J’ai re-gardé ces films
Sortant de la cinémathèque, on m’arrête au coin de la rue pour me demander de prendre une photo, un instantané sur un iPhone au son caractéristique imitant un vieil appareil. Une image : un couple se serrant l’un contre l’autre, un instant qui retarde mon voyage vers le bar où je me dirige fébrile pour sortir sur le comptoir un carnet où noter les souvenirs avant qu’ils ne se mêlent. Mais l’encre est estompée par une goutte d’eau qui laisse une traînée sur le papier, un coup de pinceau qui dessine le regard d’un jeune garçon enfermé dans le noir sur une voix off comptant l’histoire de Theodore Ushev. Il est déjà trop tard, les séances se sont confondues, remontées dans l’esprit. De ma première projection, celle d’Albert Serra, il ne me reste qu’une caméra glissant le long d’une jambe étalée dans l’herbe, comme enfermée dans une vitre sale. C’est à travers cette dernière, tachée par la morale insalubre de Liberté (2019), que mon regard perçoit la suite du Festival. Mes yeux comme ceux tremblant du jeune garçon de Physics of Sorrow (2019) tentent de produire du sens à partir d’estampes fugaces, empreintes de violence : sous mes yeux, est-ce une guerre froide ou l’aube de l’humanité qui s’articule en scènes disparates ?
Cette édition 2019 du Festival du nouveau cinéma, je la traverse, hanté par la chair molle de pénis plongés dans un clair-obscur aussi délicieux que répugnant, qui poussent à questionner la pertinence d’un Marquis de Sade à notre époque. Et puis, évidemment de Sade ma mémoire glisse doucement vers Pasolini, comment faire autrement ? Mais chez Serra il n’est pas question d’étendre les caresses sur 120 journées, une nuit suffit à tétaniser le spectateur témoin de cette Grande Bouffe scabreuse. L’ère du scandale est passée, Liberté devient une fenêtre dont la douceur me pousse à me questionner quant à la teneur politique de cette réplique innocente, celle d’une jeune femme, l’une des rares à prendre le contrôle pendant le film ; de mémoire elle disait : « je te tends mon cul, qu’est ce que tu attends pour bander ? ». De loin, une silhouette scrute la scène, car le film est un acte de voyeurisme constant où, plus que les corps, ce sont les regards portés sur eux qui importent, ceux des personnages, et par extension le mien qui surveille inlassablement. Suis-je moi aussi devenu le temps d’une séance un regard lubrique, piétinant mon éthique. C’est peut-être là la véritable violence du film – la raison pour laquelle il me suivra pour la suite du Festival – Liberté souligne une subtilité de langage anodine et pourtant fondamentale : celle qui existe entre l’action de voir un film et celle de le regarder. Car si la première « voir » sonne comme un acte passif où le spectateur est simple témoin, la seconde « regarder » implique un processus actif de concentration où je ne reçois pas le film, mais me dirige, me jette tout entier vers lui, m’en empare, l’avale dans ma rétine.
Ce regard agresseur, je le retrouve dans un court-métrage qui condense en un peu plus de cinq minutes un magma instable que la réalisatrice elle-même ne parvient pas à définir. Il s’agit de Home Constructors (2019) de Nitzan Rozen. C’est le Jour du Souvenir en Israël, une sirène retentit pour signaler le début de la minute de silence en l’honneur des soldats juifs tombés pendant les conflits avec les Palestiniens. À l’écran, des ouvriers interrompent leur travail. Leur immobilité est troublante, ils sont pétrifiés par la peur d’une menace invisible. Ce n’est qu’à l’arrivée de la réalisatrice à la fin de la séance que je saisis enfin le malaise qui imprègne ce film. La menace, c’était le regard de la caméra placée devant ces ouvriers, car cette minute de silence, ils la respectent pour elle – cette juive qui les regarde – et c’est par soumission qu’ils s’arrêtent. Nitzan Rozen explique longuement sa relation amicale avec ces individus qu’elle côtoie quotidiennement et elle a été la première surprise de leur comportement au moment de l’enregistrement. Le silence de Home Constructors est d’une violence insupportable, le film échappe à toute tentative de définition d’une quelconque éthique du regard. La caméra devient acte colonial, observateur pervers d’une réalité dégénérée où la cinéaste elle-même perd le contrôle. Il n’était question que d’un plan fixe d’à peine cinq minutes, mais il semble impossible de voir avec innocence, car l’objectif du cinéma s’empare, garde et regarde, disais-je. C’est dans ce moment où le regard réduit le corps raide à l’esclavage que nait la résistance, celle de l’ouvrier noir visiblement externe au conflit. Il continue de trainer des chaines métalliques, sort du cadre, électron libre dont l’ébullition bruyante trouble l’horreur du calme. De cette innocence émerge une rébellion, celle de ne pas se laisser regarder.
Les séances se multiplient et les images entrent en résonnance, perdant leur unicité, l’ordre est troublé et l’on commence à construire des fils conducteurs qui font dialoguer les plans, comme si ces visionnements ne constituaient finalement qu’un seul long film. L’une des scènes se déroule dans ma chambre alors que je rédige un texte maladroit tentant d’exprimer une forme de fatigue de l’esprit face à un début de Festival laborieux où s’enchainent des films insipides. C’est dans cette séquence entrecoupée de relectures de notes griffonnées que la structure narrative prend forme. Poursuivant la démarche impérialiste du regard, la mémoire se donne le droit de réarranger les séances, de sélectionner certaines scènes pour occulter le reste, réappropriation des images dont on se fait maître prétentieux. Dans un film trop long, aux ficelles bien trop visibles, un moment de grâce surgit. Le plan séquence de That Which is to Come is Just a Promise (2019) est interrompu par un enfant vu en plongée totale : il tire sur une corde au bout de laquelle rebondit contre le sol une poêle métallique, puis l’eau envahit l’espace, la poêle flotte dans cette inondation et la démarche du jeune garçon semble suivre le même rythme que celle de Mitchell Stafiej observant dans sa banlieue des fenêtres donnant sur la vie de voisins enfermés dans une cage lumineuse découpée au milieu de l’écran. On entend, sans les voir, des télévisions raconter leurs inepties. Quelle est la nature de ce voyeurisme ? Un regard qui juge, il me semble, mais dont on retient, plus que la satire sociale, une manière de découper l’espace que l’on essaye de recopier. La mémoire devient visuelle et illisible.
Je dessine aussi mal que je me souviens. Dans les trois premières images, j’essaye de reproduire les plans de The Fenestration of Suburbia (2018), mais le troisième dessin est plus maladroit, le temps pris pour tracer les contours des deux premiers a suffi à estomper les souvenirs. Prendre en note est quelque part un début d’oubli, se concentrer sur la restitution aux dépens de la conservation. Puis cette quatrième image, un pied agité, que fait-il là ? Je me souviens la dessiner à la deuxième apparition de ce motif dans un court- métrage dont je n’ai plus aucun souvenir. Je me rappelle cependant y avoir ressenti un déjà-vu. Ce pied, je l’avais déjà aperçu dans The Spirit Keepers of Makuta’ay de Lin Yen-Chao. La couleur de son super 8 et la fréquence de défilement de l’image étaient parvenus à magnifier un gros plan sur ce pied féminin, marqué par l’âge, dansant ou actionnant une machine à tisser, ou était-ce un rituel, un geste d’impatience ? L’image est déjà devenue un motif abstrait de ma mémoire cinématographique.
Plus bas sur cette page, on lit « Ralitza doux », un seul adjectif pour qualifier ce film sensible tourné en Bulgarie auprès du père de la réalisatrice, il ne m’en reste rien d’autre que « doux », doux. Son père si peu bavard, à peine décrit contrairement à celui de Mike Hoolboom qui nous livre 27 Thoughts About my Dad (2019), et glisse dans son montage l’histoire d’un autre lien de paternité, celui qu’il entretient avec le cinéma. La mémoire devient nébuleuse, bandes filmiques qui se superposent en mosaïques chaotiques où le regard qui capture ces images n’en demeure pas moins enivré, incapable de maintenir une chronologie. Quelques flashs ressurgissent, mais c’est le désordre qui l’emporte.
Deux films font de cet effet de clignotement du regard et de la mémoire le centre de leur système visuel et par la même parviennent à se constituer en souvenirs suffisamment clairs pour essayer d’en dire quelques mots, plus clairs que ces remarques éclatées.
D’abord, Simon Liu propose E-ticket (2019), film de réemploi découpant l’écran en des dizaines de bandes de pellicule collées pour donner naissance à une sorte de mémoire médiatique en mouvement. On ne peut y capturer que quelques fulgurances visuelles auxquelles le regard se raccroche avant de sombrer de nouveau dans le défilement vertigineux d’une pensée en images. Le réalisateur intervient à l’issue de la séance et explique qu’il a travaillé non seulement avec du 16mm, mais aussi des photographies et des cassettes vidéo. Une diversité de formats qui s’amalgament au sein du film pour forcer le spectateur à prendre une décision face à la quantité écrasante d’images. Le résultat est un film polymorphe qui se meut entre les yeux du spectateur qui crée lors du visionnement sa propre œuvre en connectant les morceaux de la matrice offerte par Liu. Ainsi E-ticket parvient à échapper au regard, jouant son propre jeu et rendant toute tentative de vision globale impossible. À l’opposé de cette surcharge, se trouve une œuvre minimaliste qui précède Simon Liu dans le programme de courts métrages. Preemptive Listening (part 1: The Fork in the Road) (2018) se construit autour d’un dispositif de synchronisation entre la parole et l’image : un synthétiseur réagit à la voix et émet une lumière aveuglante au rythme des mots prononcés. Le silence est noir et la parole fait émerger la lumière. Simpliste, ce dispositif filmé de près par Aura Satz parvient à effacer la rigidité de ses ficelles pour offrir une expérience épurée qui éblouit comme une caresse rappelant par moment Castle One (1966) de Malcolm Le Grice et une forme de pensée radicale du cinéma comme espace d’ombre et de lumière.
Et c’est à travers ce dernier couple indissociable que la mémoire glisse vers un dernier souvenir, celui de Vitalina Varela (2019). Les images de Pedro Costa sont majoritairement composées de noir et seules quelques lumières mettent en évidence les corps et les objets si bien que le cadre semble effacé, l’obscurité nous empêchant d’en distinguer les bords. Ainsi l’idée de hors champ est remise en question car celui-ci se confond avec celui de la salle, impossible à saisir, illimité. Dans Vitalina, tout est courbe, les angles de caméra et les perspectives créent de multiples points de fuite. On pensera par exemple à cette scène où un personnage à l’avant plan est découpé par la lumière tandis que derrière lui, une femme semble le chercher. Le jeune homme est vraisemblablement visible mais l’éclairage de Pedro Costa parvient à rendre, par ces artifices de mise en scène, le sentiment d’un espace tortueux qui l’emporte sur la rationalité spatiale. La femme regarde partout, ne voit rien et l’on aperçoit les premières marches d’un escalier dans lequel elle s’engouffre, avalée par une obscurité qui, encore une fois, se fond complètement avec l’extérieur de l’écran. L’environnement est distordu, il déborde et il devient alors difficile d’analyser les compositions tant les échelles de plans et les perspectives sont diluées dans le noir.
Mais d’où provient ce vertige qui crée une dépression dans ma mémoire ? Peut-être une scène, l’une des rares à être clairement définie par une symétrie, pourrait permettre de comprendre les enjeux. Au centre de l’écran, le prêtre est dressé derrière son pupitre, figure tragique récitant une prière à laquelle il ne semble plus croire lui-même, puis Ventura s’effondre, disparaît et continue de parler. C’est à ce moment qu’un contre champ nous permet de réaliser que ce cadre symétrique était une caméra subjective – si l’on se permet d’appliquer à Costa ces outils d’analyse désuets, auxquels il échappe sans cesse – nous offrant le point de vue de Vitalina. C’est elle qui regarde, pose ses yeux sur un monde d’ombres et de murmures, théâtre de fantômes errant entre les ruines d’un bidonville où l’espoir et le divin ne tiennent plus debout. Dans l’obscurité, le regard de Vitalina semble être la seule chose qui ne s’affaisse pas, pupille brillante toujours fixée sur un objet qui reste invisible au spectateur. On lui conseille de fuir, tente de lui faire entendre raison mais la raison n’a plus lieu d’être dans cette détresse où la seule échappatoire est d’accepter de regarder les choses telles qu’elles sont : irréelles comme les plans de Costa d’un sublime baroque. Ce qui distingue le Pedro Costa du reste des films de cette édition du FNC, c’est qu’il n’était pas possible de le visionner dans un rapport analytique. La réalité de Vitalina Varela, à l’image de ses compositions, est d’une complexité troublante puisque Costa met en scène des personnages rejouant leurs propres histoires pour offrir une forme de réalité insaisissable où les catégories de documentaire et de fiction n’ont plus aucune pertinence. En résulte un film qui échappe à notre emprise, déborde sans cesse : c’est Vitalina qui nous a regardé, gardé, ses yeux renversant la caméra, la retournant sur nous festivaliers devenus personnages affaissés dans leurs fauteuils, tout entier transpercés par cette femme qui ne joue pas au cinéma, qui n’incarne aucun autre rôle que le sien. Et ce, frontalement sans jamais détourner le regard, sans laisser aucun espace où s’enfuir.
Je n’ai pris aucune note concernant Vitalina Varela, c’est que l’effort de mémoire est nécessaire pour les films que l’on regarde, mais inutile pour ceux qui nous regardent : ils se sont par eux-mêmes inscrits en nous.