JEAN BAUDRILLARD, 1929-2007
Jean Baudrillard est décédé le 6 mars 2007, à l’âge de 77 ans. Sociologue, philosophe, photographe, mais surtout écrivain génial, penseur inclassable, célébré et dénigré, il a porté à travers ses nombreux écrits un regard pénétrant sur les phénomènes culturels, les convulsions de l’Histoire, les fondements psychiques et sociaux d’un monde en profonde mutation. Fin penseur des images qui recouvrent partout la réalité de cette civilisation occidentale, propulsée vers l’inconnu par la technologie et l’abstraction économique, l’auteur de La société de consommation et de Simulacre et simulation fut cité plus souvent qu’à son tour dans nos pages 1 . Nous nous devons ainsi de lui rendre un bref et dernier hommage. Et ce, sans aucune prétention d’esquisser la moindre synthèse savante de son oeuvre, bien qu’on ne puisse s’épargner la hantise de ne pouvoir tout dire, de ne pas avoir le temps de retourner tout lire, de ne pas retrouver toutes les citations percutantes, de ne pas suivre tous les cercles que sa pensée a tracés autour de quelques questions capitales et fascinantes.
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Dans de nombreuses facultés de sociologie, Baudrillard n’est pas considéré comme un sociologue sérieux. Au mieux, il est perçu comme un écrivain avec des intuitions pertinentes, au pire, comme un penseur frivole, sans aucune rigueur. Pour eux, sa prose libre n’est qu’une fantaisie à côté de leurs efforts de scientificité et leurs bibliographies qui prennent la moitié de leurs ouvrages. Pour certains philosophes, il est un imposteur qui dissimule la vacuité de sa pensée sous un vernis mystifiant. Dans tous les cas, ses détracteurs s’appliquent à relativiser la qualité première de son œuvre : l’écriture, cette écriture engageante, rythmée, explosive. Elle transcrit le travail intense et « expérimental » de l’esprit, mais il est justement impossible de la réduire à l’expression des idées. Cette écriture est, en effet, propre à maintenir bien des lecteurs « sous le charme ». Mais Baudrillard croit lui-même à une certaine magie de l’écriture. Les phrases qui frappent l’esprit, activent la pensée, ne juxtaposent pas toujours les mots par une opération du sens, mais par une « attraction prédestinée ». Cette vision de l’écriture rejoint en quelque sorte celle de ces poètes qui ont dit « découvrir le poème » ; des mots sont destinés à se rencontrer, et ce destin reste inconnu jusqu’à la découverte de l’écrivain.
La pensée de Baudrillard paraît à l’occasion hermétique, mais souvent aussi d’une limpidité remarquable. Dans ses moments de plus grande clarté, il est parmi ces rares écrivains qui nous donnent parfois l’illusion d’exprimer notre propre pensée, l’impression de trouver des idées que nous avions déjà eues, ou des observations restées sans mots et soudainement parfaitement formulées sous nos yeux.
Sa pensée est certes toujours en mouvement, elle semble toujours ailleurs au moment où on croit la saisir, mais elle force ainsi la nôtre à toujours se remettre en marche, à ne jamais s’arrêter sur les certitudes trop longtemps entretenues, les évidences trop rapidement perçues.
Une motivation avouée de toute son entreprise est d’exercer « une pensée radicale », non au sens de positions idéologiques, mais en se demandant constamment ce que signifie justement la radicalité de la pensée, dans un monde où tous les points de vue et toutes les contradictions coexistent dans la marche inébranlable d’un système. Pour lui, il faut d’abord sortir des catégories acquises qui dirigent la pensée. L’une des catégories dominantes est celle des dualités. Bien/mal, vrai/faux, masculin/féminin, Est/Ouest, pouvoir/masses… Baudrillard se dégage d’une pensée des antagonismes, d’un rapport de dualité entre les pôles, les contraires, qui forment la structure de notre réalité. Il y propose un rapport de « séduction ».
Dans les années 60 et 70, au cours d’une première période de son œuvre où il s’efforce de saisir les formes sociales de l’aboutissement du capitalisme, tout en menant une critique des fondements de la théorie marxiste (Le miroir de la production), c’est en 1969 avec La société de consommation que Baudrillard acquiert une renommée internationale.
La société de consommation n’est pas la résolution, dans l’abondance, de toute nécessité matérielle, la satisfaction de tous les désirs. Elle est la contrainte de consommer, de choisir, de s’affirmer par la consommation. L’offre prédomine sur la demande. Elle invente les besoins, puis les dépasse dans le commerce des signes purs, de plus en plus loin des objets eux-mêmes. Elle promet tout à tous, alors que les inégalités sociales s’y maintiennent. Et le langage publicitaire n’opère pas sur le mode de la persuasion, mais de la « sollicitude ». Pour poser, en image, un idéal contraire, Baudrillard se référa souvent, entre autres, aux travaux de Marcel Mauss sur le sens du don et de « l’échange symbolique » dans les sociétés archaïques. Il faut alors, justement, se détacher d’une conception marxiste de l’histoire comme évolution des moyens de production, par-dessus lesquels la culture s’érige en deuxième lieu et le monde symbolique s’efface à mesure que le savoir et la technique réduisent les mystères et cimentent notre rapport à la réalité (par exemple, pour Marx, le mythe d’Icare n’aurait plus de sens à l’époque des avions). Au lieu de voir les sociétés dites « primitives » comme des stades inférieurs de ce développement linéaire, Baudrillard y voit des sociétés radicalement différentes, organisées selon une autre forme de monde symbolique, lequel fait toujours partie de toute société à sa base, sans qu’on puisse dire que la technique et les nécessités matérielles viennent en premier et que l’imaginaire ne ferait que combler leurs lacunes. Nous ne sommes donc pas aujourd’hui au-delà du monde symbolique, dans la pure rationalité, mais dans un autre monde symbolique, sinon dans l’illusion problématique de son absence.
Pour décrire le paroxysme de l’abstraction et du dispositif de contrôle du réel, Baudrillard propose le concept de « simulation ». L’idée suit un développement complexe dans toute la deuxième moitié de son œuvre, mais au premier degré le terme évoque ses applications courantes : simulation du réel dans la réalité virtuelle, dans la technologie militaire, simulation d’un accident pour prévoir ses conséquences, simulation de la nature en laboratoire, simulation de personnes et de situations réelles dans Loft Story… On veut contrôler toutes les variables. Ce n’est pas réel, mais on fait comme si ce l’était. Dans Simulacre et simulation, Baudrillard emprunte à Borges l’idée de la carte qui serait tracée à la même échelle que le territoire. La carte en vient à recouvrir exactement et entièrement le territoire.
Toute la réalité s’inscrit dans une base de données, qui génère un double venant prendre sa place. Ou bien c’est comme le fantôme des choses arrachées au réel, vidées de leur sens passé, qui continuent d’habiter le monde. Présence fantomatique des valeurs anciennes, des institutions, des rituels, de l’art… Le cadre vide de la politique, le retour cyclique des modes… Ces choses ne sont pas nécessairement finies, elles deviennent précisément sans fin, aux deux sens du mot fin : elles ne servent aucune fin réelle et existent indéfiniment.
Il arrive, en retour, que la simulation produise une force d’attraction qui appelle la réalité à l’imiter, telle la bombe atomique appelait son utilisation au terme de toutes ses simulations dans le désert américain, telles les tours du WTC couvaient peut-être en elles-mêmes le désir refoulé de leur effondrement, d’ailleurs maintes fois simulé par les agences de sécurité ou la fiction populaire. Il peut aussi arriver que la réalité surgisse de derrière l’écran, qu’elle agisse d’elle-même, qu’elle excède le programme. Mais dans ces deux cas, il se produit alors quelque chose de rare à notre époque selon Baudrillard, pour le meilleur ou pour le pire : un événement.
Simulation, fantômes, virtualité grandissante, images omniprésentes… Ce sont les modalités d’un gigantesque processus de « déréalisation », qui captiva Baudrillard à travers toute son œuvre. La réalité s’affaiblit, se relativise, on n’est plus certain du réel de la réalité. Ceci est pour lui, paradoxalement, une conséquence de la perte de transcendance (dans le symbolique, le spirituel…), qui en faisant contrepoids à la réalité, en lui servant de référence au-delà d’elle-même, lui permettait d’exister dans le rapport direct au monde.
Nous vivons aujourd’hui dans les décombres, avec des résidus (et non avec les ruines d’hier, les ruines avaient leur beauté, des traces de sens, de temps…). Résidus de la culture, des idéologies, de la nature…
La simulation n’est pas une fuite dans l’irréel, elle est une disparition du réel dans l’hyper-réel. Elle veut « faire plus réel que le réel », tel le concert retransmis par les haut-parleurs en parfaite quadraphonie, avec chaque son bien audible et balancé dans tout l’espace, est « plus réel » que la musique jouée; tel le gros plan de la pornographie rapproche du sexe au plus près tout en éloignant de sa réalité (De la séduction).
Ce que Baudrillard tente de saisir, pour une grande part, relève de l’inconscient, et non d’un quelconque pouvoir conscient et directeur. Il est question de l’existence humaine et des formes de la société dans un monde sans finalité et aspiré dans un système qui avance tout seul.
Le faux est-il en train de l’emporter sur le vrai, dans la culture, l’information, l’art, la politique? Et si la question était plutôt de voir que c’est la distinction elle-même entre le vrai et le faux qui n’a plus d’importance?
Il n’y a plus d’opposition du sujet et de l’objet chez Baudrillard : c’est en objectivant une chose jusqu’à un point fatal que nous en faisons un sujet. Nous l’avons fait à l’individu, nous le faisons maintenant à la nature (L’écologie maléfique, dans L’illusion de la fin). Disparition de la nature en tant que telle, mais aussi en tant qu’objectivité face au monde humain, en tant qu’altérité symbolique, laissant place à un débat circulaire entre une nature-objet instrumentalisée par le capitalisme et une nature-sujet défendue dans une relation affective ou en en lui accordant des « droits ».
Faut-il craindre la « fin »? Et si elle avait déjà eu lieu?
Toutes les questions et les affirmations, chez Baudrillard, ne sont pas nécessairement des « idées », en premier lieu, ou un « diagnostic », elles sont des propositions « d’expériences » de la pensée (découvre-t-on des lois possibles du système si l’on choisit de se placer de tel point de vue, souvent le plus insupportable, en face de tel phénomène?).
Reste aussi, à un premier niveau et comme l’une des raisons de sa célébrité, qu’il fut l’un des plus grands chroniqueurs de notre époque. Mass médias, consommation, réalité virtuelle, guerres technologiques, délires de la science, art contemporain, clonage, hystérie du millénaire… Il a rendu, dans une palette unique, des tableaux détaillés d’une multitude de phénomènes sociaux, culturels, médiatiques, politiques (récit de voyage halluciné dans le classique Amérique). La « critique » semble souvent se faire d’elle-même, dans l’acuité des observations. La vue s’agrandit et l’on passe en un instant, dans un vertige contrôlé, de la lentille d’un microscope à celle d’un télescope. Il travaille à une description précise du monde, en même temps qu’il cherche, dans l’idéal, à y introduire un nouveau degré de virulence de la pensée critique.
Pour les intellectuels médiatiques, qui prennent position et interprètent tous les événements courants, à gauche, à droite (mais surtout à gauche en voulant montrer une distance critique face à la gauche officielle), Baudrillard n’est qu’un trouble-fête, un joueur impertinent, imprévisible, mais suspecté de motivations réactionnaires de droite par les uns, de complicité avec l’extrême gauche révolutionnaire (les terroristes, les émeutiers…) par les autres.
L’élite culturelle aussi se divise. Il fut maintes fois cité dans les discours et les œuvres « post-modernistes », et sans doute davantage en Amérique qu’en Europe. Il dira pourtant lui-même que cette revendication artistique de sa pensée « post-moderne » relève le plus souvent de la plus totale incompréhension.
Au lieu de se ranger avec tant d’autres dans la « défense » de l’art et de la culture, contre le système capitaliste, la désaffectation de l’État ou l’insignifiance médiatique, il déplore plutôt « le trop plein insignifiant de l’offre culturelle ». Et tandis que lui-même réclame le statut d’artiste en exposant ses photographies, il qualifie néanmoins le milieu de l’art contemporain de « complot ».
Est-il à gauche ou à droite? En matière de politique, Baudrillard est à milles lieues de cette division du débat. Et quelle autre option, à l’horizon de sa pensée, que de dépasser l’opposition de la gauche et de la droite, qui appartient aux vestiges d’un modèle politique qui tourne maintenant à vide?
Il pousse parfois la provocation jusqu’à lier les « bons » et les « méchants » dans une relation complice. À l’idée de l’aliénation des masses, il amène celle de « l’esclavage volontaire ».
Sera-t-il, en France, du côté du oui ou du non à l’Europe? Il cautionne le non comme réponse irrationnelle à la contrainte d’un oui irrationnel, chanté comme évidence du progrès et de la collectivité.
La pensée radicale n’est pas dans l’adhésion à un camp, dans la ferveur d’une position, mais dans l’effort de penser l’au-delà de toutes les positions. Baudrillard refuse la rationalisation de ce qu’il y a d’irrationnel dans le système (et comment comprendre aujourd’hui la politique et l’exercice de la démocratie sans y reconnaître la part d’irrationalité?). On lui a fréquemment collé les étiquettes de « pessimiste » et de « nihiliste ». Ses positions paraissent, en effet, parfois intenables, entre les constats catastrophiques et la fascination, entre l’alarme sonnée sur le sort du monde et le désir d’adhérer jusqu’au bout à sa logique, entre le souhait de la révolte et la distance face à ses formes concrètes… Mais il croit à un pouvoir de la pensée, avec aussi sa dimension irrationnelle, qui peut aider à voir clair dans cette transformation du monde, qui peut parvenir à changer des formes que nous maintenons par pilotage automatique. Au lieu de la critique et de la défense, il choisit le défi, un défi au système par sa propre logique, dans ses failles, dans son potentiel d’autodestruction. Tout s’accélère, l’Histoire n’a jamais tourné aussi vite. Mais il doit bien y avoir un seuil de l’accélération où les formes se défont, où la direction se renverse comme dans l’illusion de la roue qui se met à tourner dans l’autre sens au-delà d’une certaine vitesse. Il doit rester au fond de nous une énergie révolutionnaire brute, sauvage, irrationnelle, non programmée et non assimilable au système, comme le sont nombre des révoltes organisées… Au fond, on peut voir derrière la stratégie, entre les lignes, que le « pessimisme » de Baudrillard (ou pire, la réjouissance pour ce qui rend les autres pessimistes) demeure hanté par le désir d’un monde où la réalité existe, où on la distingue des images, et où la société est faite d’échanges qui ne sont pas dissouts dans le règne de la marchandise ou l’abstraction des signes, mais portent une valeur symbolique.
À la fin, faire l’expérience de l’écriture de Baudrillard ne se limite pas à être d’accord ou non en refermant un livre, mais demande d’abord d’accepter, pour soi-même, de confronter ses paradoxes et de suivre ses spirales. Et comme pour toute pensée forte, il est peut-être aussi déterminant d’y entrer que de savoir en sortir.
Simulation, hyper réalité, échange symbolique, utopie réalisée, transparence, séduction, destin, sacrifice, événement… Il a laissé des mots puissants et merveilleux, pour aider à penser le monde impensable que nous avons créé, tenter de percer ses lois secrètes et sa part d’inconscient.
Que dit-il de l’avenir? Il n’en sait rien. Pour l’instant, l’avenir est«l’issue inconnue d’une expérimentation que nous avons entreprise sur nous-mêmes».
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Extraits d’une des dernières entrevues données par Jean Baudrillard ([Télérama-> [url=http://www.telerama.fr/livres/B070307001777.html ]]http://www.telerama.fr/livres/B070307001777.html][/url], France, janvier 2006) :
« Je livre une vue cavalière de l’évolution d’un système – le nôtre -, mais j’ai toujours pensé qu’une énergie inverse s’y nichait, celle qui est à la source de l’ambivalence et que chacun peut exploiter. Rien à voir avec la conscience, le bon sens, ou la moralité : nous disposons tous d’une force d’ambivalence supérieure à la pensée critique, absolument catastrophique, c’est-à-dire capable de faire changer les formes établies. (…)
La pensée radicale se doit d’être en complicité secrète avec ce qui arrive de meilleur ou de pire. Elle est différente d’une pensée critique, qui entend forcément freiner une telle évolution, sur l’air de… « on va dans le mur ! ». La pensée critique eut une transcendance à défendre. Or nous avons perdu cette transcendance, et la pensée radicale, elle, est immanente au monde actuel, elle en fait partie, elle est à son image : catastrophique, ou en tout cas paradoxale, aléatoire, virtuelle aussi.
(…) Je ne saurais donc parler d’espoir, mais j’ai la fascination et l’envie d’entrer dans cette histoire et d’y voir clair. (…)
Si la pensée ne se met pas au diapason, elle n’aura rien à dire sur rien et ne sera rien d’autre qu’une parodie de l’actualité. Je digère mal d’être traité de pessimiste, de nihiliste, au sens péjoratif du terme. Tant pis, c’est la loi du milieu intellectuel. Et au fond, je n’aurais pas le droit de dire ce que je dis si je n’étais pas, d’une certaine façon, hors jeu… »
Notes
- HORS CHAMP présentait aussi, en 2003, l’entretien vidéo Mots de passe, inédit au Québec, dans le cadre du programme Baudrillard-Bourdieu-Deleuze, à la Cinémathèque québécoise. ↩