Journal du Cimmérien
Je ne veux pas nécéssairement agir en brigand de la chronique d’humeur, c’est-à-dire, m’asseoir au bout du tremplin de ma prétention et lancer dans la fardoche d’un champ inculte quelque chose comme des feux et des lasers qui personnifieraient ma fougue de ce soir. Qu’est-ce que la fardoche, sinon un mot que seuls les poètes ont le droit d’employer ? Je suis fougueux, peut-être, mais je ne le veux pas. Au détour d’une colline, vous me posez des questions, mais si timidement. Je vous répondrai que mon ambition est de vous entretenir de l’œuvre merveilleusement complexe de Kōji Wakamatsu. Malgré cette réponse définitive, mon esprit serpentera malheureusement en quelques contrées lointaines pour vous rappeler l’épisode du retour au pays natal de Conan le Barbare. Là, imaginez-vous dans la forêt cimmérienne où avant de s’endormir, Conan se façonne un petit oreiller de neige, s’assurant de le modeler à sa tête barbare qui, depuis le confort des villes, n’était cliente que d’une certaine douceur moelleuse. Les barbares qui l’accompagnent ne manquent pas l’occasion de se moquer de cette champêtre attention. Le barbare s’est transformé en vulgaire citadin le temps d’une aventure dans la forêt ? Je dois néanmoins me concentrer, car je suis en train de vous répondre et que c’est au détour de cette forêt que j’espère trouver mon sujet. Le goût du confort est cruel et rend idiot. Le voilà sûrement. Un homme brandit une torche. Il s’avance vers un autre homme. La flamme lèche au passage les branches et les feuilles. Il fait chaud pourtant de dire une voix assourdie. Le tapis de l’entrée est encore mouillé. La fenêtre est ouverte. La musique d’un saxophone remplit l’air de cette nuit d’été. On est bien devant une sorte de taverne ? La forêt de Cimmérie est sous la lumière des éclats rougeâtres et de l’imprécis des ténèbres conviées par la lune. Kōji Wakamatsu rejoint son ami, l’écrivain Yves Thériault qui soulève, en guise de salutations, le morceau de feu rouge et jaune que les courants d’air attisent.
De quoi parleront-ils ? me demande René.
Peu importe ! Ils retourneront en ville pour attraper des films de Wakamatsu. Ils ne parleront pas, sinon pour se chuchoter quelques impressions ou frémir d’appréhension devant quelques prouesses. Celui qui ne comprend pas le Japonais aura l’impression de le percevoir. Il en analysera les rugissements, les grondements, les vagissements, les soupirs et enfin, les cris de contentement et de délire, et se saura satisfait de l’illusion de converser avec ce qui en découle, c’est-à-dire, un contenu qui habite les formes et les fulgurances avec une énergie brute et implacable. Kōji Wakamatsu est un grand auteur de cinéma. Pourrait-on présumer que ce qui rend cette affirmation fragile pour certains commentateurs tient du fait qu’il œuvre en équilibre sur l’axe du bien et du mal et pourrait faire chavirer quiconque d’un côté comme de l’autre ? N’est-il pas troublant d’ignorer auquel de ces deux axes Wakamatsu s’adresse ? À même les énergies de l’œuvre, nous savons alors que le spectateur peut s’orienter lui-même vers ses propres inclinaisons. Il trouvera la porte des enfers et inventera les horreurs qu’il voudra bien y voir, cherchant la main la plus blanche du cinéaste sans jamais la trouver. Le réel, à son tour, cherche son équilibre dans celui qui regarde. Yves Thériault, René et moi-même prenons l’œuvre de Wakamatsu à même les souvenirs qu’elles laissent dans notre mémoire, pour l’occasion, inventée ou ressuscitée. Si la mémoire est généralement une commodité qui s’agrémente des élans qu’on lui impose, j’admettrai que des films de Wakamatsu, je fais ce soir une soupe qui sera sûrement aussi épicée que leurs éléments qui continuent de se bousculer dans ma tête pour former un magma gouteux qui entortille image et son à un même fil rouge – rouge grenadine – qui ne me permet plus de différencier certainement leur provenance chronologique. Saviez-vous que tout se mélange avec de la grenadine ? Savez-vous également qu’un cinéaste d’auteur qui aspire à l’immortalité se doit de parler d’amour ? Tout le monde sait cela. La bière noire, le pudding chômeur et la grenadine ! Voilà une glorieuse trinité ! Personne n’en doutera non plus. Chez Wakamatsu, le mot amour n’est pas prononcé, mais il en est toujours question. Le sentiment existe, mais est inhabité comme si les protagonistes se confrontaient d’abord et avant tout à son dépassement, ou encore, à l’angoisse de la solitude que son absence génère. Parlons de complicité ? Oui… mais de cette complicité qui n’existe que dans les rapports de force les plus tendus, les moins sains, celle dont le carburant est la provocation et la violence des jeux de l’amour, une violence étudiée, désinvolte ou inconsciente, soumise à la tutelle de la mort. Ailleurs et ici, un cinéaste d’auteur qui aspire à l’immortalité, mais qui doute de son talent ou de sa capacité à être sincère, se servira du sujet de la mort pour palier à ses insécurités. Wakamatsu, un cinéaste de la certitude, dans La femme qui voulait mourir, suggère qu’il n’y a pas de mauvaises ou de bonnes raisons de mourir, mais qu’il n’y a que des mauvaises et des bonnes raisons de vivre. Wakamatsu est donc du côté de l’amour. Mais les brigands de Wakamatsu sont des amoureux aveugles, incapables de prendre le pouls de leur propre ambition amoureuse, satisfait de n’en formuler que le désir, et enfin, de macérer dans les énergies de cet appétit.
Il existe un slogan de 1968 qui dit : Plus je fais l’amour, plus j’ai envie de faire la révolution ! Est-ce que ce slogan résume une époque ou un mouvement révolutionnaire ? Peut-être ! Mais je dirai que par delà ce «peut-être» innocent à la fin duquel j’ai semé un point d’exclamation tout aussi innocent que le cinéma de Wakamatsu surfe sur cet hédonisme naïf qui serait celui de nos ancêtres dans le but certain de l’exploiter, mais aussi de le révéler pour ce qu’il est : une utopie, un spleen, une pulsion, une complication éphémère. La sexualité, parfois au nom de l’amour, devient une donnée qui appartient au terroir révolutionnaire. Ainsi, j’affirme que Wakamatsu arrive à capter l’affranchissement du «legs de convenance» auquel elle est associée, mais aussi, bien sûr, à méditer sur ses dérives qui n’ont absolument aucune allégeance.
Les films de la première période, la plus fertile, nous guident comme un projectile à travers les bribes du monologue intérieur de la révolte dont la plus certaine manifestation est cette sexualité animale et barbare, ce désir d’être libre qui traduit une angoisse et un goût pour la domination qui pervertit la pureté. Une force, voire une fièvre redondante sature complètement la fiction pour finalement l’animer de pulsions aussi animales que documentaires. Même les variations les plus extravagantes de cette période (Naked Bullet, The Notorious Concubines, La Vierge Violente) nourrissent le noeud de ce fougueux monologue, disons même de cette plainte, d’arguments homogènes.
Comme je ne pourrai jamais jouir du privilège de rencontrer Wakamatsu, je me suis orienté vers de fertiles territoires pour solliciter l’aide de l’écrivain Yves Thériault, ami commun et maître d’ici qui en connaît un brin sur les choses de la vie et dont l’œuvre fait résonner avec une fougue généreuse des thèmes aussi universels que le sont ceux que favorise Wakamatsu.
Yves Thériault : Pour moi, l’érotisme traduit la représentation la plus animale de la communion et de la joie. Il permet aux couples de faire œuvre commune, mais pour vous ?
Kōji Wakamatsu : Au début, il m’a été imposé par mes producteurs. En l’abordant sans l’encadrement traditionnel qui lui permet socialement d’exister, j’ai été en mesure de développer mon discours politique.
Yves Thériault : L’art de la contrainte est très stimulant.
Kōji Wakamatsu : L’érotisme est devenu une nécessité. Comme le jazz.
Yves Thériault : Mais ce sont d’autres impulsions qui motivent une charge que l’érotisme, finalement, ne fait que complémenter.
Kōji Wakamatsu : La colère, la mienne, lorsque j’étais en prison, celle des étudiants et des ouvriers, elle a été un moteur puissant.
Yves Thériault : Vous pensez que c’était la même colère ?
Kōji Wakamatsu : Dans la mesure où elle était orientée vers l’ordre établi, oui.
Yves Thériault : Pour canaliser cette colère l’homme ne doit-il pas la mesurer à son instinct de survie, aux pulsions originelles, à son désir, la première graine de sa révolte ?
Kōji Wakamatsu : Ça expliquerait pourquoi l’homme perd si souvent la tête, mais je vous renvoie la question, monsieur Thériault, pourquoi est-ce que nos origines sont forcément primitives ?
Yves Thériault : C’est la question que Judith pose à Agoak, héritier d’Agaguk.
Kōji Wakamatsu : Il lui répond que nos ancêtres sont des sauvages, mais est-ce que c’est vrai pour tous les hommes ?
Yves Thériault : Même avec tout notre progrès, on reste des sauvages.
Kōji Wakamatsu : Oui. Je pars souvent du principe qu’un homme civilisé, ça n’existe pas… heureusement, il y a les femmes !
Yves Thériault : Pour moi, elles émergent du primitif, mais pour vous, il me semble qu’elles y retournent.
Kōji Wakamatsu : Je ne suis pas tout à fait d’accord. Dans mon cas, elles demeurent sous le joug des barbares, du début à la fin.
Yves Thériault : La barbarie, c’est l’atavisme qui s’accroche. Les griffes traversent les étoffes de l’évolution et jamais ne libèrent complètement la femme. Maintes fois, elles préfèrent plier.
Kōji Wakamatsu : Je ne sais pas si elles plient. Mais dans mes films, les femmes luttent avec l’état de soumission auquel les condamne le cinéma (au sens industriel). Si elles ne trouvent pas satisfaction de cet état, elles souffrent. Il y en a des plus fortes et il y en a des plus faibles.
Yves Thériault : Évidemment…
Kōji Wakamatsu : Les plus fortes servent de tremplin à des désirs que leur corps ont la force et la souplesse d’héberger et qui dépassent l’entendement et la compréhension des hommes.
Yves Thériault : De faire naître le changement ?
Kōji Wakamatsu : Oui, comme Iriook !
Yves Thériault : Mais vous me lancez des fleurs, monsieur Wakamatsu, merci !
Le témoin attentif de cet échange historique se rappellera qu’à l’époque où Wakamatsu commence à réaliser des films, le sexe, l’érotisme ou pour les plus prudes, l’amour démonstratif, représentent une manière de rivaliser avec la télévision qui ne se le permet pas encore. N’est-il pas intéressant de se confronter au fait que le cinéma et la télévision se livrent bataille depuis si longtemps ? Sans m’attarder sur le sujet, les généraux d’un camp comme de l’autre conviendront que la télévision a depuis gagné un terrain immense. Heureusement, les espions du cinéma peuvent encore compter sur l’existence des sitcoms ! Eux, avec leur modestie théâtrale et rafraichissante, le téméraire que je suis peut certainement se demander ce que le cinéma ferait sans eux. Il peut d’ailleurs aussitôt répondre, parce qu’il est téméraire, qu’il ferait dur. Mais pour en revenir à Kōji Wakamatsu et à son entretien avec Yves Thériault, je redirige votre attention vers sa remarque évoquant le fait notable que les brigands qu’il met en scène en viennent souvent à perdre la tête devant des femmes qui brillent comme des pistolets. Ces brigands qui apprécient l’humidité conduisent rarement des automobiles. Mais si par malheur ils le font, c’est toujours de manière fiévreuse, pour s’éloigner, emprunter les autoroutes du recueillement, rejoindre des contrées lointaines qui distilleront leur présence et nourriront un nouvel épuisement, encore plus intérieur. Je précise que plus tard, dans Cycling Chronicles (2004), le temps d’un film, l’automobile est remplacée par une bicyclette. Dans la fuite, les brigands se butent à la mer qui a l’absolu des épées à double tranchant. Elle coupe et fait raisonner sa poétique à la manière d’un beau piège. Il en est ainsi du toit de l’immeuble de Go Go Second Time Virgin, du parc de Naked Bullet, du désert de La vierge violente, de l’appartement de Sex Jack, et même plus tard, du ministère de la Défense de 25 novembre 1970 : le jour où Mishima choisit son destin, de la maison fatale de United Red Army – des lieux sans issues, autour desquels les brigands errent jusqu’à l’épuisement (un épuisement qui enrichit la trame des possibles). Dans ses films, du moins, ceux que j’ai vu, à budget plus considérable (Pool Without Water (1982), Les liaisons érotiques (1992), Singapore Sling (1993)), l’éparpillement fait défaut à toute perspective d’épuisement. La fuite devient une astuce narrative, plutôt qu’un piège presque parabolique qui permettrait à Wakamatsu de se livrer à des prouesses de mises en scène imaginative (comme c’est le cas notamment dans ses plus beaux films, Sex Jack, Go Go Second Time Virgin, La vierge violente).
Mais parlons surtout des appartements, là où l’humide et le gourmand organisent un concours à même l’intimité de leurs petitesses fabriquées pour fomenter la révolution et couvrir l’amour. À ces lieux sans issue, le désir s’y fiance pour former un tendre cri d’entrailles :
Nous vaincrons!
Malgré que ce cri est étouffé, les érosions applaudissent. René, vampire et détective unijambiste, opine plutôt pour un calcul en litres. Avec tact, je suggère de réduire à l’état liquide la somme de l’activité amoureuse afin de quantifier la résolution des révolutionnaires.
Même l’hiver, les corps suintent ! Je le remarque dans Running in Madness, Dying in Love.
Il suait comme un porc n’est-ce pas ? Ah! le voilà au poste de police, déployant la confiance d’un révolutionnaire magnifique ! Si nous accompagnons les brigands au poste de police, il faut néanmoins convenir que le sentiment de rébellion qu’ils cultivent s’opère davantage au niveau des énergies déployées dans l’intime et habite finalement des questions troublantes qui relèvent d’une certaine impuissance devant les structures du pouvoir. Les tensions se replient sur elle-même. Les joutes de pouvoir deviennent un nouveau refuge et le vertige du confort bourgeois, comme dans un film de Garrell, engage dans les extrêmes romantiques la pureté qui s’en approcherait trop. À même les énergies ambiguës du malheur, de la détresse et de l’urgence de la lutte armée, Wakamatsu arrive grâce à une forme agressive qui fait couple avec l’immoral, assujettie à la logique marchande qui provoque son lot de compromis, mais qui permet à ses films baroques de naître, enfin, il arrive néanmoins à donner un contenu au futur, un contenu secret qu’il sème dans la forme. Un programme ambigu dans lequel révolution est à saisir au sens le plus large.
En entrevue, Nicolas Debarle : Était-ce là votre intention : défendre la révolution, mais condamner les dérives qui ont été commises en son nom ?
Kōji Wakamatsu : Exactement.
Sauf lors des génériques d’ouverture, la ville dort, les policiers se réveillent au son de leur propre sirène. Ils ont toujours des airs empruntés à la colère. Ils ne sont pas des êtres humains, mais les représentants d’une culture de l’oppression, de la violence. L’ordre établi est souvent représenté par les forces policières ou l’armée. Guillebaud, un auteur que j’affectionne, écrit que seul celui que satisfait l’ordre établi prend plaisir à humilier le rêve. Chez Wakamatsu, au risque d’affecter le rêve et son économie de caresses, il importe de se réunir pour le combattre à tout prix. Nuit et jour, la fiction cherche à élire des chevaliers qui le pourraient, mais qui la plupart du temps se révèlent à n’être que des brigands fougueux, trop fougueux, justement, ou encore, des rêveurs incapables de se dominer. Ils deviennent les acteurs d’une inaptitude plus générale et d’un désir qui se confond à même l’intimité des petits appartements, qui comme des autoroutes, sont propices au recueillement et aux retrouvailles. L’intimité passionnelle des brigands leur permet, d’une manière tout à fait éphémère, de se mesurer à leur propre impuissance devant la force du pouvoir qui les condamne justement à ces petits appartements.
Pensez-vous vraiment que la révolution arrivera par eux ? Pour Wakamatsu, les brigands ne sont que les messagers d’une révolte légitime qui obéit à un nouveau programme de croyances. La porte d’entrée de ses films présente souvent des manifestations de rage, des images d’archives, pour enfin ne présenter que ce qui serait l’échantillon le plus invariable de cette graine révoltée… des brigands ou des barbares… selon nos inclinaisons. Intéressé par le chaos, l’action prend des allures de poème de la perdition. Les brigands s’organisent et l’ordre qui découle des structures mafieuses permet de fulgurants contrecoups que le style organise. Le vide et le silence semblent la réponse du cinéaste, du moins, ils laissent quelques indices dans un paysage entier, consommé par les mortels, les revenants et les amoureuses de l’amour. Mais les méchants, la police, les démons, les forces de l’ordre, bref, le mal ?
Wakamatsu, me dira René, se moque du mal et de ses démons. Le diable est une invention un peu facile, une machination qui impose une dynamique manichéenne dont dépend la logique d’enchaînements narratifs qui ne sont plausibles que par cette opposition des forces.
Le diable est debout, incrédule. La preuve, il se gratte la tête en produisant une moue inconséquente. Est-ce que je ne suis vraiment qu’un outil narratif au service de l’histoire du monde narratif ? En ville, ma complexité est tout à fait notable. Regardez ! Est-il possible de discerner avec assurance qui a érigé ses pancartes, ses routes et ses intersections ornées de lumières changeantes ? Est-ce l’œuvre de Dieu ou bien la mienne ? L’enfer dissimule dans le progrès et le confort ses arcanes et ses donjons. S’implanter un trône ne serait que complaisance ! Ne voyez-vous pas que le bien et le mal sont de la même engeance ? Ce soir, le diable se rend au marché et s’achète une belle tabatière en laque d’orient, comme il les aimait à l’époque. À l’époque ! Il pense avec nostalgie aux cierges placés sur les chandeliers la tête en bas et l’hostie qui portrait l’inscription Satan et qui servait à une communion pleine d’entrain et de feu. René me rappelle alors cette phrase de Spinoza : «Nous jugeons qu’une chose est bonne parce que nous la désirons.» Ce «nous» de Spinoza résume les pulsions perplexes et navrantes qui animent la faune révolutionnaire que met en scène Wakamatsu.
Si les péchés ne sont plus là pour nous tourmenter, nous devrions nous méfier du nouvel enfer. L’enfer moderne, en somme, sans diables cornus ni chaudrons bouillants, mais où l’on souffre mille douleurs nouvelles. Les poètes étant les meilleurs voyants, c’est Rimbaud qui en avait pressenti les contours, dès 1873, lorsqu’il s’était écrié: «Je me crois en enfer, donc j’y suis. » Cent ans plus tard, René Girard se montrera plus précis en rectifiant une fameuse phrase de Sartre: « Chacun de nous se croit seul en enfer, et c’est cela l’enfer. » La remarque girardienne décrit assez bien ce paradoxe d’une modernité permissive et néanmoins malheureuse. 1
Ce paradoxe que réhabilite Guillebaud en parlant du désir est certainement palpable chez Wakamatsu – je dirais même qu’il en fait l’ingrédient principal de sa marmite. Les exemples où le désir, qui comme le diable peut prendre toutes les formes, met en danger l’exercice révolutionnaire sont nombreux. Il peint un portait ténébreux d’un mouvement dont il assure pourtant le transport et même l’existence. À un moment, une pluie de dollars tombe sur une femme nue, en proie à de jouissives lamentations. Une voix mâle, fatiguée, neutre, chuchote…
Après la victoire, les remords perdent de leur éclat…
Le brigand qui a prononcé cette parole assassine des femmes, des hommes et des enfants. Les gages de ces assassinats lui permettent d’acheter à des profiteurs urbains le terrain sur lequel sa mère s’est enlevé la vie. Cette transaction, dit-il, sauvera l’honneur maternel. Le cycle du désir est malheureux et te mènera à ta perte. Le brigand reçoit de tels conseils de prostituées aussi lascives que touchantes. Il traverse à la hâte des cimetières invisibles et rejoint un groupuscule de brigands stigmatisés par leur impuissance. Il en émerge un brigand endeuillé qui se souvient de ses vies antérieures. Le brigand était dans l’une d’elles un quêteux. Un soir sans étoile, enclin à la mélancolie, il s’adresse dans un anglais artificiel à une jambe morte qui jaillit de la terre noire comme une fleur.
Une concubine, de son balcon enneigé, montre ses seins fermes aux passants.
Le quêteux raconte à la jambe morte l’histoire des brigands qui luttèrent pour les faveurs de cette concubine. Le plus ténébreux des brigands, un ancien marchand de sel qui porte au front le sceau de l’impureté, voit dans l’objet de son désir, la concubine aux seins fermes, la sublimation de son ambition révolutionnaire. Il remplit son carquois du sang des innocents afin de faire porter aux tranchants de ses flèches le message de la vengeance des opprimés.
Nous voilà vers une autre fable à laquelle s’ajouterait une sorte de consigne impérative qui ancrerait le récit dans le réel et qui se présenterait d’abord sous la forme d’un intertitre : Ne reniflez pas de diluant ou de vernis. Quelques images bouleversantes orientent alors la morale vers d’autres alignements. Des portraits de Roman Polanski et de Sharon Tate apparaissent. La réalité du meurtre sauvage de la femme de Polanski se mesure tout à coup à la fiction du film comme pour s’y réfléchir. La portée poétique d’une telle association commande autant les frissons que l’incompréhension. L’horreur est réel. La grande aiguille balaye l’allégorie. Le recommencement est perpétuel. Tout ça est assez gluant…
Un feu brûle (un autre) depuis une quarantaine de jours. Dans le creux de la forêt, au bout du sentier, il est un petit point de croisière. Une luciole qui cligne de tout son corps. Il auréole une contrée lointaine. Il mime le bruit des étoiles, un visage ouvert comme un phare… Je m’approche. Ah ! Une femme fume un cigare. Je remarque qu’elle est gauchère. Ses lèvres sont appétissantes. Je me pose au cœur de ce feu pour documenter la rencontre historique entre Kōji Wakamatsu et Yves Thériault. Le voulez-vous bien, mademoiselle ?
René, le vampire et détective unijambiste, m’accuse d’exagération. Le saxophone pond une phrase qui tourbillonne dans le ciel de comète et de taverne. Je lui dis, enfin, que l’amour endosse tout !
Je vous apprendrai que quelques jours après s’être endormi sur un oreiller de neige, Conan poursuit son périple dans la forêt où il retrouve tranquillement ses réflexes et son agilité d’antan. Par Crom, tuant et chassant avec une aisance renouvelée, Conan célèbre ainsi ses retrouvailles avec les esprits du corps !
Quelque chose recommence…
Notes
- GUILLEBAUD, Jean-Claude, La tyrannie du plaisir, France, Éditions du Seuil, 2000, 391 p. ↩