Autour de la sortie d’Un baiser s’il vous plaît

HARO SUR LA DISTRIBUTION AU QUÉBEC

«[Le problème] tient plutôt de l’écart astronomiquement accru entre les risques de création et ceux de production, écart qui a fait de la création l’otage universel de la production. Il y a bien sûr des films qui se font encore librement à coûts modestes, mais ils n’ont plus de fenêtres adéquates de diffusion et de distribution.» Jean Pierre Lefebvre, Sage comme une image, (1993)

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Au tout début du mois d’avril dernier, les médias nous informaient de la bataille qui opposait Cineplex et K-Films au sujet de la distribution de films en région. À la mi-avril, le règlement du conflit faisait l’objet de quelques brèves. Depuis, Louis Dussault de K-Films passe à tort ou à raison pour le téméraire David de la distribution face au méchant Goliath torontois.

Pourquoi ne pas se permettre une distance par rapport à la couverture superficielle de l’actualité et profiter de ce recul pour saisir tous les tenants et les aboutissants de l’événement ? Celui-ci servira alors de prétexte pour élargir le champ de réflexion sur l’état actuel de la distribution.

Commençons par définir sans tarder le terme «cinéphilie» et par établir son rapport à la distribution. Inutile de se lancer ici dans de longues réflexions sur ce qu’est ou n’est pas la cinéphilie ni sur ce qu’elle a déjà été. Dans les pages de Hors Champ, André Habib a déjà largement défriché le terrain en actualisant sa définition dans deux articles parus en mars 2005 ([Notes sur la cinéphilie (1) : Avant, après->http://www.horschamp.qc.ca/spip.php?article173] ; [Notes sur la cinéphilie (2) : la perte de l’innocence->http://www.horschamp.qc.ca/spip.php?article175]). Nous nous contenterons ici d’en reprendre les éléments clés qui serviront de base à une réflexion sur la distribution.

«…deux approches se dessinent, deux espoirs demeurent, si l’on veut parler positivement de la cinéphilie.

Premièrement, on peut regarder vers le passé, et tenter d’y puiser un certain nombre de forces pour maintenir et ranimer quelque chose de ces bouts de mondes perdus : projection en salle, territorialisation sur les cinémathèques, attachement aux supports originaux, auteurisme affiché, effets recherchés de communauté.

[…]

Une seconde approche, qui n’est pas nécessairement opposée à la première, consiste à saisir le moment présent, à replacer la cinéphilie dans une évolution de l’histoire du cinéma et de ses supports de projection / diffusion, afin de voir, ailleurs que dans les lieux traditionnels, le sens que peut prendre la cinéphilie aujourd’hui.

[…]

Je serais d’avis que les deux approches de la cinéphilie énoncées plus haut doivent être défendues en même temps. À la fois dans sa version anachronique, résistante, mélancolique, et à la fois dans sa version contemporaine, orientée vers l’avenir, attentive à l’accès aux œuvres, aux nouvelles possibilités de lecture et de transmission que permettent les nouvelles technologiques.»

En adhérant à cette définition, la projection en salle demeure un élément essentiel, une «force» du passé s’intégrant toujours à la cinéphilie aujourd’hui. De ce point de vue, on comprend à quel point la question de la distribution de films en salle peut devenir préoccupante, autant pour le cinéaste auteur aspirant à partager une œuvre personnelle que pour le cinéphile désireux d’y accéder.

Soulignons que même si de nos jours un film peut rapporter davantage par la vente de DVD, par la télédiffusion et qui sait, peut-être un jour par la webdiffusion, il n’en demeure pas moins que son passage en salle représente toujours une sorte de consécration, ne tiendrait-il l’affiche que deux semaines consécutives. Mais le problème principal de ce cinéma traditionnel subsiste toujours dans son rapport éphémère à l’espace-temps.

Contrairement à un livre, une peinture ou même à une pièce de théâtre, un film n’existe pleinement comme phénomène social que durant la brève période de sa sortie en salle – qui d’ailleurs se fait de plus en plus courte. Un livre, une peinture ou une chanson peuvent toujours être récupérés cinq ans après un modeste lancement pour être remis avec succès sur les circuits commerciaux. Même l’échec initial d’une pièce de théâtre peut éventuellement être surmonté. Quant au film qui aura déjà été lancé une fois en salle, il aura rarement l’occasion de revenir avec autant de force dans le circuit commercial. La plupart du temps relégués aux salles de répertoire, les «vieux film» sont oblitérés, bannis de la voie du succès à grande échelle.

De toutes les étapes de mise en marché (festival, salle, DVD, télévision), plus qu’un simple caprice empreint de nostalgie, la sortie en salle constitue encore le seul événement rassembleur susceptible de provoquer une «rencontre» collective (ou en tout cas des réactions simultanées) entre les artisans du film, les médias, la critique et le public. De son côté, le festival permet certes d’initier l’engouement pour un film, mais sans une distribution subséquente permettant d’atteindre un plus large public, la «rencontre» et les discussions demeurent pour le moins intimes. D’autre part, si les distributeurs semblent de plus en plus enclins à créer un événement autour du lancement de DVD, ce procédé occupera un rôle marginal tant que la projection en salle fera office de consécration.

Sous cet éclairage, le rôle du distributeur apparaît essentiel dans le paysage cinématographique québécois : celui de choisir ce que nous verrons ou non au cinéma dans notre province. S’imposent alors au moins deux questions telles que :

-Quelle est la place et la latitude du distributeur dans le système actuel, de la production à la projection en salle au Québec? Quelle est la fenêtre de distribution pour les films d’auteur?

Pour rendre plus tangible et dynamique le processus de réflexion sur la distribution, prenons comme point de départ l’affaire Cineplex-K-Films.

Cineplex est une entreprise cotée en Bourse dont le siège social se trouve à Toronto. Il s’agit du plus important groupe de gestion de salles au Canada, contrôlant plus de 1200 écrans sous diverses bannières telles que Cineplex Odeon, Galaxy, Famous Players, StarCité, Scotiabank, IMAX et autres. La compagnie poursuit son expansion depuis quelque dix ans, ayant entre autres acquis Famous Players Theatres de Viacom en juillet 2005 pour la somme de 500 millions de dollars. La méga-entreprise occupe donc depuis quelques temps une place importante sur la marché québécois et possède notamment le Cinéma du Quartier Latin. L’AMC Forum lui échappe toutefois pour le moment. Les préoccupations pour le cinéma d’art et d’essai passent donc par le tamis très fin des impératifs économiques chez cette entreprise tentaculaire.

K-Films Amérique est un petit distributeur québécois indépendant qui, selon sa propre définition, «ne sous-distribue pas de produits en provenance de distributeurs américains et décide des films qu’il achète dans les festivals ou qu’il développe au Québec en complicité avec les producteurs et réalisateurs québécois».

Lorsqu’un distributeur comme K-Films achète les droits de distribution d’un film tel qu’Un Baiser s’il vous plaît, il convie les exploitants de salles à un événement promotionnel. Ceux qui daigneront se déplacer choisiront ensuite s’ils jugent le film viable pour en faire circuler une ou des copies dans leurs salles. Le distributeur détermine ensuite le nombre de copies dont il a besoin et planifie les sorties en salle. Or, il intervient ici une règle non-écrite qui touche le domaine du film de répertoire. Pour éviter ce qu’on juge comme de la compétition déloyale, un film ne peut sortir simultanément, sauf exception, dans les grandes salles commerciales et celles dites «de répertoire» d’une même ville. Mais que s’est-il passé dans le cas d’Un Baiser s’il vous plaît?

À la fin du mois de mars, Cineplex avait choisi de retirer de sa programmation la seule copie sous-titrée en français du film Sur le Yangzi (Up the Yangtze) sous prétexte qu’on le présentait dans d’autres cinémas. On avait également décidé de ne plus présenter Un baiser s’il vous plaît, dont la sortie était prévue le 9 mai. Le 1er avril, Louis Dussault résumait ainsi la situation au Journal de Montréal : «Cineplex veut présenter des films en exclusivité et cherche le monopole du marché. Ils ont décidé de ne plus présenter mon film Un baiser s’il vous plaît parce que j’ai fait affaire avec un autre circuit de salles en région, Réseau Plus».

Sur le Yangzi

Cet événement a pu laisser l’impression que Toronto décidait maintenant de ce qui se passait dans les salles du Québec. En réalité, leur plus grande présence au Québec étant le résultat d’acquisitions récentes, les gestionnaires torontois de Cineplex connaissaient plus ou moins les implications des activités de Réseau Plus dans le système. C’est donc de ce côté-ci des frontières et non du côté de Toronto qu’est venue l’impulsion persécutrice. Le 3 avril, donc deux jours à peine après la sortie de Louis Dussault dans les journaux, c’est l’Association des propriétaires de cinémas et cinéparcs du Québec (APCCQ) – et non Cineplex – qui répondit par voie de communiqué pour demander à «K-Films de cesser les attaques dans les médias envers ses membres et en appeler au respect des règles de base de l’industrie».

En fait, cette réponse venait de l’APCCQ puisque c’est elle qui avait exercé des pressions auprès de son nouveau membre Cineplex pour forcer la main des distributeurs contre Réseau Plus, ce que Louis Dussault de K-Films n’acceptait pas de cautionner. Cineplex, société cotée en Bourse ne l’oublions pas, se retrouvait dans une situation qui prenait beaucoup trop d’ampleur et risquait d’entacher sa réputation pour des enjeux somme toute négligeables, les revenus annuels de Réseau Plus ne représentant qu’un faible 600 000$ sur les 181 millions $ de l’ensemble du marché des salles commerciales. «Une guerre de broutilles» comme la baptisa Michel Gagnon, coordonnateur de Réseau Plus et directeur de l’Association des cinémas parallèles. C’est donc du côté de la relation entre Réseau Plus et l’APCCQ qu’il faut se pencher pour comprendre les réactions de K-Films et de Cineplex.

En ce qui a trait à la distribution, comme dans bien des domaines, le Québec se voit divisé en deux grandes régions distinctes: le Grand Montréal et le reste du Québec. Même la ville de Québec se classe parmi les villes régionales.

Si un film d’auteur québécois ou étranger ne trouve pas preneur dans le grand réseau commercial, il faut alors se contenter du réseau commercial plus modeste qui s’intéresse plus systématiquement au cinéma d’auteur ou indépendant – comprenant l’Ex-Centris, l’AMC (surtout en anglais), le Beaubien et l’inclassable Cinéma du Parc à Montréal, le Clap et le Cartier à Québec ou encore de quelques autres salles comme le Pine à Sainte-Adèle et la Maison du Cinéma à Sherbrooke. Le film pourrait également trouver preneur dans le réseau des salles parallèles, dont la plupart sont regroupés au sein de Réseau Plus. Ce réseau a été créé en 1992 dans le but d’organiser de façon efficace la distribution de films d’auteur en région au sein du circuit parallèle, c’est-à-dire un ensemble de salles non-commerciales dont les activités sont subventionnées.

De son côté, L’APCCQ regroupe près de 80 % des propriétaires de cinémas des grands centres comme des régions qui génèrent environ 80 % des recettes au guichet. Dans la mesure du possible, Réseau Plus a toujours voulu distribuer les films en région en même temps que dans les grands centres, principe que les propriétaires de salles ont toujours combattu en exerçant des pressions sur les distributeurs. C’est d’ailleurs précisément parce que lesdits films sortaient en même temps en région et dans les salles de Cineplex que cette dernière a sévi sous l’influence de l’APCCQ. Remontons un peu plus loin aux sources du conflit.

Dans un long entretien accordé à Hors Champ, le coordonnateur de Réseau Plus et directeur de l’Association des cinémas parallèles, Michel Gagnon, explique que dès sa naissance, le Réseau a suscité l’émoi chez plusieurs propriétaires de salles – qui d’ailleurs ne s’en sont toujours pas remis. Devant cette nouvelle entité subventionnée, des propriétaires de salles ont réagi en lançant vers 1994 leur propre réseau subventionné, Ciné-réseau, qui mettait fin à ses activités un an plus tard.

Pour mieux coordonner la circulation des quelques copies de films d’auteur au Québec et afin d’éviter les conflits, Michel Gagnon a alors proposé à deux reprises aux exploitants de salles de prendre en charge le volet de distribution de films d’auteurs, ce qu’ils ont refusé sans qu’on en comprenne les motifs. Les propriétaires de salles commerciales semblent redouter la moindre association de près ou de loin à un organisme gouvernemental et au système de subventions. Craignent-ils de se voir imposer des taxes à la billetterie comme en France ou d’autres règles qui nuiraient à leur liberté d’entreprise (et donc potentiellement à leur marge de profit)? Tout semble indiquer que oui. Sinon, pourquoi mettraient-ils autant d’efforts à limiter l’expansion d’un système marginal?

Pour le moment, le conflit semble réglé grâce à l’accord intervenu entre Cineplex et K-Films, mais c’est oublier que la situation demeure sensiblement la même, les petits distributeurs demeurant coincés entre Réseau Plus et l’APCCQ. Celle-ci n’attendra qu’une nouvelle opportunité de sévir. Jusqu’ici, les petits distributeurs (comme Atopia, Équinoxe, K-Films, Films Métropole) évitent de faire des vagues, Louis Dussault de K-Films étant l’exception. Quand Cineplex a retiré Quatre mois, trois semaines et deux jours l’automne dernier pour les raisons déjà évoquées, le distributeur Métropole Films n’a guère réagi. Pour illustrer un peu plus l’inertie actuelle, disons qu’aucun distributeur ne se prévaut de son droit à une copie supplémentaire offerte par la SODEC pour la distribution en région, préférant attendre que les copies aient passé leurs quelques semaines dans les salles commerciales pour ensuite les mettre en circulation dans le réseau parallèle et s’assurer ainsi d’éviter les foudres et les représailles des exploitants.
Que faire dès lors?

4 mois, 3 semaines et 2 jours

À moyen terme, il semble plus que souhaitable de voir Réseau Plus et les exploitants de salles s’entendre pour coordonner leurs efforts en région et, pourquoi pas, dans les grands centres. Évidemment, pour soutenir un réseau déficitaire – au mieux peu lucratif – le système de taxe spéciale sur le billet devrait voir le jour. Comme le bât blesse sur ce point depuis bien des années, il faudrait négocier avec une majorité d’exploitants pour finalement trouver un terrain d’entente. Ces taxes permettraient non seulement de financer la distribution mais également, et surtout, la production. Si cette solution semble à première vue porteuse d’espoir pour les cinéastes auteurs comme pour les cinéphiles, il faut tout de suite en exposer les limites.

Un système organisé et subventionné de distribution en salle garantirait-il une meilleure diversité cinématographique? Pas nécessairement, puisque les taxes prélevées en salle se retrouveraient aux mains des mêmes institutions publiques qui n’ont pour le moment que le mot «performance» à la bouche, finançant sans hésiter les équipes gagnantes (à leurs yeux) alors que des auteurs chevronnés et nombre de jeunes cinéastes restent sur le banc. Difficile de comprendre cette politique quand on sait que le cinéma québécois est de toute façon condamné au déficit et que le succès d’un Bon Cop, Bad Cop demeure un accident imprévisible et plutôt rare. Comme l’exposait Michel Girard dans un article de La Presse, nous avons déboursé au total 146,5 millions de dollars en 2006 – dont 70,5 millions en fonds publics – pour 33 longs métrages québécois générateurs de recettes totales (DVD inclus) d’environ 30 millions de dollars. (Le cinéma québécois dépendant de l’État, Michel Girard, La Presse, 10 décembre 2007).

Si l’on peut comprendre qu’une société privée et cotée en Bourse comme Warner Bros. cherche des garanties de succès pour un investissement de 180 millions $ dans un film comme Batman : The Dark Knight ou alors quand Paramount investit plus de 150 millions $ en promotion pour Indiana Jones 4, qui cherche-t-on à convaincre au Québec en copiant les moyens de production hollywoodien? À titre de comparaison, Indiana Jones and the Kingdom of the Crystal Skull a rapporté plus de 700 millions de dollars à lui seul alors que le grand succès Bon Cop Bad Cop a rapporté environ 12 millions pour un budget de 8 millions (si on compte les 4 millions en publicité, les profits sont à peu près nuls). On peut bien se targuer de battre tel film américain au box-office le temps d’un week-end ou deux, mais on voit très bien qu’il n’y a absolument aucune commune mesure entre notre marché et celui de Hollywood. Le cinéma québécois est condamné au déficit.

Inutile de faire entièrement porter le blâme aux institutions publiques. Ces dernières, comme les cinéastes, sont également confrontées à d’autres problèmes, notamment celui du nombre sans cesse croissant de films en provenance des marchés local et étranger. Pour les grands distributeurs américains (20th Century Fox, Warner Bros., Columbia, Paramount, etc.) et locaux (Alliance Vivafilm) ainsi que pour les exploitants de salles, la priorité est sans conteste aux films pour adolescents (comédie et horreur) et aux blockbusters américains. Aux monstres bruyants comme les derniers Batman, Indiana Jones ou Sexe à New York, les exploitants de salles n’ont qu’à ouvrir les guichets, vendre du maïs soufflé et récolter les profits; les autres n’ont qu’à attendre leur tour.

Viennent ensuite les blockbusters québécois, de plus en plus nombreux et populaires, qui font ombrage au cinéma d’auteur d’ici et d’ailleurs. Remarquez que bon nombre de très bons films étrangers peinent à tenir au grand écran plus d’un mois. De la même façon, la fenêtre de distribution pour des films d’auteur québécois à plus petit budget et destinés à un public plus restreint est donc étroite.

Dans un tel contexte, il ne faut pas s’étonner de voir plus que jamais les distributeurs s’impliquer bien en amont dans la production d’un film, souvent avant même que le scénario ne soit complété. Les institutions publiques comme les producteurs et les distributeurs cherchent quelque garantie dans un monde où les coûts de production et les risques sont élevés. Ainsi, comme le soulignait Michel Girard dans le même article «…de tous les investisseurs privés impliqués dans la production des 18 films québécois pure laine [en 2006], ce sont les distributeurs qui ont injecté le plus d’argent, voire 12,0 % de la facture de production. Les producteurs de films, eux, ont allongé 3,17 % et les télédiffuseurs, un maigre 1,5 %.»

En plus de ce rôle grandissant du distributeur dans la production, l’ajout d’une taxe à la billetterie dans les grands cinémas commerciaux – qui abriteraient désormais officiellement du cinéma répertoire – tiendrait le créateur en otage à toutes les étapes du système, le mettant à la merci des pressions directes ou indirectes de tous les intermédiaires. En effet, peut-on croire que les exploitants de salles consentiraient à imposer une taxe supplémentaire sur les blockbusters américains sans droit de regard sur les critères d’attribution des subventions? Le public québécois lui-même est-il prêt à payer plus cher pour voir Transformers et Les Boys afin de financer du cinéma qu’il qualifie le plus souvent de «plate»? Un film conforme aux attentes n’éprouvera aucun problème à trouver appui pour frayer son chemin jusqu’au grand écran, mais le cinéaste auteur devra se battre pour faire endosser ses éclairs de génie. On chante souvent le succès de C.R.A.Z.Y., mais on crie moins sur les toits tous les obstacles qu’a rencontrés Jean-Marc Vallée en voulant défendre l’intégrité de son œuvre. La moindre parcelle d’originalité ou d’improvisation suscite crainte et suspicion : et si le public ne suivait pas, et si c’était l’échec?

Ce désir de succès, de gestion rationnelle de ce qu’on considère avant tout comme une industrie, ce souhait de voir les fonds publics «bien investis», tout cela se reflète dans un contrôle absolu des œuvres qui échappent plus que jamais à la gouverne de leur créateur. Dès le départ, le scénario est devenu une véritable obsession sur laquelle misent les institutions publiques, comme si la relecture divinatoire et monomane de quelques obscurs professionnels de l’État réduisait les risques d’échec. Or, quiconque possède une connaissance même partielle de l’histoire du cinéma sait très bien que pour plusieurs cinéastes, une bonne part de l’«écriture» se produit spontanément lors du tournage, un processus qui a d’ailleurs donné quelques-unes des plus belles œuvres à ce jour.

Une taxe supplémentaire sur les billets et une meilleure organisation de la distribution des films d’auteur devraient donc être accompagnées d’un changement d’orientation de la part des institutions publiques, sans quoi nous serions condamnés à la normalisation des œuvres à grand comme à petit budget. Plutôt que de considérer les subventions comme une façon de soutenir les métiers d’une industrie et de les allouer en fonction d’un succès imprédictible au box-office (pensons à Les Dangereux, à Duo et même au Piège américain qui ont tous souffert d’un écart vertigineux entre les attentes et les résultats ), les institutions publiques devraient encourager la diversification du cinéma québécois par une approche à la création basée sur la confiance. Les producteurs et les distributeurs ne sont-ils pas déjà là pour évaluer le potentiel commercial? Plutôt que de donner 7 millions $ à un modèle réduit de film hollywoodien en se félicitant de ce que l’équipe fasse beaucoup avec peu – tout cinéaste québécois fait beaucoup avec peu –, il faudra chercher davantage à développer un cinéma qui nous soit propre. Cela signifie de laisser de côté la performance (notamment l’enveloppe à la performance) et de se distancer du modèle hollywoodien qui produit des films dotés d’un budget de 150 millions $.

Pour assurer plus de liberté au créateur, il faudrait également se pencher sur les conséquences de l’ingérence des distributeurs dans le domaine de la production. Les réalisateurs ne sont-ils pas en train de perdre l’un de leurs leviers de négociation? Enfin, les cinéastes devront impérativement renégocier leur rôle et imposer leur vision sous peine de devenir de simples exécutants (des «tâcherons», dirait André Forcier) à la remorque d’un système mercantile.

Depuis les débuts du cinéma québécois jusqu’à aujourd’hui, il ne s’est point trouvé d’époque sans que la liberté de créer n’implique un certain prix à payer, à la différence qu’on doive maintenant défendre l’originalité et la diversité contre les pressions des lois du marché, présentées comme inéluctables et impératives, qui aboutiraient naturellement à un cinéma de consommation de masse, populaire et lucratif. Il appartient à ceux qui croient à la démarche personnelle des auteurs de défendre ces derniers et de les supporter sans relâche à la mesure de leur rayon d’action, qu’il s’agisse d’un simple étudiant cinéphile, d’un fonctionnaire, d’un ministre ou d’un distributeur. Si les Louis Dussault de ce monde continuent de refuser de se taire, notre cinéma ne s’en portera que mieux.

Dark knight