HOARDERS, OU LA FOLIE MISE EN BOÎTE
Depuis peu, le canal Vie diffuse une (mauvaise) version française d’une série documentaire fort populaire sur A&E, Hoarders. Chaque épisode d’une heure présente deux cas – toujours extrêmes – du désordre psychologique désigné en français par le terme « syllogomanie », ou accumulation compulsive. Les gens qui souffrent de cette maladie mentale remplissent peu à peu leur espace de vie d’objets inutiles et souvent périmés, auxquels ils accordent une valeur démesurée qui les empêche de s’en départir, avec comme résultat qu’ils en viennent à vivre dans des conditions insalubres et dangereuses. Cette étrange affection, assurément beaucoup plus rare que ne le laisse entendre le fait que deux chaines – LCN programme en effet un Hoarding :burried alive très similaire – y consacrent une série, exerce une fascination considérable, dont une certaine télé-réalité s’est empressée de profiter. D’où peut bien provenir un tel intérêt ? Comment expliquer que le public s’attache en grand nombre à un concept d’émission qui présente chaque semaine des êtres en pleine détresse, croulant littéralement sous le poids de leur désordre (au propre comme au figuré)? Il me semble que la réponse est moins à chercher du côté du simulacre de processus thérapeutique que mettent en scène les producteurs du programme – un alibi bien pratique, on y reviendra – que dans le rôle de terminal relationnel qu’on assigne de plus en plus à la télévision.
Comme le fait très justement remarquer Alain Ehrenberg dans un remarquable essai consacré à l’individualisme contemporain : « les reality-show sont seulement la partie émergée d’un style télévisuel qui se situe au cœur des dilemmes contemporains de l’individualité qu’ils prétendent traiter efficacement tout en maintenant les fonctions distractives de la télévision 1 ». Une émission comme Hoarders perpétue très exactement la tradition du reality show inaugurée dans les années 1990, un genre qui mêle spectacle et psychologie, voyeurisme et thérapie en un amalgame où pointe surtout le désarroi d’individus confrontés à l’exclusion et au mépris, et pour qui la télévision semble représenter une voie vers la réintégration dans le grand cercle social. Contrairement aux émissions de télé-réalité telle Occupation double ou Loft Story qui présentent sous forme ludique des individus « normaux» déployant tout l’arsenal de leurs ressources personnelles pour éviter l’exclusion, les reality shows donnent la parole à des personnes effectivement marginalisées ou même exclues du jeu social – ex-prisonnier au chômage, homosexuel rejeté par sa famille, victimes d’acte criminel en déficit de compensation, etc. – avec à la clé une promesse que la visibilité offerte par la télévision réparera le lien brisé. L’alibi thérapeutique présenté dans Hoarders comme la finalité du projet témoigne éloquemment d’un tel procédé, d’où l’importance donnée dans chaque épisode à la présentation d’un ou plusieurs proches en voie de rompre le lien avec le malade, une perspective que l’intervention des producteurs de l’émission contribue à repousser. Une telle télévision, en se faisant réparatrice, postule indirectement les insuffisances du politique 2 .
Mais on ne peut décemment en rester là, et faire l’impasse sur les « fonctions distractives » évoquées par Ehrenberg. Si la représentation saisissante d’hommes et de femmes vivant au milieu d’un monceau de détritus captive l’imagination, c’est parce qu’elle se constitue en un spectacle qui a tous les traits d’une fable exemplaire. D’abord, il entre dans ce spectacle une part de fascination par le dégoût, une sorte de plaisir malsain qui naît de la rencontre du regard avec cet impensable excès de désordre ; mais il me semble qu’on se lasse plutôt vite de ce genre de « plaisirs », que la répétition semaine après semaine des mêmes « motifs » (un chat disparu depuis des années est retrouvé momifié, des rats vivent au salon, etc.) finissent par rendre presque banals. Je crois que l’essentiel est ailleurs, précisément dans la conjonction très particulière qui s’exprime ici entre une maladie psychique et un malaise social, et dans le fait que le lieu de cette conjonction soit la maison – ce havre béni qu’une pléthore de programmes sur les chaines câblées nous présentent comme le site de tous les investissements émotifs. Car cette maison que l’on bichonne, rénove, agrandit, protège, décore avec soin et amour, c’est bien entendu toujours un peu soi-même, le plus beau des objets qu’il s’agit de surcroît de rendre fonctionnel.
Ce qui caractérise la maladie, en effet, c’est un envahissement progressif et irréversible de l’espace privé par la multitude des objets, un peu comme si le sujet devenait un clochard dans sa propre maison, « jeté à la rue » de façon métaphorique : une forme d’auto-exclusion sociale, que son caractère éminemment domestique rend étrangement consonnant avec la logique de notre époque obsédée pas le cocooning et le confort. Ces individus ne sont pas devenus l’objet d’une attention aussi exceptionnelle, en plein cœur du prime time, par le miracle d’une compassion soudaine des patrons de A&E à l’égard de la maladie mentale. Ce que cette chaine et ses semblables (TLC, le Canal Vie, etc.) martèlent avec insistance à leur public, ce sont les nouvelles règles de la « vie bonne » dans nos sociétés capitalistes avancées, et parmi lesquelles le prolongement de soi dans un intérieur douillet et bien rangé (au moins trois émissions sur ces chaines ont pour sujet exclusif « l’aide au rangement »…) constitue l’impérieux diktat, l’extension du modèle de consommation jusque dans la manière d’habiter son logis. Et, doit-on se demander, qu’est-ce qui se joue dans la syllogomanie, sinon l’extension délirante de cette logique, son image inversée et tragique qui rend compte par la négative du fantasme hédoniste qui porte notre rapport à la vie privée ?
Notes
- Alain Ehrenberg (1995) L’individu incertain, Paris : Calmann-Lévy, p. 171. ↩
- Ce type d’émission n’est pas absent de la programmation originale de la télévision québécoise: on évoquera sans peine Les retrouvailles de Claire Lamarche, ou encore dans un autre registre le Donner au suivant de Chantale Lacroix. ↩