dramatique, nous émeuvent lorsqu’on les apprend soudainement et qu’on en mesure la portée. Tel le fait que le jeune homme, Jorge, ne tente pas seulement de finir des études supérieures, mais qu’il est le premier diplômé autochtone dans l’histoire de la faculté de droit de cette région du Mexique, apprend-t-on lors de l’évaluation du jury pour son exposé final. Le directeur souligne la qualité de son travail et s’excuse de ne pouvoir lui parler dans sa langue, et du coup nous mesurons l’ampleur de l’accomplissement pour ce jeune homme, les sacrifices de sa mère, les obstacles financiers, linguistiques, culturels, et nous sentons planer l’ombre du père disparu, qui n’aura pas vu ce moment se réaliser. Là n’est pas le dénouement, Jorge est maintenant clairement face à son destin, il doit faire un choix : gagner beaucoup d’argent dans un cabinet de la ville, ou travailler à conseiller et défendre les membres de sa communauté, souvent incapables de payer. La jeune fille aussi est face à son destin, avec l’enfant qu’elle porte, et sa mère n’insiste pas pour qu’elle le garde, la prévenant que ce sera difficile.

On suppose une quelconque affiliation préalable entre un cinéaste et ses sujets, pour qu’il soit possible de se glisser si naturellement dans la vie de ceux-ci, de se poster dans un coin de leur demeure et les suivre au fil des jours dans une période charnière de leur existence. Comme de fait, en communication Skype lors de la remise des prix à Montréal, Hatuey Viveros Lavielle a mentionné que ce film était important pour lui car son père était un ami proche de l’homme décédé.

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Il semble y avoir à un certain moment un subtil passage à un autre mouvement dans le film, à peu près au tiers de sa durée, juste avant qu’il ne commence à se densifier, ou se creuser ; non tant un deuxième « acte » narratif, mais un point de chute à partir duquel nous sommes définitivement captivés, nous sombrons dans une sorte d’état second, toute légère impatience que nous avions pu éprouver jusque là fait place à un éveil de tous les instants. Ce fut peut-être une expérience toute personnelle, un virage de perception aléatoire, mais ce passage, ce pivot, s’est produit dans un plan tout à fait banal, mais absolument génial. On s’en voudrait de le décrire précisément ici, mais ce plan conclut une scène dans laquelle la mère et le fils tentent de réanimer, en le réchauffant dans du papier journal, un dindonneau inerte, visiblement affaibli, malade. Ils avaient acheté au marché, avec de maigres économies, deux jeunes dindons devant être engraissés jusqu’au festin de la cérémonie funéraire – l’heure de l’oiseau malade n’est pas encore venue.

Toute la famille et leurs invités, à la fin, entonnent un chant dont les paroles s’énoncent du point de vue du défunt : il dit adieu à sa maison, au monde, il dit ne pas vouloir entendre pleurer les siens, maintenant qu’il est mangé par la terre…


La projection à Présence autochtone était fort probablement la seule à Montréal. En attendant son éventuelle disponibilité en ligne un jour, peut-être aurez vous la chance de voir Café sur grand écran dans un autre festival près de chez vous.

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