Chronique télévision

HERE COMES HONEY BOO BOO - LE FOND DU BARIL EST ICI

De quelle nature est le plaisir spectatoriel ? On peut facilement avancer qu’il est par essence multiple et modulable, variable en fonction des genres et des contextes. Les analystes issus du courant des uses and gratification ont bien montré en ce sens que les motivations du public à regarder une émission de télévision sont très diverses, allant du besoin de s’informer au désir de fuir la réalité (escapism) en passant par ce qu’ils appellent la « surveillance ». Il serait intéressant de se demander à quel genre de désir du téléspectateur répond une émission comme Here Comes Honey Boo Boo, diffusée sur la chaîne câblée TLC et possiblement un des pires concepts de téléréalité à avoir vu le jour ces dernières années. Il s’agit d’un spin-off 1 de la série Toddlers and Tiaras, qui s’intéresse au phénomène des concours de beauté destinés aux (très) jeunes filles, particulièrement populaires dans le Sud profond des États-Unis. Quelque esprit mal tourné travaillant à la production y avait remarqué une gamine replète de 6 ans surnommée Honey Boo Boo, que sa mère nourrissait aux boissons caféinées dans le but de la « crinquer solide » lors des galas, selon l’expression consacrée. Il n’en fallait pas plus pour que l’on décide de consacrer une série entière à la famille en question : la mère June, 300 et quelques livres, son époux Sugar bear, un Red neck dont l’étendue du vocabulaire avoisine celui d’un enfant de 8 ans élevé en milieu défavorisé, leur fille ainée Anna, enceinte à 17 ans, et leur 3 autres rejetons, dont Honey Boo boo elle-même bien entendu. On ne peut pas la manquer, c’est celle qui se tortille constamment et sort la langue telle une mauvaise actrice de film porno. À 6 ans.

Avec ce genre d’émission, on entre dans une zone très inconfortable, et cela pas seulement parce qu’y pète et rote abondamment, ni même parce que des enfants obèses y mangent des chips arrosés de Montains Dew pour le petit déjeuner. Le principal inconfort provient de la posture qu’on nous demande d’adopter face au navrant spectacle offert par cette famille : doit-on rire ? S’indigner ? Se conforter tout à coup de la normalité relative de notre propre petite tribu nécessairement imparfaite ? Sommes-nous voyeur, trop content de la misère des autres, ou alors nous demande-t-on de jouer à l’anthropologue amateur ? Il n’y pas de réponse claire, et c’est là toute la perversité d’un tel programme, qui flirte d’une part avec le détachement propre à l’attitude documentaire tout en sélectionnant avec le plus grand soin, d’autre part, ce qu’il s’agit de montrer. Devant les excentricités d’un Gene Simmons ou les angoisses existentielles d’un Hulk Hogan (vedettes bien connus de celebreality shows), la position proposée au spectateur dépend largement du fait que ces deux personnages sont parfaitement conscients du genre de spectacle qu’ils offrent ; on peut bien se moquer d’eux ou de leur mode de vie, ce sont des privilégiés multimillionnaires qui contrôlent leur image et tire un profit considérable de la visibilité qui leur est ainsi offerte 2 . Peut-on en dire autant de Mama June, dont l’anglais est si déficient qu’elle a droit à des sous-titres la plupart du temps ? Et que penser de la situation de ses enfants, propulsés vedettes à leur corps défendant et obligés de supporter quotidiennement, dans un milieu qu’on n’imagine pas toujours facile, une notoriété nationale ?

Une des premières expériences documentaires à avoir été associée au phénomène de la téléréalité (An American Family, diffusée sur PBS en 1973) montrait à raison d’une heure par semaine la vie ordinaire des Loud, une famille californienne de la classe moyenne supérieure. La familiarité de leur quotidien, la banalité de leurs disputes, le côté hautement « prototypique » de leurs occupations et préoccupations en faisaient une sorte de témoignage sur l’Amérique, que Baudrillard avait analysé avec beaucoup de finesse comme « un simulacre parfait ». Mais peut-être se trompait-il en partie : les Loud avait une vie indépendamment du fait qu’ils étaient filmés, et le regard anthropologique évoqué tout à l’heure se trouvait au centre du projet d’une manière beaucoup plus évidente, attirant même les louanges de Margaret Mead, qui y voyait une espèce de révolution télévisuelle. En Face de Here comes Honey Boo Boo, l’impression d’une réalité factice, étirée, cadrée l’emporte vite sur celle d’un témoignage, quelque perverti soit-il. L’aspect extrêmement construit du format, et la manière notamment dont l’équipe de production semble toujours présente lorsqu’il se passe quelque chose de « drôle » ou d’intéressant, laissent croire à un très haut degré de scénarisation. On imagine facilement, en effet, un membre de l’équipe proposer au beau milieu d’une réunion de production: « amenons cette bande de tarés au Wal-Mart, ils trouverons bien le moyen de se rendre ridicules ». Et le génie en question d’être félicité pour ses bonnes idées.

An American Family, 1973.

On l’aura compris, tout le problème ici est de nature éthique. Il est bien évident qu’en se prêtant ainsi au jeu, la famille s’expose à la critique et dédouane en quelque sorte le producteur de son trop-plein de mauvaise conscience. Mais quel que soit le montant d’argent que ces gens reçoivent en échange de leur prestation, le minimum de respect que devrait appeler la dignité humaine leur est refusé au profit d’un divertissement facile qui s’élabore entièrement à leur dépend. On a beau dire – avec raison, je crois – que l’émission montre aussi une face plus lumineuse de cette famille (ils semblent particulièrement unis, et ils rient beaucoup…), la raison première justifiant qu’elle soit l’objet d’une série entière reste son aspect hautement dysfonctionnel et par voie de conséquence l’espèce de scénario comique que cela permet semaine après semaine. Veut-on d’une telle télévision ? Croit-on que l’avenir du regard documentaire se trouve dans ce genre de diversion cynique ?

Notes

  1. Spin-off est le nom donné à une émission qui est dérivée d’une autre.
  2. À titre d’exemple, Simmons (dont la fortune est évaluée à 300 millions de dollars) reçoit 125 000$ pour chaque épisode de Family Jewel, l’émission qui lui est consacrée.