Harris Savides, directeur de la photographie
Harris Savides s’est illustré, en quelques films seulement, comme étant dans une classe à part du cinéma américain d’aujourd’hui. Il affirmait dans des entrevues récentes qu’il désire maintenant choisir ses projets sur la base du scénario plutôt que d’un concept visuel, et qu’il refuserait les offres quand on fait appel à lui parce qu’on a aimé ses images dans un film et qu’on lui demande de reproduire la même esthétique.
La direction de la photographie constitue en soi un travail exigeant et fascinant ; métier de la lumière, de la chimie du celluloïd et de la malléabilité d’une machinerie lourde. Certains directeurs de la photographie se font remarquer pour leur « signature », un style d’image qui leur est propre. Mais il s’agit alors le plus souvent d’un style constant appliqué à tous les films sur lesquels ils travaillent. Ils ont simplement développé et maîtrisé techniquement une image qui, même si elle « fait école » à un moment donné, est comme une mode, une esthétique dans l’air du temps, qu’on retrouvera d’ailleurs aussi bien dans la publicité et les vidéo-clips. Et pour qu’elle se répande ainsi d’un film à l’autre, on peut supposer dans bien des cas qu’elle vient servir des réalisateurs à l’approche visuelle hésitante et sommaire, sans grande vision de l’image, sans intuition de la lumière dans laquelle ils imaginent leur film.
Les directeurs de la photographie dont la contribution à l’art du cinéma est la plus significative sont plutôt ceux qui ont dû chaque fois se dépasser pour donner forme à la vision forte de quelques grands réalisateurs. Non seulement ont-ils signé des images qui nous éblouissent, ou se glissent plus subtilement dans notre esprit pour rester longtemps avec nous, mais pour chaque film, ou chaque réalisateur avec qui ils ont travaillé, ils ont su matérialiser une qualité visuelle distincte, des images qui font d’un film une oeuvre complète, qui font indissociablement partie du film pour donner toute sa force au scénario, pour éclairer certains acteurs, des lieux et une forme de mise en scène particulière. Le travail de Sven Nykvist est aussi remarquable que différent pour les films d’Ingmar Bergman, d’Andreï Tarkovski, de Woody Allen ou de Roman Polanski (Le locataire). De même, Michael Chapman a su donner leur univers propre, très différents et tout aussi puissants visuellement, à Taxi Driver et à Raging Bull de Scorsese. Raoul Coutard a travaillé sur plus de 75 films, joignant sa créativité, son expertise et sa polyvalence à toutes sortes de projets, mais jamais son talent n’a-t-il autant brillé, son savoir-faire ne fut-il autant éprouvé hors des sentiers battus, que dans sa longue collaboration avec Godard. Pour chaque plan, il y a une lumière, des choix de lentilles et des mouvements de caméra qui participent au sens de l’œuvre, et n’auraient pas le même effet ailleurs, ni n’auraient de toute façon été orchestrés ainsi sans la vision et les exigences de Godard. Sans doute peut-on affirmer que réciproquement, les films de Godard n’auraient pas été ce qu’ils sont sans Coutard, ou du moins, sans un D.P. qui, comme Coutard, puisse comprendre parfaitement et partager la vision de Godard.
C’est dans cette perspective, selon cette conception du travail des grands directeurs de la photographie, que se distingue aujourd’hui Harris Savides. Après (et malgré) s’être fait connaître pour ses prouesses dans l’industrie de la publicité et du vidéo-clip, il arrive au cinéma et démontre non seulement son talent, mais la rigueur de son approche pour chaque film auquel il participe, et une vision pénétrante de son rôle dans l’unité d’une œuvre cinématographique. Il collabore avec les réalisateurs David Fincher (The Game, 1997), James Gray (The Yards, 2000), Jonathan Glazer (Birth, 2004) et Gus Van Sant (Finding Forrester, 2000 – Gerry, 2002- Elephant, 2003 – Lats Days, 2005).
Nous aborderons ici brièvement son travail à partir de trois films : The Yards, Gerry et Birth. Les images de ces films sont exceptionnelles, elles se distinguent nettement de l’ensemble de la production américaine, commerciale ou d’auteur. Elles ne sont assimilables à aucune mode, ne procèdent d’aucun des trucs en vogue parmi les directeurs de la photographie et qui assurent le « professionnalisme » et « l’actualité » d’une majorité de films. Ces images ne visent pas non plus pour Savides à affirmer une signature qui lui soit propre, car dans ces trois films elles naissent d’approches esthétiques et de procédés techniques différents, elles matérialisent la vision de chacun des réalisateurs. Par des choix bien définis, qui en eux-mêmes peuvent être d’une grande simplicité, Savides donne à chaque film une qualité visuelle particulière, qui est à l’avant-plan de notre expérience du film, mais non de façon autonome ou comme beauté rajoutée, plutôt comme un dispositif optique approprié qui oriente le regard vers le sens de l’oeuvre. C’est ce qu’entend Savides en disant qu’il se considère de plus en plus comme un « cinéaste », et ce, n’aspirant nullement à la réalisation, mais parce que son rôle est celui d’offrir une forme significative de support visuel au contenu, de médiation entre le sens du film et le spectateur, et que chaque élément de l’image doit alors, d’une certaine façon, « raconter une histoire ».
The Yards
James Gray s’était révélé comme une sorte de jeune prodige (à 25 ans) avec son premier film Little Odessa. Six ans plus tard, son deuxième film, The Yards, suscitait beaucoup d’attentes, et fut dans l’ensemble assez mal reçu. Il s’agit pourtant d’un film surprenant, complexe et très réussi à plusieurs niveaux. Le genre de film dans lequel, justement, tout ce qui est intéressant est aussi ce qui est susceptible de déplaire à la moyenne des critiques. Un rythme étrange, relativement lent pour un drame de « gangsters » new yorkais, mais parvenant à captiver dans les moindres détails, les silences, l’espace entre les événements… Il y a aussi toute la retenue imposée à des acteurs mythiques du cinéma, comme Faye Dunaway et James Caan. Ils sont presque réduits à des statues sur l’écran, des figures dans un tableau, forts par leur seul présence iconique. Puis dans l’ombre de ces statues évoluent de jeunes acteurs comme Mark Wahlberg, Charlize Theron et Joaquim Phoenix, peu bavards eux aussi, mais incarnant des personnages plus visiblement animés par des tourments intérieurs, des déterminations profondes. La mise en scène fait ainsi place à divers essais subtils, tel le fait que Wahlberg et Phoenix, avec des protections aux coudes et aux genoux, ont accepté de se battre réellement sur le trottoir, de se livrer à une épreuve de force sans chorégraphie.
Mais enfin, c’est l’unique texture des images qui soude l’ensemble et procure une sensation particulière. Certains plans rappellent certes les éclairages de Gordon Willis dans Le parrain, et c’est intentionnel, avec les « patrons » (et James Caan !) en costumes gris, dans des pièces sombres, parfois à demi éclairés par la lueur de quelques petites lampes de salon contre un mur. Mais plus frappantes sont ces images où les acteurs baignent dans une lumière diffuse, chaude, le plus souvent sans couleurs vives, sans éclat, un espace pas tout à fait net où l’air semble dense et brumeux, où dominent les tons terreux, les bruns, le noir et l’ocre.
Gray, particulièrement engagé dans la recherche visuelle, avait remis à Savides des aquarelles de presque tous les plans du film. Gray ne voulait pas une image « actuelle », il voulait que son film ressemble à quelque chose entre un film des années 70 et des tableaux de Georges De La Tour, peintre français du 17e siècle.
Ils se sont livrés à diverses expériences pour arriver à l’effet voulu. Ils ont entre autres « cuit » la pellicule vierge, « au four à 115° pendant 10 minutes », a révélé Savides. Ceci permettrait, apparemment, de détruire une partie de l’émulsion sur la pellicule, réduisant le spectre des couleurs et empêchant les particules de former une image parfaitement nette lorsque le film est ensuite exposé à la lumière. Les résultats auraient été satisfaisants, mais il n’est pas dit si des images qu’on retrouve dans le film ont subit ce traitement, et on imagine la réaction d’un producteur qui apprend que toute la pellicule d’un long métrage va passer au four ! D’après une entrevue avec le réalisateur, lui et Savides auraient obtenu la texture recherchée en optant finalement pour une légère sous-exposition de l’image, des scènes éclairées par en haut, avec des lumières diffusées, et filmées à travers de vieilles lentilles un peu imprécises.
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Gerry
C’est probablement avec Gerry 1 que Harris Savides a trouvé le terrain idéal pour concevoir, tel qu’il le dit, « une image qui raconte une histoire ». Gerry a été co-écrit par Gus Van Sant et les deux acteurs du film, Matt Damon et Casey Affleck. Il s’agit sans doute du meilleur film de Van Sant à ce jour.
Une véritable transe cinématographique à travers le désert américain. Deux acteurs, quelques mots et le paysage : un film qui semble s’appuyer sur presque rien, mais c’est pour mieux se concentrer sur l’essentiel. Un « essentiel » qu’on aurait pourtant peine à nommer. Deux amis garent leur voiture pour partir en randonnée. On lit sur une pancarte : « wilderness trail ». Ils décident de s’écarter de la piste principale en réalisant qu’ils vont y croiser des touristes. Ce long périple à pied nous fera basculer dans un état instable, entre la contemplation distante et un engagement viscéral, angoissé. On se demande, pour un moment, si le sens du film est simplement l’expérience sensorielle et plastique de cette marche vers nulle part, ou si on a raison d’y soupçonner (ou d’y projeter ?) une profondeur existentielle, une question philosophique. De même les rares mots qu’échangent les deux personnages, se surnommant chacun « Gerry », sont toujours sur cette ligne fine entre la banalité et la métaphore. Mais une métaphore de quoi ? De la vie, du destin, des rapports d’amitié et de sourde compétition entre deux jeunes hommes, de la possibilité et de la difficulté de s’échapper de la civilisation, de l’homme contre la nature, de la survie du plus fort…? Ou peut-être une métaphore de la création artistique, comme une mise en abîme de la démarche expérimentale du film lui-même (ne plus savoir par où on est venu et où l’on s’en va, mais découvrir quelque chose dans ce désert, par cette perte de repère) ?
Quoi qu’il en soit, c’est d’abord l’image qui raconte. À ce niveau, aux dire de Savides, lui et Van Sant se comprennent, se complètent, cherchent ensemble les qualités visuelles qu’un film exige, et Savides prend tout son plaisir à « trouver des solutions techniques aux questions esthétiques ». Pour Gerry, rien de bien complexe, mais nous faisons réellement l’expérience de cette marche par la forme cinématographique ; par la lumière, le mouvement, le cadrage. L’image est marquée par un certain perfectionnisme, une précision et une souplesse exemplaire dans l’exécution, par exemple pour capter des moments précis de la lumière naturelle, ou pour nous plonger dans le rythme de la marche avec de très longs travellings au pouvoir hypnotique. La caméra plane sur de longues distances, à la vitesse des marcheurs, au travers des arbustes ou dans l’entonnoir d’un ravin.
C’est comme si la forme du film – l’image, le son, et surtout ces travellings – pouvait nous procurer une sensation analogue à l’état second que l’on atteint dans la course ou la marche prolongée, quand la montée de l’endorphine au cerveau permet d’atteindre un certain plateau, où le corps s’allège, le souffle se stabilise, le regard se soude à l’horizon dans l’air devenu plus limpide…
Dans certains plans, seulement avec la position des acteurs par rapport à un rocher, au ciel, à l’horizon, ou leur trajectoire d’après les lignes du paysage, suivant une apparence de sentier, le cadre à lui seul semble alors mettre en jeu tout un monde, nous permettre de projeter une question existentielle pourtant inarticulée (tel la sublime scène du rocher, d’où l’un des Gerry ne sait plus comment redescendre). L’approche du paysage évoque quelque peu celle de Werner Herzog, qui dit ne pas y rechercher la beauté en soi, mais tenter de cadrer ce qui dans un paysage peut exprimer les émotions et les drames humains.
Après l’enchaînement de quelques plans et quelques mouvements de caméra autour des acteurs, notre propre désorientation est totale. D’ailleurs, comme spectateur, on commence à ressentir la perdition bien avant que les deux marcheurs ne manifestent des signes de confusion et d’inquiétude. Il nous est impossible de constituer une carte du territoire dans notre tête, pas plus que n’y parviennent Gerry et Gerry quand ils tentent de s’orienter en traçant des lignes dans le sable (« Avons-nous marché au nord ou à l’est… Où est l’est ?… »). Quand ils font une pause pour essayer ainsi de se situer au milieu du désert infini, la caméra adopte simplement un angle en contre-plongée, « le point de vue de la terre », et le contraste de l’éclairage en contre-jour, qui paraît alors plus dramatique et plus intime, laisse pressentir, possiblement, que l’un des deux Gerry est peut-être davantage perdu que l’autre.
Enfin, toute la lumière du film suit l’arc du soleil, comme une lente respiration sur la pellicule, de l’obscurité nocturne au midi assommant, en passant par les faibles lueurs de l’aube et du crépuscule. Vers la fin du film, une magnifique séquence est filmée comme un long « fade in » produit par l’avènement du jour sur une plaine de sel. D’abord les derniers instants bleutés de la nuit, puis la clarté matinale, et enfin l’éblouissante blancheur.
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Birth
Dans une position face à la critique un peu comparable à celle de James Gray, Jonathan Glazer, qui avait récolté des éloges pour son premier film Sexy Beast, voit son deuxième film être plutôt mal accueilli. La critique populaire est dans l’ensemble refroidie par ce film déroutant, sombre, qui déçoit sans doute certaines attentes en étant faussement assimilé à un « genre » du cinéma américain contemporain (les drames psychologiques qui mêlent le surnaturel à une situation familiale). Mais peu importe, Birth est une œuvre brillante, finement ficelée, réellement originale, et Glazer a fait appel à Savides pour la direction de la photographie.
Une femme (Nicole Kidman) s’apprête à se remarier, après avoir vécu difficilement le deuil de son premier mari, mort subitement dix ans plus tôt, en s’effondrant dans un tunnel de Central Park. Mais un jeune garçon se présente chez elle un soir, prétendant qu’il est le mari défunt et qu’elle ne doit pas se remarier. Défiant toute rationalité, il révèle à la femme de nombreux détails précis de leur vie commune. Dans un scénario tout à fait génial, ce phénomène inconcevable trouvera bien, ultimement, une explication crédible, mais seulement après avoir bouleversé tout l’entourage, avoir mis à l’épreuve le sens de la réalité pour chacun, avoir révélé les zones d’ombre dans les relations, fait naître la jalousie chez le nouveau mari et transformé au plus profond d’eux-mêmes la femme et l’enfant (pour un commentaire plus étoffé sur le film, voir le texte de Simon Galiero).
« Il n’y a pas de méthode préétablie pour définir le concept visuel d’un film avec le réalisateur », affirme Savides, « parfois on m’amène une photo, une peinture, une idée ou un détail précis du scénario… parfois le réalisateur a dès le départ une vision claire de l’image, sinon, il faut chercher, discuter, j’apporte des suggestions… ». Pour Birth, l’approche visuelle demeurait incertaine, puis c’est en visitant l’un des lieux de tournage, dans un hôtel, que Savides et Glazer ont porté leur attention sur le marbre gris, beige et vert dans l’éclairage tamisé du hall d’entrée. Il leur apparut que c’était une texture semblable que devrait avoir l’image du film.
La direction de la photographie dans Birth est simple, subtile, mais définitivement mémorable. La lumière du film appuie parfaitement le sentiment trouble contenu dans le scénario et donne aux lieux une existence à la fois tangible et irréelle. La lumière est feutrée, minimale et toute en nuance, plutôt froide, dominée par les tons de gris et de vert, avec des noirs profonds.
Les intérieurs sont, ici aussi, éclairés principalement par le haut. Savides utilise de la mousseline pour diffuser la lumière, et dans une démarche peu orthodoxe, il préfère éclairer seulement la pièce, les murs, l’espace dans lequel les acteurs vont se mouvoir, captant la lumière ambiante, sans éclairage dirigé sur eux tel le veut généralement la règle.
De plus, l’éclairage étant ainsi relativement faible, techniquement insuffisant pour une exposition normale, l’image est sous-exposée de 2 à 3 f-stops, ce qui a pour effet de l’assombrir, d’adoucir la lumière, d’enrichir les noirs et d’unifier les teintes. L’iris de l’objectif étant alors complètement ouvert, ceci signifie aussi que la profondeur de champ est très réduite, même sans utiliser de longue focale. Il n’y a alors qu’une mince zone pouvant être au foyer dans le cadre, permettant par exemple de détacher un personnage de l’espace flou.
Notes
- OFFSCREEN a publié quatre essais sur Gerry, voir la page sommaire Gus Van Sant. ↩