Il cinema ritrovato visto dell’Etna

Il y a cent ans et des poussières, le 23 juin 1923, un jeune Jean Epstein embarquait avec ses opérateurs Paul Guichard et Léon Donnot, à la demande de la Pathé Consortium Cinema, sur une route qui les mènera en Sicile, tout en haut de l’Etna dont deux cratères, depuis le 16 juin, étaient rentrés en irruption. Il y tourna un film, La montagne infidèle, qu’on croyait perdu, jusqu’à encore tout récemment. Cette expédition était néanmoins connue notamment grâce à un texte célèbre, Le cinématographe vu de l’Etna, paru en 1926, qui avec Bonjour cinéma et quelques autres, constitue les écrits de jeunesse d’Epstein les plus foudroyants et prémonitoires. Le film semblait n’avoir survécu que sous la forme d’un Pathéorama (dispositif d’images fixes sur pellicule 35 mm), conservé à la Cinémathèque française. Or, en 2021, une copie 28 mm Pathé-Kok a été retrouvée dans une collection déposée à la Cinémathèque de Catalunya, à Barcelone. Le film fut aussitôt restauré, puis présenté aux Giornate del Cinema Muto de Pordenone, à l’automne 2022 et, cette année, en juin, cent ans jour pour jour après le tournage du film, au Festival Il Cinema Ritrovato de Bologne, dans une salle comble où — retenu ailleurs — je ne me trouvais pas.

La montagne infidèle (Jean Epstein, 1923), collection: Filmoteca di Catalunya

Le 5 juillet, je prenais pourtant la route pour Catania où j’eus à contempler l’Etna se découpant sur la ligne d’horizon sous un soleil de plomb. Étrange croisement de temps et de lieux. Ce jour-là, le volcan semblait recouvert de mousse et sa silhouette se perdait comme estompée dans le bleu gris vaporeux du ciel. J’avais cette sensation de me trouver devant une menace permanente de destruction, opaque et indifférente à tout, menace à laquelle on s’accommode curieusement et qui a modelé toute la vie, le paysage, la culture avoisinante. Cette masse impénétrable, distant et monumental bloc de vie minérale dont toute la côte retient une mémoire millénaire, rentre parfois dans de folles colères en cherchant seulement à se retourner dans son lit. En 1923, l’image de cette furie s’était bel et bien imprimée sur de la pellicule, brûlant de l’imaginaire en emportant tout sur son passage (Etna tirerait son nom du grec « aitho », « je brûle », ou du phénicien « attuna », « fourneau »). Quelques jours après mon départ, des feux terribles ravageaient une partie de Palermo, Messina, Catania.

photo: Pascal-Anne Lavallée

Forcément, je repensais au magnifique texte d’Epstein, lui qui, cent ans plus tôt, débarquait sur ces côtes, escaladait ce mont et s’approchait du cratère, menacé par la folie et la fièvre. Je retrouvai quelques lignes de comptes rendus glanées de la projection de La montagne infidèle, inventant pour moi-même le spectacle qu’une Caméréclair à quatre objectifs avait capté et que je n’avais à regret pas pu voir. Je vis mentalement : la coulée de lave, les gardes fascistes, les mulets, les arbres brûlés, les visages brunis des paysans déguenillés, les vapeurs s’élevant dans l’air et enveloppant la pierre noire, l’Oreille de Dionysos à Siracusa, la réalité brutale, minérale, et la puissance fanatique de l’imaginaire qui, alliée du cinéma, « met du Dieu partout ». Mais je rêvais surtout à ce plan tourné par l’opérateur Guichard que décrivait Epstein : « un fondu enchainé dont personne, je crois, ne devina la valeur 1  ». J’imaginais ces images teintées en rouge-rose qui chargent le réel d’une irradiation qui le sublime, le divinise, l’auratise et l’enfonce en même temps dans une matérialité concrète : c’est cet inouï qui réalise le cinéma. Je devinais ainsi au fil des plans de ce film que je continuais à m’imaginer tout ce à quoi il ne pouvait donner accès directement : l’odeur des pistachiers carbonisés, le silence accablé et résigné, l’air brûlant qui dépose une poudre noire sur toutes choses, la sensation de la pierre chaude sous le corps : « J’étais couché à même la cendre qui était tiède et mobile comme un poil de grande bête 2  », écrivait aussi Epstein, se rappelant.

Qu’il filme un volcan en activité ou un grain de blé germé, le cinéma lui confère une vie, une attitude, une personnalité 3 , même si sa signification demeure insaisissable (c’est une des leçons du Cinématographe vu de l’Etna). « Il n’y a pas de nature morte 4  », dit Epstein. Et je regarde à mon tour comme à travers un œil de cinéma ce paysage vu du train, qui fait défiler ses photogrammes de fleurs rouges et de branches vertes s’écartelant par moments pour ouvrir l’horizon sur lequel s’élève l’Etna, dont les crêtes sont plus heurtées, vues à cette distance. Comme dans un miroir brisé qui crée une image composite à partir de fragments de la même réalité, ce paysage devant moi fit naître le spectacle d’un autre, dans le dos de ma mémoire, projeté en surimpression : je revis soudain cette vue captée par un opérateur italien, Tullio Chiarini, du haut de la pyramide de Khéops, escaladée par le prince Léopold de Belgique, buvant le thé, devant laquelle je m’étais trouvé quelques jours auparavant, dans un programme du festival. 1923 est l’année de la découverte de la tombe de Toutankhamon, ce qui déclencha une furieuse égyptomanie à travers l’Europe et l’Amérique du Nord (combien de salles de cinéma en style « égyptien » naîtront dans ces années). Dans un des films du programme, on découvrait aussi ces images tournées par un petit corps expéditionnaire qui alla, à la volée et illégalement, de toute évidence, prendre quelques images des alentours du tombeau bien gardé, avec une caméra cachée. Portée à l’épaule ou sous le bras, instable et heurtée, un carton nous disait (non sans faire penser à quelques pages mémorables de Bazin) : « if they are crude, they are real 5  ». Et le fait de ne rien voir accordait un prix démesuré à ces quelques photogrammes de dunes et de fellah arrachés au réel.

<L’ascension de la Pyramide de “Chéops” par S.A.R. le Prince Léopold (Tullio Chiarini – 1923), source: Cinémathèque royale de Belgique

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La beauté d’Il Cinema Ritrovato est difficile à décrire. Si tout festival crée un état corporel et mental singulier, mélange de fatigue et d’émerveillement, où l’accumulation de sensations distinctes se chevauchent, alors peut-être existe-t-il une radicalité supplémentaire à ce festival, en cela qu’on éprouve plus brutalement qu’ailleurs l’élasticité infinie des puissances du cinéma, sur le plan des formes, de l’histoire, des expériences spectatorielles si différentes qu’il autorise. Nous y voyons un programme de muets de 1903 (où se côtoient un film de voyage, des prouesses militaires, des fééries), un western spaghetti (l’inoubliable Quien Sabe !, 1966, de Damiano Damiani), une comédie musicale américaine des années 1920 (le sensationnel Applause, 1929, de Rouben Mamoulian), un mélodrame japonais des années 1950 (La légende du grand bouddha, 1952, de Teinosuke Kinugasa), un film expérimental québécois des années 1960 (Tant que s’illuminera l’animal stratifié, 1965, de Jean Lafleur et Robert Desrosiers), le documentaire militant sur Eldrige Cleaver en copie 16 mm ektachrome d’origine (réalisé par William Klein en 1969), un giallo italien (La casa dalle finestre che ridono de Pupi Avati, 1976) sur la grande place de Bologne, une allégorie iranienne (la nouvelle restauration de L’étranger et le brouillard, 1976, de Bahram Beyzai), etc. Chaque jour, d’heure en heure, le corps se pose devant un spectacle, tissant en lui, et l’enveloppant en même temps, une sorte de cocon : membrane de temps et de matière qui constitue l’enveloppe affective et mémorielle de chaque film. Le moi ou ce qu’il en reste s’épuise à chaque fois en s’adonnant à l’œuvre, en y agrippant les contours de sa subjectivité, pliée, écrasée par la masse de signes et de matière que chaque film déverse sur lui. À chaque fois, une part de ce qui s’est déroulé, là, dans le secret, qui s’est agglutinée et a formé un corps supplémentaire, se recouvre d’oubli, parfois réémerge, des jours, des mois plus tard, au détour d’une irruption, d’un choc avec une autre matière qui la déplace, l’appelle et qu’on retrouve en suivant tel ou tel souterrain creusé à notre insu au cours de ces séances dont on se demande parfois si elles ont bel et bien existé. Ai-je bien vu cela ou l’ai-je seulement rêvé, halluciné ? Mon corps a-t-il assisté, absorbé cela ? Et moi, ou étais-je, pendant ce temps ?

photo: Pascal-Anne Lavallée

Devant l’Etna. À repasser, dans un état de semi-assoupissement, ces heures de cinéma qui se sont projetées en moi, comme une coulée lente qui creuse son réseau de rigoles. Je retourne escalader à rebours le chemin parcouru, me retrouvant parfois devant un abyme incertain. Un échafaudage médiéval pour soutenir le moulage d’un bouddha de 10 mètres. On est au Japon, chez Teinosuke Kinugasa, en 1952. On coule le métal fondu le long de larges gouttières qui par deux fois dans le film s’avèrent catastrophiques. Des ennemis du héros cherchent à saboter la réalisation de l’œuvre en plombant l’alliage d’or et de cuivre, semant le chaos. Le sculpteur de génie dont le visage a l’innocence et la pureté du bouddha qu’il rêve de voir briller, meurt à la fin du film des suites d’un de ces sabotages, le corps et la tête entourés de bandelettes blanches, comme une icône. Au matin, son amoureuse (qui l’avait trahi par jalousie et a entraîné sa mort), devenue folle, danse, funambule, sur la main ouverte du bouddha où elle a passé la nuit, titubant, en cherchant un centre de gravité qui ne cesse de lui échapper. Meurt-elle dans une chute ? Retombe-t-elle en silence sur les dernières mesures du film ? En ce moment, j’ai un blanc, je n’arrive plus à me souvenir. Je ne retiens que le mouvement de la danse et l’application que met le scribe, figure du narrateur et admoniteur, à tracer les signes sur sa grande feuille qui scelle la légende et clôt le film. Je me souviens avoir écrit dans mon carnet : Kinugasa sait faire danser le feu.

Une page de folie (Kurutta Ichipeiji, Teinosuke Kinugasa, 1926)

Le même Kinugasa, vingt-cinq ans plus tôt, avec Une page de folie, réalisait un des films d’avant-garde japonaise les plus débridés, affolants et incompréhensibles (sans l’aide d’un benshi), aussi présenté à Cinema Ritrovato, accompagné au piano par Gabriel Thibodeau et au violon par Silvia Mandolini. Malgré des contextes de production et d’organisation narratifs tout à fait différents, je suis frappé par un même recours expressif à la danse dans ces deux films que tout sépare. La danse y est une affaire de lumière, de contraste, mais aussi, souvent, d’emportement collectif, un moment où le corps excède toute maîtrise de soi. La danse (et ces scènes sont bouleversantes dans les deux films) se déroule aussi sur le fil d’un rasoir et devient la marche somnambulique de la folie.

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Je ne crois pas que j’avais revu les trois films d’Étienne O’Leary, projetés l’un à la suite de l’autre depuis la projection hommage que nous lui avions dédiée en 2010 6 . Il était venu avec des membres de sa famille. Jean-Pierre Bouyxou, son ami de longue date qu’il n’avait pas vu depuis les barricades et la prise de l’Odéon de mai 68, était là aussi. Personne d’entre nous n’avait rencontré Étienne ni n’avait espéré le voir un jour, lui qui vivait reclus, en dehors de Montréal. C’était donc très discrètement que nous nous étions présentés à lui au café-bar de la Cinémathèque, lui tendant une main, retenant la sienne, timide, essayant de capter ses yeux qui restaient baissés, lui qui recourbé sur sa carapace semblait n’avoir aucune envie particulière de parler, si ce n’est à son ami Jean-Pierre dont les yeux s’étaient transformés en étoiles scintillantes. Nous nous étions enfoncés dans la salle feu Claude-Jutra, et quelqu’un de sa famille avait crié : « Mais c’est la gloire, enfin, mon cher Étienne ! ». Une salle pleine, galvanisée par l’intensité foudroyante de ces films qui nous transportaient à travers toutes les gammes de sensations possibles. Être là, et sentir la présence de celui qui revoyait ces images qu’il avait tournées 40 ans plus tôt et qui, grâce à elles, obscurément, reparcourait l’époque durant laquelle la geôle de la maladie s’était peu à peu emparée de lui. Et une fois la projection terminée, nous avons été quelques-uns à l’entendre dire : « C’est encore pas si pire ». Étienne mourra un an après cette projection.

Chromo Sud (Étienne O’Leary, 1968)

En juin 2023, 55 ans après la prise de l’Odéon que filmait O’Leary avec sa petite caméra 16 mm Beaulieu et qui se retrouvait en explosions de couleurs dans son dernier film de 1968, Chromo Sud, treize ans après cette projection inoubliable à la Cinémathèque québécoise, s’éleva à Bologne sur l’écran de la salle Mastroianni en ces images éblouissantes, cet empilement de petits fragments colorés (un cinéma mosaïque) qui s’accumulent et s’effacent en nous laissant l’écho de leur vibration dans le corps, ces sons stridents, hachurés, qui semblent faits pour aiguiser toutes les fibres nerveuses et les récepteurs de notre conscience (un spectateur, m’a-t-on dit, a développé un acouphène après la séance). Dans Homeo (aka Homeo: Minor Death: Coming back from Going Home) (1967), il me revient soudain une longue et belle séquence de vacances, sans doute dans le sud de la France, faites d’images captées avec des filtres jaunes, rouges, violets, faisant apparaître le scintillement de la mer, les balades des hippies, un corps dans le sable, puis à l’horizon, la ligne de la côte, je me suis mis à rêver, l’image d’un volcan (qui s’est avéré, après vérification, une crête de montagnes). Il demeure que, sans doute, sans jamais l’avoir lu, O’Leary avait éprouvé ce potentiel animiste du cinéma qu’avait théorisé et expérimenté Epstein, sur les côtes siciliennes, cent ans auparavant. Ces films, on pourrait le rappeler, avaient dormi pendant 25 ans dans les voûtes de la Cinémathèque québécoise, sans que personne ne sache ce que ces boites contenaient. Elles trouvaient une nouvelle vie, encore une fois, à Bologne, devant un public hypnotisé.

Homeo (aka Minor Death: Coming back from Going Home), Etienne O’Leary, 1967)

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Je reviens à la chaleur. Celle qui devait enrober Epstein et toute son équipe (à l’époque où le costume et le chapeau en toute occasion étaient de mise) gravissant son immense caillou sans un espoir d’ombre. L’air chaud chargé de cendre devait faire suffoquer. Marchant le long de ce sentier qui mène à la mer au détour d’une palissade, on capte l’air hagard de ces petits lézards (qu’on appelle lézards siciliens ou lézards des ruines) émergeant d’une brèche, jouant le mort, brûlant tranquillement au soleil, dans cette blancheur aveuglante. Penser alors soudain à Al-Makhdu’un de Tewfik Saleh, le film le plus percutant et désespéré du festival, enfin restauré. Hallucinante adaptation du roman de Ghassan Kanafani (tué par le Mossad en 1972), réalisée entre 1964 et 1971, durant les années les plus décisives et tragiques du conflit palestinien. Suivant un récit éclaté fait de fantasmes, d’ellipses, trois hommes cherchent à fuir une terre qui leur a été dérobée (dans un des premiers plans, un des protagonistes colle sa joue sur la terre meuble, près d’un palmier, comme pour retourner dans son ventre). Chacun a ses raisons de fuir. Leurs destins se croisent auprès d’un passeur qui leur promet de les faire passer la frontière. Leur dernière option. Ils apprennent qu’ils devront se cacher au cours du passage, à deux reprises, dans une citerne en tôle qui, à l’heure de midi, se transforme en une fournaise. Les hommes se dévêtent, descendent en caleçon dans cette cuve de feu. Et s’ils survivent tant bien que mal au premier passage, aucun son n’émerge du trou noir au deuxième tour quand le passeur les appellera. Leurs corps finiront brûlés, en bord de route, dans une composition géométrique qui évoque Que Viva Mexico (1932) d’Eisenstein. Un poing serré, carbonisé, dressé au milieu du plan que la chaleur ondule. Sortir de la salle dans la blancheur aveuglante de l’après-midi, à Bologne, l’échine courbée par le plomb du silence, bouleversé.

Al Makhdu’un (Les dupes,Tewfik Saleh, 1972)

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L’idée de la pluie ne semble pas pouvoir traverser l’esprit de ce ciel plombant l’Etna. Chez Kinugasa ou Beyzaie, il pleut tout le temps et tout le monde semble empêtré dans la boue et le brouillard, comme dans les films de Kurosawa, Mizoguchi, Tarkovski. Je ne sais pas s’il y a un texte d’Epstein sur la photogénie de la pluie ou du brouillard (Corinne Maury a écrit un beau L’attrait de la pluie, qui me dispense d’épiloguer sur le thème), mais ainsi Beyzai, dans L’étranger et le brouillard filme cette pluie et ce brouillard à travers le souvenir des films de Kurosawa et de Mizoguchi. De Kurosawa, il retient aussi ces panoramiques qui ont l’air de travelling à travers les arbres, où un protagoniste hurle en courant. Ils hurlent de peur, de vie, de peur de la perdre. La psychologie est réduite à un fil. Il y a la boue. La croyance. Des costumes improbables dignes de la Médée de Pasolini. La peur de l’autre. Ce que l’on sait et ce que l’on ne veut pas savoir. Il y a cette femme qui ne souriait plus et qui soudain, grâce à l’étranger arrivé de nulle part, un matin, au détour d’un plan, dans l’échancrure de son voile, qui laisse échapper le plus foudroyant des sourires. Chez Beyzai, on a toujours peur de se battre, d’avoir mal, ce qui confère à tout acte de courage, même minime, un poids réel et à toute mort, un retentissement que l’on ressent jusque dans nos os. Comme quand il pleut et que le brouillard se glisse dans nos veines.

Que ce film, tout comme tant d’autres retrouvés et découverts à ce festival, soit resté terré toutes ces années — à n’exister que dans les pages des livres sur le cinéma iranien — demeure un des grands mystères, une des grandes injustices, qui trouve, au hasard, grâce à ses restaurations, une réparation.

L’étranger et le brouillard (Bahram Beyzaie, 1974)

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Détails. Détails toujours. Ceux qui saillissent et font que nous nous murmurons tout bas dans le noir de la salle : « ça, c’est vraiment incroyable ! » La scène de la tentation — soir d’orage, pluie diluvienne, fièvre, pulsion de meurtre, conflit qui transforme tout ce corps en un bloc de marbre anxieux, agité par les mouvements de sa conscience — dans le saisissant L’Auberge rouge (1923) d’Epstein (tourné la même année, mais dans un tout autre esprit que La montagne infidèle… ici, le volcan est intérieur, il bout dans l’âme). Détails, ces balles de fusil que des mains de femmes enfoncent dans des morceaux de viande hachée dans Leila et les loups (1984) de Heiny Srour (réalisé en pleine guerre civile libanaise) ; ces mêmes mains qui pinçaient pour les faire hurler les bébés en langes (pour que le son de leurs pleurs irrite et fasse déguerpir les soldats israéliens qui cherchaient des résistants) ; ces mêmes mains peintes de henné pour des noces qui maquillent une fabuleuse contrebande d’armes. Détails aussi à la fin de Quien Sabe ? de Damiano Damiani : le visage interloqué de Lou Castel, sur le marchepied du train en marche, demandant à Gian Maria Volonté qui, sortant un fusil, lui confie qu’il doit désormais le tuer : « Ma perché ? » Le personnage de Castel avait tout prévu, tout huilé. Sauf la gratuité révolutionnaire de Volonté : « Quien sabé ? ». Qui sait ? Et dans un cri, après avoir vidé son fusil dans le ventre de celui qui avait été son ami s’enfuit en exhortant le jeune à qui il a donné une pièce d’or un peu plus tôt d’acheter non pas du riz, mais des bombes. Étrange et pure jouissance extatique de cinéma.

Quien Sabe? (Damiano Damiani, 1967)

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Rentré à Bologne. Je reçois un courriel d’une collègue à qui j’avais écrit, me donnant un lien vers une version numérique de La montagne infidèle d’Epstein. Je visionne les premières secondes sur mon ordinateur, puis j’interromps. Je décide de terminer ce texte avant de m’autoriser à visionner ces images, avant qu’elles ne se substituent à celles que j’avais hallucinées plus tôt. Et puis quelques jours plus tard, Nicolas Klotz m’envoie un texte qu’il venait de terminer d’écrire sur l’île d’Ouessant, à l’endroit même où Jean Epstein avait tourné Finis Terrae en 1928, cinq ans après avoir foulé le sol volcanique de la Sicile. Je tombe sur cette phrase : « Les images sont des navires d’explosifs perdues dans la nuit ». La reprenant — qu’il me pardonne si je la détourne — à mon compte, je ne peux m’empêcher de penser que certains festivals peuvent être des détonateurs, allumant des explosifs qui sommeillaient sous la terre, comme des volcans assoupis dont personne n’aurait soupçonné l’existence. Ces braises lancées dans l’immensité qui est en nous éclairant la nuit, non pour l’aveugler ni l’annuler, mais pour lui conférer une profondeur de plus. Comment ne pas voir que tous ces beaux films, même les plus soi-disant légers, disent avec douleur le monde, nous aident à le lire dans l’obscurité, faisant de notre corps cette doublure qui en enveloppe les reflets et les détails ? Ainsi, en nous, où que nous soyons, le cinéma ne cesse de se retrouver.

Notes

  1. Jean Epstein, « Le cinématographe vu de l’Etna », dans Écrits sur le cinéma, tome 1, Paris, Seghers, 1974, p. 135.
  2. Ibid., p. 134.
  3. « Nous marchions dans le silence d’une pensée à ce point commune que je la sentais devant nous comme une onzième et très grande personne ». Ibid..
  4. Ibid..
  5. À propos de Kon, Tiki Bazin montrait bien que la précarité des plans, ces « images floues et tremblantes » sont « comme la mémoire objective des acteurs du drame. […] Ses imperfections témoignent de son authenticité, les documents absents sont l’empreinte négative de l’aventure, son inscription en creux » (André Bazin, « Le cinéma et l’exploration », Qu’est-ce que le cinéma ?, vol. 1, Paris, Cerf, 1958, p. 54).
  6. Voir André Habib et Pierre-Luc Vaillancourt, « SUR/IMPRESSIONS: O’LEARY, CLEMENTI, BOUYXOU », Hors champ, 2010, https://horschamp.qc.ca/article/surimpressions-oleary-clementi-bouyxou.