Cinéma, année zéro

Five et la monstration à tempo moderne d’Abbas Kiarostami

Curieux ovni que Five (2003) : constitué de cinq plans-séquences autonomes (sauf un, truqué), le film se situe quelque part entre documentaire, fiction (si minimaliste la mise en scène soit-elle) et art contemporain. En replaçant le film dans le cadre général de l’œuvre d’Abbas Kiarostami, nous tenterons de cerner les visées d’un film qui cherche peut-être à revenir à l’essence du cinéma comme humble instrument à capter le réel. Notre hypothèse est la suivante : Five se veut en quelque sorte le dénouement d’une problématique lancée treize ans plus tôt dans Close-Up (1990), sur le paradoxe fondamental du cinéma, c’est-à-dire la tension entre sa matière première, le réel, et l’inévitable corollaire de l’enregistrement, la fiction. En traçant par les œuvres la trajectoire d’une démarche soucieuse de révéler le réel en le manipulant le moins possible 1 , nous inviterons à lire Five comme le point culminant de toute l’entreprise, permettant à l’auteur de réactualiser l’idéal originel des frères Lumière du réel à l’écran par une « monstration à tempo moderne » que la technologie numérique rend possible.

Sortie d’usine (Lumière) – “Canards”, Five (Kiarostami)

Kiarostami et la quête du réel

Perçu comme « l’aboutissement d’une longue recherche […] du secret de duplication de la vie » 2 , le Cinématographe Lumière advient au tournant du XXe siècle d’abord comme un instrument scientifique servant à reproduire et à observer le réel. Progressivement instrumentalisé comme technique artistique avec l’avènement du montage qui multiplie les possibilités discursives et expressives, le cinéma devient dès lors le lieu d’une scission entre deux tendances : celle, présente en germe dès Lumière, du documentaire, et celle de la construction fictionnelle et imaginaire, dont Méliès s’est fait pionnier. De cette tension naît peut-être la contradiction ontologique fondamentale de l’art cinématographique, cet outil d’enregistrement objectif du réel qui doit paradoxalement sa condition d’existence en tant qu’art grâce aux choix subjectifs de la mise en scène, sans quoi « nous retournerions purement et simplement à la réalité » 3 . Lorsque Kiarostami débarque avec Close-Up, son cinéma propose alors une équivoque entre les deux tendances, faisant de l’artiste un cinéaste du « grand écart entre ces deux postulations réputées les plus contradictoires du geste cinématographique » 4 . S’intéressant à l’escroquerie de Sabzian, un ouvrier iranien s’étant fait passer auprès d’une famille pour le cinéaste Makhmalbaf, Kiarostami mêle fiction et documentaire, alternant entre la reconstitution des événements et les images prétendument véridiques du procès de l’escroc. À chaque instant, l’Iranien demeure conscient des dangers de son propre jeu : la caméra, en tant que dispositif, a toujours « la capacité d’orienter, […] de manipuler les conduites et les discours des êtres vivants » 5 . Avant même les préparatifs profilmiques, la seule présence de la caméra est susceptible de modifier le cours des événements et donc, pour ainsi dire, de contaminer le réel au détriment des sujets et du devoir de véracité que le cinéaste leur doit. L’un des projets de la démarche kiarostamienne consistera, dans cette tension entre réalité et fiction qui la caractérise, à tendre autant que possible vers le vrai, à la recherche d’un moyen de cueillir avec toute la délicatesse nécessaire la frêle fleur du réel : d’une part en affichant le dispositif, d’autre part en limitant sa portée. Véritable principe éthique, la réflexivité chez Kiarostami se veut une ébauche de solution au problème, contrechamp sur le hors cadre qui signale d’emblée au spectateur la présence d’un dispositif. Car, au fond, « reconnaître l’illusion, n’est-ce pas la vérité première » 6 ? N’est-ce là l’indispensable étape initiale pour restituer une quelconque part d’authenticité à cette réalité documentée ? Ainsi, le cinéaste intervient lors du procès pour expliquer le fonctionnement du dispositif bicéphale avec lequel il enregistre, affichant clairement sa caméra comme « faisant partie d’une situation qui n’existe pas sans elle » 7 . Lorsque Sabzian affirme s’être découvert un talent d’acteur, Kiarostami lui demande s’il n’est pas déjà en train de jouer pour l’appareil, alertant le spectateur du singulier jeu de rôle qu’engage de facto la caméra à son sujet. Et, lorsqu’au début du film, le journaliste insiste sur la valeur médiatique du fait divers, c’est la parole du réalisateur lui-même qui semble résonner. À l’instar du reporter qui exploite le sensationnalisme de l’histoire, l’événement recyclé dans le film cimentera la carrière du cinéaste : ne s’agit-il pas là d’un effort d’humilité de la part d’un auteur qui avoue ne pas être à l’abri de son orgueil ? Si la caméra offre à la souffrance de Sabzian « une hospitalité de l’écoute et du regard » 8 , elle abolit du coup la hiérarchie documentariste/sujet en permettant à l’artiste de faire apparaître ses propres insécurités. Information indispensable s’il en est une, car elle dévoile une part des intentions du réalisateur, obligeant ainsi le spectateur à tenir compte de la marge d’erreur que constituent toutes les données extra filmiques qui transforment l’événement.

Close-Up, Abbas Kiarostami, 1990.

En cela, Close-Up sera programmatique de toute la subséquente période réflexive de l’artiste. Citons notamment Au travers des oliviers (1994), film entièrement consacré au dévoilement du dispositif derrière la construction du film précédent (Et la vie continue…, 1992) ou encore le post-scriptum du Goût de la cerise (1997) qui, par ses images numériques, permet à l’auteur de parvenir sensiblement aux mêmes desseins. Cela dit, la véritable rupture se trouve sans doute dans Le vent nous emportera (1999) : de l’aveu de l’auteur, le tournage du film fût l’une des expériences les plus pénibles de sa carrière, le confrontant à une population qui, contrairement aux protagonistes émerveillés de Close-Up, s’est montrée réfractaire au cinéma. Si bien que le récit lui-même, qui relate les mésaventures d’un ethnologue de passage dans un village pour arracher les pittoresques images d’un rite funéraire, devient document de son propre tournage, la froide relation entre les protagonistes étant analogue à celles entre le cinéaste, son équipe et les villageois 9 . La lourdeur du mode de production professionnel s’impose dès lors comme nuisance entravant la capture du réel.

Le Vent sera son dernier film (avant le Copie Conforme de 2010) tourné sur pellicule : pour parvenir à un point de vue plus objectif sur le réel, Kiarostami trouve dans la vidéo digitale un moyen d’alléger le processus créatif. Le cinéaste s’aperçoit dans ABC Africa (2001) que non seulement les images enregistrées sur mini-DV sont de loin les plus naturelles qu’il ait jamais filmées, elles sont également libérées de la pression du mode de production traditionnel. L’exercice est poussé au niveau supérieur dans Ten (2002) grâce à deux caméscopes numériques fixés à l’intérieur d’un véhicule, l’un pointé sur la conductrice, l’autre sur le siège passager. Alors que la voiture traverse les rues de Téhéran, les caméras captent automatiquement diverses conversations qui surprennent par leur authenticité. Seul technicien lors du tournage, Kiarostami peut maintenant créer dans une autarcie complète, n’ayant « plus de comptes à rendre, ni aux bailleurs de fonds, ni aux pouvoirs politiques » 10 . Cette nouvelle façon de tourner sans pression externe libère le réel des contraignantes méthodes du passé, l’appareil autonome permettant même la création partielle de l’œuvre en l’absence de son auteur 11 .

ABC Africa, A.K., 2001.

Cet effacement relatif de la mise en scène confère aux images un réalisme confondant, offrant alors aux comédiennes « rendues à leur vraie réalité » 12 la possibilité d’improviser grâce à la grande latitude que permet le numérique. Et ce, en toute intimité. Le dernier rempart à franchir pour atteindre quelque chose comme du réel à l’état pur résiderait dans l’organisation narrative elle-même, toujours tributaire d’une certaine forme de manipulation. Le constat de Ten, à la lumière de la trajectoire proposée ici, se cache peut-être derrière l’idée que la représentation crédible n’est pas le réel lui-même. Pour tendre encore davantage vers ce dernier, il faudra rompre avec la représentation. Aboutissant enfin à l’apex de cette démarche, Kiarostami parvient avec Five à s’approcher plus que jamais du réel, mettant à jour l’idéal monstratif des Lumière en réduisant au minimum les possibilités de manipulation.

Five, ou cinq « vues » sur la mer

De haut en bas et de gauche à droite:
Lumière et compagnie, Close-Up, Le vent nous emportera, et Five.

En 1995, une quarantaine de cinéastes sont invités à participer à la réalisation d’un film collectif en l’honneur du centenaire de l’invention des Lumière. À l’aide du cinématographe d’origine, Kiarostami choisit d’observer un œuf cuisant dans une poêle, un peu comme auparavant il avait filmé une cannette d’aérosol, plus tard une pomme échappée sur le sol et maintenant un bout de bois à la dérive. Si, à la vue de Lumière & compagnie, la parenté entre les limites intrinsèques du dispositif des Lumière et celles sciemment choisies par Kiarostami saute aux yeux, René Prédal la soulignera à nouveau au sujet de Ten, anticipant qu’un tel retour aux sources pourrait éventuellement déboucher non pas sur une régression mais « au contraire sur l’accomplissement suprême » 13 . L’échelon suivant, Five, est peut-être effectivement une sorte d’acte de naissance du cinéma tout entier : réalisée ironiquement dans le cadre d’un hommage à Ozu, l’œuvre est sans doute le parachèvement de la conception réaliste des Lumière. Au sujet des « vues » originelles, Noël Burch explique qu’elles se définissaient comme des expériences d’observation du réel: « il s’agissait de piéger une action, connue dans ses grandes lignes et prévisible à quelques minutes près, mais aléatoire dans tous ses
détails » 14 . Le facteur primordial quant au choix d’un lieu à documenter résiderait simplement dans la possibilité d’y voir une action s’y produire, surtout pour expérimenter la capacité de reproduction cinétique de l’appareil. Le dispositif de Five procède sensiblement de la même façon, la fonction monstrative des cadres s’imposant toujours comme justification ultime de l’image. Faisant table rase de toute narration explicite, Five laisse le réel se révéler de lui-même : Bois suit une branche d’arbre échouée sur la plage puis rappelée par les vagues ; Belvédère rapporte la vue d’un trottoir traversé par des passants ; Chiens offre un regard sur l’intimité d’une meute de canidés ; Canards expose un attroupement d’oiseaux marins qui traverse le cadre à la file indienne ; enfin La lune et la mare observe le reflet de l’astre mort dans l’eau d’un marécage. Dans tous les cas, la caméra fixe se contente d’observer la réalité sans intervention du cinéaste 15 .

André Gaudreault raconte, au sujet des premières tentatives des frères Lumière, que toute « idée pour un film devait envisager un cadre spatio-temporel unique où l’action se déroulerait » 16 . Outre quelques exceptions, les films de la production Lumière étaient uniponctuels et autonomes, pouvant être projetés seuls ou à l’intérieur d’une série dont l’ordre était laissé à la discrétion de l’exploitant. De la même façon, chaque segment du film de Kiarostami maintient généralement une unité de lieu et de temps et, malgré la réticence exprimée par l’auteur dans Making of Five, l’existence de l’œuvre sous forme d’installation muséale confirme également l’autonomie des fragments 17 . Five est donc proprement dit une succession de vues animées, ou « tableaux » comme on les appelait aussi à l’époque du cinématographe. Certains auteurs comparent d’ailleurs les plans du film à une « peinture numérique en mouvement » 18 . Chiens, par exemple, rappelle une observation d’Alain Bergala au sujet des cadres kiarostamiens alors que la frontière entre l’horizon et la mer se confond, faisant basculer l’image en à-plat à la manière des miniatures persanes 19 . Il est évident que le terme « tableau » se prête aussi bien aux paysages Five qu’aux vues uniponctuelles d’origine. Dans Sortie d’usine (1895), les opérateurs Lumière documentent, comme le titre l’indique, la sortie des ouvriers à la fin d’une journée de travail. Pour s’assurer que ceux-ci ne soient pas « distraits par la vue de l’appareil » 20 , on cache le dispositif à distance et l’on filme en toute discrétion. Cette volonté de ne pas signaler la présence de la caméra traduit l’autre facteur décisif dans le tournage d’une vue, soit la préservation du caractère aléatoire du réel. Pour Lumière, le cinématographe est d’abord un instrument à capter la réalité, ainsi toute modification du cours des événements filmés, accidentelle ou maîtrisée, serait une erreur. Parallèlement à cela, le caméscope de Five est lui aussi un « piège à hasard », tentant de croquer le réel sur le vif avec la distance d’un Candid Eye n’ayant d’égard que pour la nature. De ce dispositif, Bois est peut-être l’exemple le plus évident : Kiarostami y installe une situation initiale en déposant une branche fracturée sur la plage puis se met à filmer en attendant que quelque chose se passe. Au bout d’un moment, le hasard se manifeste devant l’objectif qui mémorise le périple en mer du morceau de bois, obnubilé par ces vagues que même le plus astucieux illusionniste n’aurait su dompter. Comme chez Lumière, la préparation profilmique se résume à tendre un piège au réel dont l’on se contente d’observer l’émergence.

Five, making-of, 2003.

D’autre part, le statut du montage, manipulation par excellence du cinéaste, a lui aussi changé dans Five. S’il pouvait autrefois servir à organiser les images sous forme de récit, il ne retrouve ici qu’une fonction synthétique élémentaire, encore une fois semblable au cinéma des premiers temps. En scrutant le catalogue Lumière, Gaudreault décèle de sporadiques traces de montage devançant le langage classique. Parmi les quatre types qu’il énumère, il remarque ces « arrêts sur manivelle », une forme d’ellipse causée par les opérateurs qui, limités à moins d’une minute de piétage, interrompaient momentanément le tournage pour attendre qu’une action plus intéressante à montrer se présente devant l’objectif 21 . On retrouve précisément le même type d’ellipses dans Five : l’utilisation de la caméra numérique permit à Kiarostami de filmer l’entièreté des événements à peu de frais pour ensuite « détacher les moments insignifiants et sélectionner cette image capable de rassembler les moments les plus révélateurs » 22 .

Si le spectateur le plus attentif parviendra à observer l’une de ces coupes discrètes dans Belvédère, c’est dans La lune et la mare que le procédé devient systématique. Cette séquence, tournée sur plusieurs mois, est reconstruite par un montage invisible qui simule l’uniponctualité. De façon semblable, Chiens n’est qu’un segment d’une captation beaucoup plus longue, choisi par l’auteur pour la valeur monstrative de la présence des bêtes. Il y a donc une volonté très claire chez le cinéaste de filtrer la captation pour ne garder que l’action, si minimale soit-elle, à l’instar des interruptions manuelles observées par Gaudreault, mais toujours dans le respect de l’intégrité du fragment. Tandis que dans Close-Up, la caméra participait à un événement qui n’aurait lieu sans elle, la caméra de Chiens se place en retrait et se contente de cueillir « un événement qui se serait produit indépendamment de sa présence » 23 . Pour récapituler, Kiarostami, à la recherche d’un moyen de capturer le réel à l’état pur, arrive avec le dispositif de Five à ce que François Niney appelle le degré zéro de la mise en scène documentaire, ayant pour unique préoccupation, à l’instar des frères Lumière, l’enregistrement de la réalité selon des critères monstratifs. Voyons maintenant en quoi la contemporanéité d’une telle démarche constitue une sorte de parachèvement à rebours du cinéma.

Five, “Chiens”, A.K., 2003.

La monstration à tempo moderne : pédagogie de la vision ?

Si la forme de Five est indubitablement similaire à celle des vues Lumières, certains détails les séparent néanmoins, notamment le regard de leurs publics respectifs. Avec l’avènement du langage cinématographique s’est installé un nouveau régime spectatoriel, différent en tout point de celui en place en 1895. Le cinéphile contemporain a « cent ans de cinéma dans les yeux » 24 et ne s’extasie plus comme autrefois devant les images en mouvement. Il connaît Lucas, Spielberg, Cameron ; son horloge biologique est synchronisée à la vitesse du bombardement d’images de la « monoforme » 25 . Inversement, la monstration des premiers temps captivait les foules synchroniques pour sa simple capacité à reproduire le mouvement, le public s’extasiant du réalisme avec lequel le cinématographe arrivait à représenter l’agitation des feuilles d’arbres virevoltant au souffle du vent 26 . Voilà peut-être toute l’importance, en ce XXIe siècle où le regard est une notion certes bien relative, de filmer pendant un quart d’heure un bout de bois qui flotte sur l’eau : comme de nombreux auteurs modernes, Kiarostami tente de faire table rase de toute préconception pour retrouver quelque chose comme l’émerveillement d’origine du cinéma. Mais pour restaurer cette fascination initiale, l’Iranien devra d’abord faire réapprendre au spectateur à voir, en considérant qu’au cinéma, le réel puisse être une finalité en soi. Si Jean-Luc Nancy rend bien compte que le Kiarostami de Close-Up jusqu’au Vent nous emportera procède à une rééducation du « regard cinématographique comme égard pour le monde et sa vérité » 27 , celui de Five rééduquerait son public à la simple vision, fonction perceptive élémentaire toutefois préalable à cette mise en puissance du regard qu’évoque le philosophe. Car comment offrir l’égard si l’on ne sait d’abord prendre le temps de voir ? Aux grands maux les grands remèdes : alors que les vues Lumière n’illuminaient l’écran qu’une cinquantaine de secondes durant, les plans de Five s’éternisent pendant plusieurs dizaines de minutes. Ainsi, le film est un radical exemple de ces « situations optiques et sonores pures » deleuziennes où le temps cinématographique est libéré de sa dépendance à la narration. Si persiste l’espoir (somme toute superficiel) que « dans cette coïncidence prolongée du temps [du plan] avec le temps du spectateur, quelque chose d’un contact avec le réel finisse par advenir » 28 , la temporalité dilatée des vues de Five permet surtout au public de prendre le temps de se confronter à « l’évidence de ce qui vient à se montrer pour peu que l’on regarde » 29 . Sa curiosité piquée, voire agacée par le minimalisme du dispositif, le spectateur se met à chercher la signification dans chaque cadre, allant jusqu’à se construire des histoires imaginaires par anthropomorphisme, à tort ou à raison. Certes, Kiarostami accueille à bras ouverts toutes les interprétations, mais ce qui l’intéresse d’emblée, c’est de redonner à voir phénoménologiquement le réel, cette infigurable abstraction qui « cesse d’être perceptible dès qu’on tente de la représenter » 30 . En somme, Five est peut-être le premier film de monstration à tempo moderne, la durée étirée des vues prolongeant cette pédagogie sensorielle propre à la modernité. Cela n’est jamais plus évident que lors de la toute dernière séquence du film, La lune et la mare : d’une durée de trente minutes, ce segment est à la fois le plus long et le plus formellement minimaliste d’entre tous. La caméra y observe, dans une obscurité presque totale, le reflet de la lune cachée une fois sur deux par les nuages. Plongé dans le noir, le spectateur écoute la symphonie de bruits nocturnes aussi étranges qu’inquiétants, scrutant chaque soubresaut sur la surface liquide à la recherche d’indices. Après plus d’une demi-heure, le jour finit par se lever et un événement extraordinaire se produit, non pas sur l’écran mais dans la salle : les yeux des spectateurs accoutumés à cette noirceur prolongée se plissent, leurs iris se contractent. Alors que la vue met plusieurs minutes à supporter l’infime lueur matinale, on s’aperçoit que la pédagogie de Kiarostami n’est pas que conceptuelle : elle agit directement sur les sens. Suggérant au spectateur que la réalité qui s’est offerte à lui pendant 74 minutes n’a rien de virtuelle, l’iconophile cinéaste nous fait subir les mêmes désorientations physiques que nous aurions ressenties si nous avions vraiment passé la nuit autour d’un lac.

L’image projetée sur l’écran n’est plus une représentation, c’est « l’accès au réel même » 31 . Un réel concret, palpable, jusqu’à conditionner et agir sur le corps humain. Le dispositif quasi autonome du film permet donc à Kiarostami d’embrasser le postulat bazinien selon lequel la production mécanique de l’image ferait du cinéma un art impartial dont « les virtualités esthétiques résident dans la révélation du réel » 32 . Les vues de Five offrent un regard objectif sur la réalité, débarrassé de la manipulation et de toute forme de préjugé. Tout ce qui subsiste sur l’écran, c’est la nature. Comme Cavell, nous voudrions dire que la photographie ne nous présente non pas un faux-semblant mais « la réalité physique en soi » 33 que seul ce minimalisme peut atteindre. Minimalisme formel, mais aussi (et surtout) ontologique, en tant que condition minimale de l’existence de l’art cinématographique. Five, au fond, se situe en deçà même des Lumière : c’est peut-être le véritable acte de naissance du septième art, une année zéro établie rétrospectivement par un langage cinématographique qui se comprend et se reconnaît désormais comme tel.

Five, “La lune et la mare”, A.K., 2003.

On peut donc conclure que, chez Kiarostami, le constat est clair : le réel à l’écran est un horizon inaccessible vers lequel on doit néanmoins tendre. Le seul moyen éthiquement acceptable de l’effleurer est de se doter d’un dispositif rigide qui réduise à un minimum élémentaire les capacités de manipulation du cinéaste. Après Close-Up qui inaugure officiellement la question réflexive, Le vent nous emportera qui confirme la nécessité d’un nouveau mode de production et Ten qui marque le début de l’épuration, Five permet à Kiarostami de renouer avec la volonté des frères Lumière de montrer le réel tel quel en respectant ses lois du hasard intrinsèques. Qui plus est, l’importante dilatation temporelle qu’offre le numérique permet d’enrichir le concept de monstration par une rééducation sensorielle sous le regard du public contemporain. Ainsi, Kiarostami se présente comme l’un des derniers porte-étendards de la modernité, usant contre toute attente de la technologie numérique pour réactualiser les conceptions d’André Bazin. Ce dernier nous disait par ailleurs que le monde du cinéma est divisé entre deux types d’artistes : ceux qui croient à l’image et ceux qui croient à la réalité 34 . Alors que la prolifération de l’image de synthèse continue de nous faire croire que les adorateurs du simulacre dépassent largement en nombre le second groupe, Abbas Kiarostami persiste et signe : Five confirme à nouveau sa foi inébranlable en la réalité.

Remerciements : André Habib, Michèle Garneau, Sébastien Lévesque.

Notes

  1. Admettons d’emblée le risque de réduire le parcours d’un artiste au chemin sinueux entre vrai et faux à cette ligne droite vers le réel : certes, doute et croyance sont deux phénomènes inextricablement liés dans l’art kiarostamien. C’est en toute connaissance de cause que nous focaliserons spécifiquement sur cette propension vers le vrai, omettant la place accordée au factice dans la démarche. Cela nous apparaît toutefois un mensonge indispensable pour accéder à la « plus grande vérité » de Five.
  2. Burch, Noël. 2007. La lucarne de l’infini. Paris : Harmattan. p.20.
  3. Bazin, André. 2007. Qu’est-ce que le cinéma ?. Paris : Éditions du cerf. p.270.
  4. Dalla Gassa, Marco. 2008. « Au-delà du moderne et du postmoderne : Kiarostami, ou le réel digital » in Abbas Kiarostami : Le cinéma à l’épreuve du réel. Crisnée: : Yellow now. p.77.
  5. Agamben, Giorgio. 2007. Qu’est-ce qu’un dispositif ? Paris : Payot. p.31.
  6. Niney, François. 2002. L’épreuve du réel à l’écran : essai sur le principe de réalité documentaire. Bruxelles : De Boeck. p.297.
  7. Ishaghpour, Youssef. 2008. Kiarostami : le réel, face et pile. Paris : Circe. p.32.
  8. Garneau, Michèle. 2007. « Cinéma, communauté, appareil » in Appareil et intermédialité. Jean-Louis Déotte, Marion Froger et Silvestra Mariniello (dir.). p. 75 à 95. Paris : L’Harmattan. p.87.
  9. Kiarostami, Abbas, Cahiers du cinéma. 2008. Abbas Kiarostami : textes, entretiens, filmographie complète. Paris : Cahiers du cinéma. p.138-140.
  10. Prédal, René. 2008. Le cinéma à l’heure des petites caméras. Paris : Klincksieck. p.100.
  11. Kiarostami 2008, op. cit. p.158
  12. Ibid, p.162.
  13. Prédal 2008, op. cit. p.129.
  14. Burch 2007, op. cit. p.21.
  15. Seul Bois rompt avec l’immobilité, et seul La lune et la mare emploie un montage apparent.
  16. Gaudreault, André. 2009 [1988]. From Plato to Lumière. [Du littéraire au filmique]. p.14.
  17. Présenté au MOMA de New York du 1er mars au 28 mai 2007.
  18. Quintana, Angel. 2008. Virtuel ? : à l’heure du numérique. Paris : Cahiers du cinéma. p.85.
  19. Bergala, Alain. 2004. Abbas Kiarostami. Paris : Cahiers du cinéma. p.84-85.
  20. Pinel, Vincent. 1974. « Lumière, Antologie du cinéma no 78 ». L’Avant-Scène Cinéma, no 147 (mai), p.415.
  21. Gaudreault, André. 1999. « Les traces du montage dans la production Lumière ». L’aventure du cinématographe. Lyon : Aléas. p.302.
  22. Quintana 2008, op. cit. p.84.
  23. Dalla Gassa 2008, op. cit. p.86.
  24. Nancy, Jean-Luc. 2001. Abbas Kiarostami : L’évidence du film. Bruxelles : Yves Gevaert Éditeur. p.15.
  25. Watkins, Peter. 2003. Media Crisis. Paris : Homnispheres. p.36.
  26. Repas de bébé. 1895. Réalisation de Louis Lumière. France. Lumière.
  27. Op. cit. p.15.
  28. Aumont, Jacques. 1989. L’œil interminable. Paris : Séguier. p.59.
  29. Nancy 2001, op. cit. p.19.
  30. Renard, Caroline. 2008. « De la prolongation des plans » in Abbas Kiarostami : Le cinéma à l’épreuve du réel. Crisnée: : Yellow now. p.95.
  31. Nancy 2001, op. cit. p.17.
  32. Bazin 2007, op. cit. p.17.
  33. Cavell, Stanley. 1971. The world viewed : Reflections on the ontology of film. New York : The Viking Press. p.16.
  34. Bazin 2007, op. cit. p.64.