Information et culture à l’heure de l’humour passe-partout
Dans sa lutte toujours vive pour se tailler une part importante du marché en heure de grande écoute (prime time), la SRC a mis en place le jeudi soir – de 19h30 à 22h – une programmation pour le moins cohérente, fidèle à l’esprit qui l’anime depuis quelques années du fait qu’elle semble représentative des nouveaux enjeux de la télévision généraliste. Soucieuse de ne pas s’attirer les foudres de l’intelligentsia culturelle, qui réclame d’elle qu’elle respecte son mandat de télévision publique, mais préoccupée en même temps par la compétition féroce que lui livrent les autres chaînes, la société d’état semble avoir opté pour une solution mitoyenne : va pour la culture et l’information, mais pas sans en avoir fait au préalable un produit éminemment formaté, modulé selon les goûts du jour et présenté dans un enrobage ludique qui travestit en émission drôle même les contenus les plus sérieux. De Info-man à Fric show, des Missions de Patrice à Ici Louis-josé Houde, on a affaire en effet à des émissions hybrides, dont les concepts peuvent bien rappeler par certains aspects les genres plus traditionnels – l’information, les affaires publiques, le talk-show – mais dont la forme, parce qu’elle se veut humoristique à tout prix, constitue une promesse bien plus probante auprès du public qu’elles tentent de séduire. On ne se surprendra donc pas du fait que les quatre animateurs désignés de ces émissions soient ou bien des humoristes patentés, ou bien des acteurs comiques recyclés dans l’animation : ils sont les hérauts tout désignés de cette petite révolution générique, qui veut qu’en toutes circonstances le rire soit bon, et qu’en tout lieu l’humour permette de faire passer des contenus jugés autrement trop indigestes.
Infoman, qui faisait auparavant partie de la programmation du vendredi, ouvre cette soirée du jeudi des ha-ha en surfant sur la frange absurde de l’actualité… Mais son cas a été tellement discuté – l’infotainment, avec la télé réalité, est l’obsession des journalistes « sérieux » qui craignent très fort que le peu de crédibilité qu’il leur reste auprès du public soit entachée par contamination lorsque les genres sont ainsi mêlés – qu’il semble bien superflu d’en rajouter. Les Missions de Patrice, pour sa part, constitue un autre de ces concepts originaux qui n’ont de neuf que l’emballage, le cœur de l’affaire étant de servir au public un plateau où l’une des vedettes les plus populaires de la télévision – Patrice L’Écuyer – reçoit d’autres vedettes populaires, à l’occasion de quoi passion, fait inusité, trait de caractère ou événement tournant dans la carrière de l’invité de la semaine seront révélés (dixit le site de Radio-Canada.ca). Il est assez peu étonnant de constater parmi la liste des invités en question une curieuse tendance à choisir les Lise Dion, Jean-Michel Anctil, Daniel Lemire et autre Mario Jean de ce monde, de préférence à toute autre catégorie de personnalités.Car même sans que le concept de l’émission ne soit ouvertement tourné vers l’humour, on dirait que ce type d’invités semble toujours constituer dans l’esprit des idéateurs la meilleure monnaie d’échange possible, la garantie par excellence que la marchandise sera livrée.
Le cas peut-être le plus intéressant parce que le plus représentatif de cette nouvelle tendance est celui de Fric Show, une émission axée sur les questions de consommation et dont Radio-Canada nous apprend qu’elle informe tout en divertissant. Animées par Marc Labrèche, qui y compose un personnage dérivé de ses plus célèbres performances parodiques – développé il y a quelques années alors qu’il était chroniqueur à Beau et Chaud, puis dans La p’tite vie et plus récemment dans Le Cœur a ses raisons – les trente minutes de Fric Show tentent chaque semaine de nous convaincre que le monde est un cirque et la consommation son arène, peuplée d’animaux dangereux et de clowns sans scrupule dont les multinationales américaines seraient l’incarnation aussi démoniaque que perverse. Mais la forme éclatée et l’aspect décidemment baroque du Show ne peut nous faire oublier qu’il s’agit en réalité d’une autre de ces émissions dont le rôle premier est de convaincre le téléspectateur que la télévision -davantage que les politiciens ou que tout autre groupe – est au service de ses intérêts. Il est intéressant de constater en ce sens que la posture énonciative inclusive adoptée d’emblée par l’animateur – le slogan de l’émission est : c’est aussi votre Fric Show – trouve toute sorte d’échos dans les divers développements du concept, des vox pop aux tests maison, qui tendent à faire de l’espace télévisuel un simulacre de l’espace public.Comme J.E., comme La facture, comme le journalisme interventionniste de Jean-Luc Mongrain, l’entreprise de Labrèche et de ses acolytes est de faire la démonstration tout azimut de l’efficacité du 4ème pouvoir tel qu’il s’incarne à la télévision, et dont on nous dit que non seulement il émane de cet espace public, mais qu’il serait en quelque sorte l’un des derniers remparts de l’éthique contre les abus du système. Ici, la télévision célèbre avec son public le triomphe… de la télévision, qu’on présente comme la victoire de David contre Goliath.
Ici Louis-José Houde travaille dans un tout autre registre à la même autocélébration du petit écran par lui-même. Décidant d’exploiter les extraordinaires ressources de son fond d’archive, l’occasion était belle pour la société d’état de revenir sur notre mémoire collective et de marquer les contours de cette nouvelle culture commune d’une manière originale; la chaîne ARTV le fait depuis déjà quelques saisons en programmant sur une base thématique – les mariages, les naissances, etc. – des reprises d’épisodes choisis parmi les séries les plus populaires de notre petite histoire télévisuelle. Au lieu de cela, elle a confié l’animation et une bonne part de la responsabilité éditoriale de la nouvelle série à un humoriste déjà surexposé – Louis-José Houde – qui n’a pas trouvé mieux qu’importer de Musique+ le concept de dolloraclip et de l’appliquer à l’ensemble des émissions de la SRC. Le résultat, qui s’apparente davantage à une mauvaise collection de bloopers qu’à une véritable archéologie archivistique, est navrant et prévisible : seuls les extraits involontairement comiques sont conservés et abondamment commentés par LJH, qui exerce à leur endroit cette sorte d’ironie bon enfant habituellement pratiquée autour des vieux albums de famille. La distance qui nous sépare dans le temps et par la technique de l’ère des monocles à grosses cravates et des pubs mal jouées devient le prétexte d’une célébration narcissique et d’un culte du présent.
Car par-delà l’unité que forme entre les diverses émissions qui composent la soirée du jeudi à Radio-Canada l’obsession de l’humour, c’est bien en effet d’une nouvelle culture dont ces dernières nous parlent, une culture de la réflexivité et du maniérisme pour laquelle l’absurde, la dérision, le second degré constituent l’attitude cognitive obligatoire à l’égard de la réalité. Toujours dans ces émissions et dans un nombre croissant d’autres, soit le contenu qu’on nous présente est déjà télévisuel, marqué par son appartenance au spectre médiatique (les vedettes qu’on utilise à toutes les sauces, les archives, etc.), soit c’est la forme qu’on emprunte pour en rendre compte qui opère ce travail sur le réel. Témoin parmi d’autres de cette fermeture du médium sur son propre caractère de simulacre, la tête des spécialistes qu’on interviewe dans Fric Show apparaît recadrée dans de fausses télévisions dessinées, un artifice de mises en scène qui désigne mieux que tout le processus de mise en abyme continuel dont on affecte l’ensemble de la monstration télévisuelle.Il me semble que c’est bien ce phénomène que le sociologue Jean Baudrillard désigne lorsqu’il parle de l’implosion du réel dans le médium : de son rôle de médiatrice entre le public et un monde qui existerait sans elle, la télévision s’est trouvée peu à peu à usurper la fonction même du réel, à recomposer selon ses propres schémas une certaine idée du monde qui désormais se trouve toute entière surdéterminée par le traitement qu’en propose le médium. En fait, la seule culture de référence désormais qui nous unisse autour d’un savoir et d’un habitus commun, c’est celle du petit écran, une culture largement réflexive, autosuffisante, une culture dont l’enveloppe humoristique nous parle mieux que tout de la disparition progressive d’un sens que le monde serait encore capable de porter.