Autour du couple

Eyes Wide Shut

La dernière oeuvre de Stanley Kubrick nous est parvenue avec une réputation injustifiée, emprunte de sexe et de luxure, savamment distillée par la première bande annonce et par les échos que l’on pouvait lire dans la presse à propos de la scène d’orgie. Il n’y a rien de tout cela. Comment pouvait-on croire à toutes ces balivernes en ayant lu le roman d’Arthur Schnitzler, La nouvelle rêvée, dont le film de Kubrick est une fidèle adaptation ? Si Eyes Wide Shut peut déconcerter, c’est sans doute parce que l’auteur de 2001, l’odyssée de l’espace est là où on ne l’attend pas. Eyes Wide Shut n’est ni révolutionnaire, ni conservateur, ni d’avant-garde, ni puritain. C’est un film simple, au sens le plus noble du terme, prenant à rebours tant les naïfs fans du cinéaste que ses zélés détracteurs sur un sujet où l’on pouvait être complaisamment provocateur ou réactionnaire. Le dernier opus de Kubrick est une oeuvre intime, dirions-nous, sensible, délicate, subtile, aussi épurée qu’élégante comme savent le faire les vieux maîtres, sur la fracture qui s’opère dans la cellule de base qui fonde toute la société contemporaine occidentale : la famille, et plus spécifiquement dans sa dimension initiale, le couple. À travers cela, c’est la relation à notre être, à la façon dont nous appréhendons le monde et l’Autre qui est posée, à ce qui nous touche le plus directement dans notre vie de tous les jours et qui nous constitue comme être humain. Les yeux braqués comme nous le sommes vers les gadgets de l’époque et de la mode, nous ne remarquons même plus que ce thème est l’un des plus importants et l’un des plus fondamentaux qui soit. C’est ce qui fait justement la modernité d’Eyes Wide Shut l’un des plus beaux films, l’un des plus sages et des plus matures sur le sujet. Bref, passons sur le coté prétendument sulfureux que la vision du cinéaste démentira radicalement et oublions les perroquets qui répètent ce que le film n’est pas. Ce qui nous renverrait d’ailleurs à son sujet même, le naïf spectateur pris au piège de son propre désir fantasmé. Comment ne pas voir qu’en prenant un couple d’acteur aussi célèbre que Tom Cruise et Nicole Kidman, Kubrick joue ironiquement des attentes du spectateur, investissement, ô combien, fantasmatique ?

Stanley Kubrick avait en tête d’adapter ce roman depuis près de quarante ans. Il n’est pas étonnant qu’il ait développé tout son art de cinéaste en sentant qu’il avait affaire au film le plus intime et le plus risqué de sa carrière, prenant en compte et cristallisant, comme à son habitude, tout ce qui a pu se faire sur le sujet (de Bergman à Antonioni pour ne citer que deux cinéastes) pour n’en retenir que l’essentiel et l’universel. On comprend qu’il ait pris tout son temps pour aborder un tel scénario après douze ans d’absence. Quinze mois de tournage, un travail titanesque sur le jeu des comédiens et sur les dialogues entre autres d’une concision exemplaire. C’est dire à quel point il y tenait et que ce projet n’a pas été entrepris par hasard mais au contraire longuement mûri et réfléchi. Nous sommes loin des sirènes de la mode et de la provocation pure et simple. Beaucoup de critiques (même ceux qui prétendaient aimer les précédents films de Kubrick) se sont élevées contre l’esthétique et la narration du film sans même voir qu’Eyes Wide Shut ne déroge en rien sur ces points aux précédentes oeuvres du cinéaste : même récit linéaire déjouant – comme dans Barry Lyndon – une dramaturgie basée sur le suspense, même clarté et mise à plat du récit, même construction symétrique, mêmes personnages sans « originalité » propre. Certains ont reproché à Kubrick d’avoir pris Tom Cruise et Nicole Kidman. Lui reproche-t-on d’avoir pris Ryan O’Neal pour Barry Lyndon aujourd’hui ?

Si Eyes Wide Shut est singulier par rapport au reste de la filmographie de Kubrick (2001, l’odyssée de l’espace, Orange Mécanique, Barry Lyndon The Shining etc. et chacun d’eux l’est par rapport aux autres), on retrouve ce qui a toujours fasciné le cinéaste : l’irruption de nos pulsions élémentaires derrière un masque de civilité et de bienséance. Si tout oppose 2001, l’odyssée de l’espace et Eyes Wide Shut, tout les réunit dans une thématique diamétralement opposée. Ce n’est plus dans l’espace, l’infiniment grand que nous projette Kubrick mais dans l’infiniment intime, l’infiniment humain, l’infiniment sensible. L’errance ou l’odyssée nocturne de Bill Harford peut certes ressembler à celle de David Bowman dans la nuit intersidérale, le domaine pourtant n’est pas tout à fait le même, ni tout à fait un autre. Dans certains de ses films était déjà esquissé ce qui sera au coeur d’Eyes Wide Shut. Barry Lyndon, The Shining, 2001, l’odyssée de l’espace, entre autres, montraient déjà que les rapports familiaux n’étaient pas complètement étrangers à l’univers du cinéaste. Troublant aussi le rapprochement entre The Shining et Eyes Wide Shut par exemple : si le premier est placé sous le signe de la confusion (vers l’intérieur), le renfermement et la folie de Jack Torrance fait éclater le noyau familial, le second est placé sous le signe de la dissolution (vers l’extérieur), l’errance de Bill Harford manque de faire imploser le couple, tous les deux aboutissant à une perte d’identité et à celle de la frontière entre réel et irréel.

Le film, bien que tiré de la nouvelle d’Arthur Schnitzler, a plus d’un point commun avec un des romans de Milan Kundera, L’identité qui, lui aussi, parle de cette fracture qui s’opère au sein du couple. Dans Eyes Wide Shut, c’est parce que les yeux sont grands fermés que les démons peuvent faire irruption. Chez Kundera, plus radical encore, c’est le lavement de la cornée par la paupière qui peut à chaque instant nous faire perdre le sens du réel (l’image que nous avons de nous et de l’autre) et laisser prise à notre irrationalité au point où réel et irréel se confondent (il y a ici un hommage à Kafka dans les deux cas). Le traitement, certes, est différent mais le sujet, le couple, son image de lui-même et son intimité, est quasiment identique chez ces deux grands artistes. Ce n’est pas un film ou un roman d’une ampleur symphonique comme pouvait l’être 2001, l’odyssée de l’espace ou L’immortalité, mais plutôt une musique de chambre, un quatuor, un duo. Parvenu au sommet de leur art, ces deux auteurs renoncent à une forme complexe, ample pour faire dans l’épure, l’intime, le microcosme, la base et le départ de tout.

Qu’est-ce que l’autre ? Qui est la femme ou l’homme aimé ? Quel est cet être que j’ai choisi et qui m’a choisi, qui m’est donc le plus proche et en même temps le plus étranger ? C’est sans doute cette fascinante question qu’explore Eyes Wide Shut. Ce questionnement fut l’une des grandes conquêtes de la littérature, tout d’abord en ayant posé l’autre comme énigme, comme mystère et d’avoir sans cesse interrogé le désir et ses multiples avatars faisant du roman un moyen de connaissance spécifique que l’on mésestime trop souvent. Cette histoire débuta au XIIe siècle avec l’apparition de l’amour courtois. Des poètes provençaux inventèrent un code d’amour particulier qui, malgré des variations et des métamorphoses, féconda et façonna une sensibilité occidentale de l’amour qui s’est perpétuée jusqu’à nous aujourd’hui mais qui peut disparaître demain dans le plus grand silence. Ce ne sera pas une singulière façon d’aimer qui disparaîtra alors mais à travers elle la relation à notre être et à la façon dont nous appréhendons le monde et autrui.

Dans notre époque « marchandionysiaque » qui « divinise » l’acte sexuel en oubliant qu’elle ne fait qu’idolâtrer l’automatisme de l’instinct, il n’est guère étonnant d’entendre parler plus de sexe et de pornographie que d’amour et d’érotisme et ainsi de voir reléguer Eyes Wide Shut comme un film puritain et sans « vie ». Eyes Wide Shut prend sereinement à rebours toute cette tendance contemporaine pour explorer une vision aussi concrète que fragile de l’amour. L’amour n’est pas recherche d’un double, d’un clone de soi-même à travers l’autre (négation pure et simple de l’altérité) mais reconnaissance et acceptation de la personne aimée, « pari, extravagant, sur la liberté. Non pas la mienne, celle de l’autre. » écrit Octavio Paz dans La Flamme double. L’amour n’est donc pas cette reconnaissance narcissique d’une image de soi-même à travers l’autre mais au contraire renoncement à cet immature dédoublement que le film emblématise en opérant une confusion entre réel et irréel. C’est cette voie que prolonge Eyes Wide Shut en interrogeant le lien amoureux qui unit Bill et Alice et du péril qu’il y a à le sacrifier. Car si l’être dont on est épris est irremplaçable, il ne s’agit pas non plus de le fantasmer mais de laisser advenir sa pure présence, sa pure réalité concrète, étrangère à nous-mêmes, sinon on risque de remodeler l’autre à l’image de notre idéal.

William Harford, médecin, sa femme Alice et leur petite fille Helena vivent à l’aise, dans un luxueux appartement. Un couple américain classique, en apparence banal, reposant sur des normes sociales bien assises. Dès la première scène, nous assistons à leurs préparatifs pour aller à une somptueuse réception organisée par le magnat Ziegler. Dès la première image, Kubrick nous montre rapidement, de dos, le corps dénudé d’Alice. Un plan d’une grande beauté érotique, composé avec une « ivresse » de la géométrie et des couleurs (rideaux rouges, murs jaunes, robe noire d’Alice, colonnes). Érotique au sens où Kubrick ne se fait ni insistant, ni platement trivial comme on se complaît à le faire souvent aujourd’hui. Cette femme si belle, Bill ne la voit plus. Alice lui en fait la remarque dans la salle de bain, lieu nullement anodin où tout se joue. Auparavant, Bill avait aperçu Alice assise sur la cuvette des W-C, se relever et s’essuyer. Moment intime, contrepoint du tout premier plan, car aussi beau que soit le corps de l’aimé, notre amour est confronté jour après jour à la matérialité de celui-ci, à son vieillissement, à sa fonction mécanique et triviale, à cette lancinante promiscuité guère poétique en soi. Bill ne magnifie plus le corps de sa femme retombé à ses yeux dans la sphère de la banalité et du quotidien. Où est donc cette frontière où l’être aimé retombe et bascule dans la banalité ? Où est la frontière où l’excitation et l’amour s’épuisent pour devenir indifférence ? On peut dire que tout Eyes Wide Shut se joue ici, dans ce point de départ impalpable.

La réception chez les Ziegler marque la première étape de la désagrégation du couple avant sa renaissance finale. Kubrick s’est toujours attaché à nous montrer les rapports sociaux stéréotypés, les échanges cordiaux convenus, les conversations polies, les discours creux, ces instants où l’être humain est sans cesse en représentation dans l’espace public, pour pointer du bout du doigt tout ce qui en fait la dissimulation, le simulacre et le leurre. Non pas pour les dénoncer purement et simplement en tant que tels (peux-t-on imaginer des rapports humains sans cela ?) mais au contraire pour en souligner l’essentialité, tout ce qu’il y a de spécifiquement humain dans ces comportements. Revoyons l’instant où Bill et Alice rencontrent les Ziegler et celui où Sandor entreprend Alice par exemple. Bref, tout ne tient qu’à un fil, et c’est bien ce qui va se passer dans cette première et remarquable séquence, scène à visage découvert opposée, parallèle et préfiguratrice de celle aux visages masqués de l’orgie placée au milieu du film, deux scènes d’ailleurs d’une durée similaire.

Ici, on danse, on boit, on drague, on badine, on lutine. D’un coté, Bill est aux bras de deux ravissants mannequins qui lui proposent à mots couverts une escapade sexuelle sous la forme d’un nirvana, ici en l’occurrence « aller jusqu’au bout de l’arc en ciel » (Rainbow qui est aussi le nom du magasin de costumes), figure idyllique qui gouverne le personnage immature de notre médecin tout au long du film. De l’autre coté, sa femme, Alice danse avec un homme mûr d’origine hongroise. Le champagne aidant, elle se laisse griser, fascinée par la séduction raffinée que déploie cet homme pour parvenir à ses fins. Elle est prête à succomber mais se raccroche en dernier lieu, par la parole, à son alliance, à son état de femme mariée, ce qui ne fait que renforcer le désir de son cavalier. Peine perdue, elle ne cédera pas. Éblouissant jeu de Nicole Kidman dans ce numéro de femme oscillant entre désir et retenu. D’un autre coté encore, cette séquence va être « contaminée » par des éléments morbides quand Bill doit intervenir auprès d’une femme, Mandy, victime d’une overdose pendant une partie de jambes en l’air avec Ziegler. Drogue, luxure, prostitution constituent l’autre versant de la réception. Tout se passe encore dans une salle de bain, lieu emblématique chez Kubrick de ce qui sommeille toujours derrière une apparence clinique, enjouée, festive (rencontre entre Grady et Jack dans The Shining, tuerie dans Full Métal Jacket). Dès le lendemain, le couple va se fissurer au cours d’une âpre confrontation. Cette scène, d’une rigueur et d’une concision magistrales, montre qu’Alice en sait bien plus sur l’ambiguïté inhérente au désir humain que son mari. C’est bien pour cela qu’elle a su résister à Sandor à la réception chez les Ziegler. Après le champagne, voici le joint : celui-ci n’offre pas un tremplin au délire mais au contraire à la vérité.

Alice a cru que Bill draguait les deux mannequins ; celui-ci affirme qu’il n’en a rien été et demande, en retour, avec qui sa femme dansait : « Un ami des Ziegler. Ce qu’il voulait. Baiser… À l’étage. D’urgence… » répond-elle. Bill trouve cela compréhensible et commet une première erreur. Alice s’étonne que la seule envie qui pousse un homme à lui parler soit l’envie de baiser. Son mari avoue que les hommes sont tous un peu comme cela. Alice, en remarquable dialecticienne, en conclue que Bill avait envie de faire l’amour avec les deux femmes. Ce dernier rétorque qu’il y a des exceptions. « Qu’est-ce qui fait de toi une exception ? » réplique Alice. On peut entendre ici : pourquoi t’ai-je élu si tu es semblable à tous les autres ? Bill invoque qu’il est marié et qu’Alice est sa femme. Terrible aveu qu’il n’est pas une exception. À la limite, si Bill l’avouait, Alice s’en tiendrait là mais hélas, il s’enfonce de plus en plus dans le mensonge. Elle cherche à fissurer la carapace de son mari, à faire éclater sa fonction sociale derrière laquelle il se dissimule, pour lui faire avouer l’ambiguïté de son désir, notamment quand Bill accueille dans son cabinet de belles patientes (Kubrick a bien pris soin auparavant de nous montrer notre médecin en train d’ausculter une ravissante créature aux seins nus). « J’essaie simplement de savoir où tu te situes. » dit-elle. Rien à faire, il ne cède pas et déclare naïvement que cette tentation est absente chez lui. Il va même jusqu’à entériner des généralités comme l’inconstance des hommes et le rôle prédéterminé des femmes, se limitant à la sécurité et à l’engagement. Alice lui rétorque : « Ah, les hommes si vous saviez… ». Lorsqu’elle lui demande s’il a été jaloux, Bill répond qu’il est sûr de sa fidélité. Alice ne peut qu’éclater de rire : tout bascule. Elle lui révèle alors qu’un jour, elle a échangé un regard avec un bel officier de marine et qu’elle a fantasmé sur lui. Elle était prête à tout laisser tomber et à partir avec cet homme mais il n’est pas réapparu. En même temps, elle dit : « Tout, et pourtant c’était étrange, parce que en même temps tu m’étais plus cher que jamais et à cet instant, mon amour pour toi était à la fois tendre et triste ».

Phrase remarquable et bouleversante. Non seulement, Alice assume totalement cette ambiguïté fondatrice et se la reconnaît, mais pose une douloureuse équation existentielle. Aimer suppose d’élire un seul être parmi la multitude (cet être est exceptionnel à nos yeux) et de construire sa vie avec lui. En même temps, ce choix unique est lourd d’engagement sur le long terme car il inclut de se confronter à l’habitude, la répétition et au quotidien, de résister à la tentation omniprésente de la valse du monde extérieur (quand la société ne l’accentue pas d’une manière démesurée à chaque coin de rue). D’un côté, il y a l’amour que nous voulons vivre toute une vie, et de l’autre, le tourbillon effréné des désirs éphémères. Opter pour l’un ou pour l’autre nous met à chaque fois en porte-à-faux sur ce que nous désirons vraiment. Choisir l’amour et nous voilà exclus du monde des tentations ; choisir le monde des tentations et nous voilà exclus du songe rêvé de l’amour. Alice comprend qu’aimer, c’est faire un choix personnel, exclusif (c’est transformer sa vie en destin), tandis qu’aller d’objet en objet, c’est n’étreindre que du vide dès lors qu’ils se laissent posséder, c’est se perdre dans le tourbillon de la banalité et de la multitude. Elle se rend compte que son amour pour Bill est fondamental, qu’il est l’homme de sa vie malgré tout, choix singulièrement éclairé par son désir irrationnel pour un inconnu. On comprend encore mieux pourquoi elle s’est refusée à Sandor.

À cette révélation, Bill pâlit. Pourtant, sa femme ne l’a pas trompé. Tout n’a été que fantasme. C’est pourtant ce simple fantasme et non une réalité vécue (rentrer dans sa chambre et découvrir sa femme au lit avec un inconnu) qui va fissurer la carapace de Bill, quelque chose d’impalpable mais d’essentiel, l’image faussée et idéalisée qu’il s’est faite de lui-même et de l’autre, ne reposant sur rien de concret. Bill ne l’accepte pas, devient jaloux et veut tromper sa femme comme il croit lui-même qu’il a été trompé. Un coup de téléphone interrompt la discussion. Perturbé, Bill met du temps à répondre. Il apprend qu’un de ses patients, Lou Nathanson, vient de mourir et se rend chez lui. Là, il rencontre sa fille, Marion. Celle-ci, devant le cadavre de son père, n’hésite pas à déclarer sa flamme à Bill qui refuse cette audacieuse avance. À cet instant, Bill est dans une position ambivalente car si sa femme a voulu un jour le tromper avec un autre, voilà qu’une autre femme veut tromper son mari mais avec lui ! Situation similaire mais décalée. Or – et Kubrick se fait ici d’une grande subtilité – quand Bill aperçoit Carl, le futur mari de Marion, ce dernier lui ressemble étrangement ! Marion ne veut plus se marier avec Carl mais est prête à partir avec une copie, avec son double.

Aspiré par son obsession et son ressentiment, Bill va être confronté à tout un catalogue de tentations sexuelles, de la plus simple à la plus fantasmatique. Kubrick, ironiquement et soigneusement, répertorie tous les fantasmes de la tromperie et de la transgression afin de tenter son personnage. À chaque fois, soit il le « retient » au dernier moment pour lui éviter de commettre l’irréparable, soit il le met en situation d’échec : l’adultère (Marion), l’amour vénal, la prostitution (Domino), la pédophilie (la lolita du marchand de costumes), l’homosexualité (le réceptionniste de l’hôtel), la nécrophilie (dans la morgue avec Mandy), et l’orgie, la partouze où l’indifférenciation atteint son point culminant. Bill, alors, n’aura plus qu’à retourner à la maison après avoir en quelque sorte expérimenté l’inutilité et la vacuité de ces tentations. C’est sans doute cet aspect du film qui a été considéré par beaucoup comme puritain, après avoir confondu au passage mariage et norme bourgeoise. Bill qui se faisait de lui-même et de sa femme une image édulcorée, prenant cette image de lui-même et de sa femme pour la réalité, le voilà prêt à tromper Alice avec la première venue, n’importe laquelle, ou plutôt : avec la première venue qui ne soit pas Alice. C’est-à-dire encore avec de pales copies de sa femme, des doublures inavouées. Non seulement le fantasme d’Alice n’est jamais devenu réalité concrète mais Bill est contaminé par le fantasme de sa femme en voulant le rendre effectif dans le réel. C’est dire qu’ici, la transgression, l’adultère, loin d’être un désir véritable pour telle ou telle femme, sont dominés par un modèle au point de le singer et de nier son influence en le sacrifiant. Plutôt des duplicata que l’original et on le comprend d’autant mieux puisque l’original n’a pas été reconnu pour ce qu’il est. Insupportable fardeau de sa propre responsabilité pour fuir dans l’indifférencié. Kubrick n’offre aucune vision puritaine et met concrètement Bill en face de ces séduisantes et consensuelles transgressions, quête vaine et sans fin. Kubrick interroge le désir et ses avatars et montre bien qu’il n’y aucune raison de sacrifier la personne aimée si elle est aimée. Avant de la trahir, nous suggère-t-il, il serait plus sage de s’interroger sur cette volonté de transgression que l’on idéalise alors que cet « arc en ciel » n’est aucunement garant d’une mythique libération ou délivrance. Au contraire, c’est ce passage à l’acte qui risque de se révéler dramatique au final car on ne tue jamais des doubles ou des fantômes, on sacrifie toujours sans s’en rendre compte la personne dont on s’est inspirée. C’est tout le cheminement que Bill va devoir parcourir et reconnaître à ses yeux et ce pourquoi Kubrick « retient » son personnage à chaque fois de commettre l’irrémédiable. Avons-nous compris le risque qu’il y a à sacrifier une personne que l’on a élue, que l’on aime à l’exclusion de toutes les autres ? Qu’en est-il de notre responsabilité envers cette personne ? Il y va ni plus ni moins de notre identité. La relation est-elle achevée ou non ? Pour Bill, et encore moins pour Alice, elle est loin de l’être.

Il faut dire ici que l’interprétation de Tom Cruise (acteur certes limité mais Kubrick a su l’utiliser pour le rôle) est remarquable, sobre, simple en même temps que légèrement décalée, voire artificielle dans les intonations, créant là aussi un mélange de réalité et d’irréalité. On a la nette impression que Kubrick a pris un malin plaisir à faire d’une star hollywoodienne une figure désincarnée, un pantin brandissant sa carte de visite comme ultime preuve d’identité, bref d’en faire une figure masculine impuissante et immature. Contrairement aussi à l’image trop virile que l’homme s’est faite de lui-même, de celui qui n’a pas peur d’être obscènement sexuel, de ne « penser qu’à ça », alors que la femme, si elle n’en pense pas moins, a la pudeur de n’en pas faire une pompeuse publicité. Bill, homme sans qualités, est médecin mais il est bien le personnage le plus mal loti pour soigner les maux du corps et de l’âme. À l’opposé, le personnage d’Alice n’en est pas moins fondamental. Elle est secrète, énigmatique, bien plus mûre que son mari, beaucoup plus ancrée dans la réalité et la sexualité que lui. Elément perturbateur, Alice est la figure lucide de tout le film.

Après Marion, Bill est accosté par la belle prostituée Domino (nom qui évoque le déguisement), si belle (et choisie pour telle) qu’il est difficile de résister à son charme. Et il est à deux doigts de succomber quand Alice l’appelle sur son téléphone portable. On voit bien, ici, que Bill hésite, est indécis, qu’il n’est pas lui-même. S’il avait vraiment envie de tromper sa femme ou s’il ne l’aimait plus, le coup de téléphone de celle-ci ne le ferait renoncer en rien. Bill retrouve son ami Nick Nightingale, qu’il avait rencontré par hasard à la soirée chez les Ziegler, au Sonata cafe. Au cours de la discussion, celui-ci avoue qu’il joue les yeux bandés dans une réception hors du commun : des hommes font l’amour à des femmes, plus belles les unes que les autres. Bill parvient à obtenir le mot de passe de cette réception, « Fidelio », qui fait référence à Beethoven mais surtout au thème de son opéra, la fidélité ! Choix nullement dû au hasard car dans celui-ci, il y va aussi d’une histoire de déguisement et de masques dont le héros s’appelle Florestan comme dans la nouvelle de Schnitzler. Le contrepoint opéré par Kubrick est délicieusement ironique, car c’est ce mot de passe qui donne accès à un monde obscur, à une société secrète et orgiaque, séquence qui apparaît comme la cristallisation de toutes les positions sexuelles archétypales qui hantent l’imaginaire humain depuis l’aube des temps. Monde lui-même théâtralisé, masqué, tout à la fois réel et fantasmé par Bill. Mais auparavant, Bill va devoir trouver un déguisement. Il se rend dans un magasin intitulé Rainbow et rencontre son propriétaire, Milich et sa fille. En entrant dans le magasin, Milich note que les mannequins ont l’air vivant. C’est très précisément là que Kubrick veut en venir. Nouvelle étape dans la perte d’identité de Bill. Il est de moins en moins lui-même. À chaque défaite ou hésitation dans le passage à l’acte, il se donne un obstacle plus grand à franchir. Ici, il n’a plus qu’à revêtir un masque pour que son identité disparaisse totalement et qu’il devienne semblable à tous les autres, littéralement non-identifiable. Sans identité.

Il faut s’arrêter maintenant sur la figure du double qui envahit toute la structure du film, répétant le motif fondamental du couple. Eyes Wide Shut est, à cet égard, d’une symétrie et d’une géométrie étourdissantes : deux parties, deux réceptions, deux prostituées (Domino et Sally), deux mannequins au bras de Bill, les lieux visités deux fois, la nuit et le lendemain, deux travestis japonais, Milich et sa fille, Marion et Carl, etc. À ces dédoublements répondent, précisément comme dans un miroir (Alice, référence à Lewis Carroll) les figures du masque, du déguisement, de la mascarade. Tout le film ne fait référence qu’à un statut social, un uniforme que l’on porte sur soi, comme un masque auquel on se raccroche et derrière lequel on s’oublie : la mère de famille, l’officier de marine, la prostituée, le costumier, les mannequins, le pianiste, Bill, le médecin et sa carte de visite passe-partout…

Cette phrase de Milich montre très bien que nous avons glissé subrepticement, si on peut dire, dans un autre monde, l’irréel où tout ce qui est double, mannequin, automate semblent plus « vivants » que les êtres de chair et de sang. Souvenons-nous de ce que veut voir à la télévision la fille de Bill, Helena, au début du film : Casse-noisette. Que raconte l’histoire de Casse-noisette (tiré d’un conte d’E.T.A Hoffmann ; Freud dans L’Inquiétante étrangeté part aussi d’un conte de ce romancier, L’Homme au sable) ? À Noël, une petite fille reçoit en cadeau un casse-noisette et pendant la nuit elle lui rend visite. C’est alors que dans le salon, les jouets commencent à s’animer et que les souris sortent du plancher. Une bataille s’ensuit et Casse-noisette tue le méchant roi des rats. Quand Clara se réveille le lendemain, Casse-noisette s’est transformé en prince et raconte son aventure : la Reine des souris a jeté un sort à une princesse qui a été transformée en poupée. Pour briser ce sort, il faut qu’un homme casse une noix avec ses dents en fermant les yeux. Le prince s’est rendu au château et en accomplissant cet exploit, une souris lui a fait ouvrir les yeux. La princesse est bien redevenue humaine mais les souris ont transformé le prince, en poupée, en casse-noisette. Pour que le prince redevienne un homme, il fallait qu’une jeune fille l’aimât : ce fut Clara. Étonnante cette histoire d’objets inanimés qui prennent vie, redeviennent choses, reprennent vie grâce à l’amour. Cela ne fait-il pas penser aussi à A.I. (Spielberg) et Pinocchio ? Tout Eyes Wide Shut est là. Il suffit de transposer. À la fin du film, Helena, à la veille de Noël, dans le magasin de jouets, montre à ses parents… une poupée Barbie.

Souvent, nous sommes sûrs d’être en phase avec le monde dans lequel nous vivons ; souvent, nous sommes certains que les gens que nous connaissons sont réellement ce qu’ils sont. Pourtant, très souvent encore, avec le recul, nous constatons que ce que nous avions pris pour réel n’était qu’une erreur, une illusion, en somme que le réel n’était pas vraiment le réel, que nous l’avions fantasmé. Sentiment troublant et impalpable où le réel et son double se superposent en quelque sorte. Là encore, où est la frontière, le point de bascule entre l’un et l’autre ? Inquiétante étrangeté chère à Sigmund Freud, qui, dans l’essai L’Inquiétante étrangeté, met en lumière les processus qui conduisent au fait que ce qui paraissait familier devient angoissant, troublant. Ce dédoublement du réel, cette indécision entre réel et irréel, c’est bien ce que vit Bill tout au long du film. Ainsi, après qu’Alice lui ait révélé son expérience, Bill est torturé par une banale imagerie : sa femme couchant avec l’officier. Il n’a plus qu’une chose en tête : trahir Alice et passer à l’acte pour se venger. Mais de quoi se venge-t-il puisque cette obsédante imagerie ne repose sur aucune réalité ? C’est cette petite chose banale et humiliante qu’il s’est soi-même inoculée, cette triviale imagerie, cette confusion indicible entre le réel et sa représentation imagée qui est, en fin de compte, le moteur déclenchant. C’est bien cette banalité qui est proprement humaine et que le film met en lumière. C’est cette même banalité qui nous menace constamment dans la manière dont nous appréhendons le monde car, non seulement elle nous échappe pour s’être constituée sans que nous la téléguidions consciemment, mais elle en dit long sur ce qui déclenche le passage à l’acte, l’irrémédiable.

Cette omniprésence du masque, des mannequins, dans toute la filmographie de Kubrick ne cesse d’interroger ce rapport dialectique entre l’animé et l’inanimé, le vivant et le mécanique (Orange Mécanique), l’humain et le robot, le réel et son double (Clément Rosset), la réalité et ses artefacts, décliné de différentes façons et dont le docteur Strangelove serait un symbole assez représentatif tout comme les G.I dans Full Métal Jacket. Cette indécision fondamentale n’est pas une vaine figure. Eyes Wide Shut l’emblématise dans son traitement tout aussi bien au niveau intime qu’au niveau historique. Le cinéaste a toujours mis en lumière et critiqué cette volonté de l’être humain de se dépersonnaliser et de dépersonnaliser son prochain, de chosifier en un mot le monde en le soumettant à une idéologie ou à une simple logique instrumentale, complice des épisodes ensanglantées de l’Histoire. Plus l’homme se targue de raison, plus il est en proie à l’irrationnel pourrait-on dire. Ce n’est pas seulement le propre de 2001, l’odyssée de l’espace qui l’abordait sous un certain angle avec ses scientifiques et astronautes, bipèdes dépassés par leur invention. On comprend sans doute mieux pourquoi Kubrick était fasciné par le sujet de A.I. (projet qu’il ne pourra lui-même mener à terme, hélas), un petit garçon, un robot, une réplique en tout point d’un être humain qui se demande (il y a là un renversement total et dialectique de l’ordre des choses) qu’est-ce qu’être un homme ?

Toute la mise en scène d’Eyes Wide Shut est, à cet égard, d’une cohérence vertigineuse. Les éclairages rappellent The Shining, les décors, le grain de l’image, etc., créent un univers concret, quotidien et à la fois totalement onirique au point où non seulement l’on ne sait plus si l’on est dans la réalité ou dans l’imaginaire, mais aussi si l’on est dans le présent ou dans le passé. Il est révélateur que le film dont l’action se situe de nos jours à New York se retrouve avec une esthétique en décalage avec ce que l’on pouvait en attendre. Il est très net qu’il ne se départît pas de cette esthétique volontairement surannée, rétro, avec une prédominance pour les couleurs jaune-orangé, rouge et bleu, chargé comme les dizaines de tableaux qui ornent les murs de l’appartement des Harford. Si le film confond le rêve et la réalité au point où les deux sont indiscernables, il confond aussi bien Vienne et New York, le monde ancien et le monde contemporain comme si, au fond, peu de choses avaient changé en un siècle et que l’Histoire n’attendait que de se répéter. Stanley Kubrick n’adapte pas un roman de Schnitzler dans notre monde présent par hasard. La valse de la suite de jazz N°2 de Chostakovitch (tiré de sa Seconde suite pour orchestre de jazz) l’annonce dès le générique, musique unissant deux points géographiques, New York et Vienne (le jazz et la valse), le contemporain et l’ancien, l’américain et l’européen, le sujet du film et le roman de Schnitzler. À la réception chez Ziegler, le dialogue, à cet égard, est très net. Le cavalier d’Alice ne manque pas de rappeler sa nationalité : « Je m’appelle Sandor Szavost. Je suis hongrois. » En contrepoint Alice lui répond : « Je m’appelle Alice Harford. Je suis américaine. » Outre le mot de passe, Fidelio, Kubrick place une autre allusion en la personne de Milich, le vendeur de costumes, un nom d’origine slave et à l’accent qui ne l’est pas moins. Tout comme, la scène d’orgie avec ses masques n’est pas sans rappeler les bals masqués, les carnavals de la Vienne de l’époque. Allusion au cercle, une des figures géométriques favorites de Kubrick que l’on retrouve dans cette séquence à un moment où les personnes masquées sont disposées en rond ou encore dans 2001, l’odyssée de l’espace avec la grande roue dans l’espace qui n’est pas sans évoquer celle du Prater de Vienne (pour rendre cela plus explicite, Kubrick y a ajouté la valse Le beau Danube bleu de Johann Strauss). Sans parler de la fluidité du film qui rappelle celle du cinéaste Max Ophuls, autre viennois que Kubrick adorait, avec ce recours aux plans séquences et aux travellings avants et arrières, imprégnant l’ambiance d’une constante tension, d’un rythme lancinant et d’une musicalité envoûtante afin de recréer cette déambulation poétique et angoissée, réelle et rêvée.

Car, comprenons-nous bien, cette chosification ne peut se comprendre que sur un plan strictement humain (dans un premier temps du moins) et fondé sur ce qu’il y de plus « humain » en l’homme, c’est-à-dire sa sensibilité, et non comme un homme envisagé comme un artefact, un robot. Kubrick vise ici le cœur du problème en indiquant que ce dédoublement repose aussi sur l’émotion, et que ce moment où le vivant devient mécanique a pour effet d’effacer la complexité du monde et des êtres et de nous jeter dans l’univers simpliste des clichés, des fantasmes et des représentations. Quelle est donc la frontière où la sensibilité, l’émotion deviennent mécanisme sans âme, semblable à une routine informatique ? Voilà la question cruciale. Songeons au Casanova de Fellini où le célèbre libertin, passant mécaniquement de femme en femme, entendons d’objet en objet, de chose en chose, en vient à coucher avec un automate sans plus se rendre compte de la différence qu’il y a entre un être et un artefact. Ainsi, au moment où nous croyons être plongés dans la vie, nous sommes devenus des marionnettes pulsionnelles. Au moment où l’on divinise l’acte sexuel, pour ne pas voir la solitude glacée qui l’entoure, on ne fait qu’idolâtrer l’automatisme de l’instinct (un film porno ne ressemble-t-il pas à une vaste usine à piston ?). Nous avons abdiqués de notre singularité. Il y a quelque chose ici de difficile à concevoir et certes, il peut paraître « terrible » de parler d’êtres humains et d’assimiler ceux-ci à des pantins émotionnels. Pourtant, si on peut créer chez l’homme une telle adhésion mécaniquement sentimentale, ce n’est pas en dehors de la sensibilité qu’il faut la chercher mais bien au coeur de celle-ci. Sinon comment expliquer qu’on puisse comme dans Full Metal Jacket transformé des G.I en automates charnels, en robots sensibles (Hal 9000 dans 2001, l’odyssée de l’espace en est une figure emblématique) ? On comprend mieux pourquoi Kubrick adopte un style et une mise en scène non-romantique et a-sentimentale, sa froideur diront certains, pour éviter de tomber dans le piège lyrique qu’il critique. C’est bien ce qui arrive à Bill dominé par sa machinale jalousie et par l’image kitsch qu’il s’était faite de lui-même et du monde, prêt à sacrifier l’amour d’Alice et le sien envers elle. Tel le prince de Casse-noisette, il doit redevenir véritablement vivant, n’avoir plus les yeux grands fermés. Voilà, en somme, ce qui menace l’homme, ce dédoublement fantasmatique de lui-même et des autres pour se perdre dans la non-identité, dans la foule, l’indifférencié, le magma de la multitude, tout en croyant être dans le réel et dans la vie au même instant. Aussi bien dans son intimité que sur le plan social et historique. Et c’est précisément l’orgie qui va symboliser cette perdition de l’être.

Cette scène a fait parler d’elle et à tort car on n’y voit pas grand chose de sulfureux au point de choquer. Il suffit d’ailleurs de prononcer le mot orgie pour que les esprits s’échauffent. À ce titre, on ne pourra qu’être déçu de ce qu’on y découvrira. Là encore, la légende selon laquelle Kubrick aurait voulu faire un film pornographique se retrouve démentie. À la vision d’Eyes Wide Shut, cette « idée », si cela peut être même une idée, est complètement battue en brèche. Certains trouveront ridicule cette scène mais ils n’y verront pas ce qui en fait l’essentiel : la théâtralisation, le rituel, le sacrifice, la juxtaposition réel/imaginaire, cette fameuse inquiétante étrangeté (rêve éveillé) voulue par Kubrick et que l’on retrouve dans toute sa filmographie. Cette scène est découpée en deux éléments a priori opposés : l’orgie à proprement parler où des couples copulent dans différentes positions, et d’autre part la représentation stylisée qui en est faite (Kubrick a fait appel à des chorégraphes pour donner à ces copulations le mouvement d’une danse). On note que ces couples sont comme en représentation devant une assistance masquée, comme s’ils étaient sur une scène de théâtre. Même les copulateurs sont affublés d’un masque donnant à la séquence une coloration irréaliste et spectrale. Ironie suprême, un passage est ponctué par la chanson romantique Strangers in the night ! Strangers, les étrangers. Normalement, une orgie, une partouze, c’est justement le lieu où tous les « masques » tombent, où tous les tabous cessent, où tous les interdits s’effritent, où la luxure, l’obscène s’y déversent à flot. Ici, nous avons le contraire : tout le monde est masqué et l’orgie est rigoureusement codifiée et ritualisée. Son aspect cérémonial et sacrificiel n’est là que pour souligner la mécanique de cette ivresse charnelle, celle de leurs adhérents. L’indifférenciation, la perte du moi et d’identité atteignent leur comble. Nous ne sommes plus nous-mêmes mais nous sommes semblables à tous les autres. Nous sommes devenus les autres, des doubles les uns des autres. Étrangers. Autrement dit personne dans cette inquiétante promiscuité des corps sans nom et sans visage. Ces interdits qui tombent, ces tabous qui s’effritent, loin d’être une quelconque libération, c’est la non-identité absolue. Bill traverse, portant un masque, cette orgie comme s’il déambulait dans son propre imaginaire, comme dans une scène de théâtre. Depuis le début pourrions-nous dire. Au cours de toute sa déambulation, Bill est plus spectateur qu’acteur, pantin déphasé. La mise en abîme de Kubrick n’en est que plus époustouflante : s’il met en lumière le danger qu’il y a à dédoubler le monde, c’est par le moyen de l’art, le cinéma, une représentation « artificielle », qu’il nous fait comprendre cette doublure mensongère. Bill va devoir payer justement son intrusion, en étant démasqué, et manquera de peu d’être dénudé. Il sera expulsé. Une femme dans l’assistance va se sacrifier pour lui.

Le lendemain, ce qui était tentation gratifiante (miroir aux alouettes ou arc en ciel), soufflée par la jalousie, est devenue désillusion amère. Toutes les envies sexuelles abordées durant la nuit se transforment en signes de solitude, de vide et de morbidité : Marion n’est pas là (c’est son mari qui répond au téléphone), la prostituée est séropositive, Mandy est découverte morte, le manoir de l’orgie est inaccessible, Nightingale a disparu et a été malmené et la Lolita est ouvertement prostituée par son père. Le parcours inverse et dégrisé de Bill le renvoie à un réel qu’il n’a jamais voulu prendre en compte ou qu’il a idéalisé. Quittant l’orgie, Bill rentre chez lui et surprend Alice en train de rire pendant son sommeil. On glisse imperceptiblement de la réalité au rêve, du rêve à la réalité au point où les deux sont intimement enlacés. Alice se réveille et raconte son cauchemar à son mari : elle était en sa compagnie mais se trouvait mal à l’aise. Bill a disparu et l’officier de marine a surgi. Alice a fait l’amour avec lui puis avec des dizaines d’autres hommes. Elle voulait humilier Bill et s’est alors mise à rire. C’est à ce moment-là que Bill l’a réveillée ! Autre orgie, autre partouze mais celle-ci est onirique. On peut dire qu’Alice et Bill ont un parcours identique mais symétriquement inversée : Alice, les yeux grands fermés, dort et rêve d’une partouze alors que Bill, dans la réalité, les yeux grands ouverts, va à une partouze comme dans un rêve éveillé. Emboîtement parfait et complémentaire. Le titre du film, Eyes Wide Shut (Les yeux grands fermés), joue sur cette ambivalence : l’oeil, le regard et l’expression « grand fermé » qui surprend mais qui évoque par rebond le mot ouvert, et par ricochet l’indécision entre ce qui est réel et irréel, l’irréel quand on dort les yeux fermés et le réel quand on a les yeux grands ouverts. Une autre scène importante arrive un peu plus tard. Bill se sert une bière dans le frigo et regarde Alice en train d’aider sa fille à résoudre un calcul. On réentend le monologue d’Alice racontant son cauchemar. Ce plan est crucial car il met à mal l’image idyllique de la mère de famille, belle et heureuse, en train d’éduquer son enfant. S’y oppose une autre part de son être réel, fait de complexité, de trivialité et d’ambiguïté. Bill commence à dessiller les yeux, à entrevoir le réel et à éliminer son double.

La scène de billard – peut-être ce qu’il y a de moins accompli dans le film – est très révélatrice aussi de ce dessillement. Tout ce que Bill a pris pour argent comptant, pour réel, est pur fantasme. Il n’y a pas de doute, tout ce que lui dit Ziegler est exact. Bill a tout imaginé. Quoi de plus étonnant après cette scène que de voir Bill s’effondrer, pleurer quand il aperçoit le masque, celui qu’il portait lors de la partouze, posé sur le lit conjugal à côté de la femme qu’il aime ? Comprenant, pour la première fois et sans vanité, l’illusion dont il a été victime, il vit cet instant important et crucial, toucher à la réalité de notre être. Le retour de Bill dans la réalité va être tout d’abord amer et désenchanté, désenchantement d’autant plus cinglant que l’illusion a été puissante. Mais, peu à peu, il reprend corps avec lui-même, il s’arrache de son illusion. Il peut littéralement réinvestir son être auprès de sa femme Alice, charnellement, corps et âme, et non plus arborer un simple masque.

Le plan suivant, sans transition, sur le visage d’Alice, les yeux injectés de sang et les traits tirés, est remarquable et d’une rare force visuelle. Il indique bien qu’une longue nuit d’explication (belle ellipse) a eu lieu et a été nécessaire pour que chacun se comprenne, face à face et sans masque. Après ce moment intime et pudique, Kubrick nous plonge sans transition encore dans la foule d’un grand magasin à la veille de Noël. Le couple est à un instant crucial de son histoire. Alice prend acte de ce qui s’est passé : « Je crois que nous devrions être reconnaissants… Reconnaissants d’avoir réussi à survivre à toutes nos aventures… qu’elles aient été réelles ou imaginaires. » L’important, note Alice, « est que nous soyons réveillés et espérons-le pour très longtemps. » Les yeux grands ouverts. Bill qui n’a pas tout à fait compris la leçon que le réel lui a donnée, encore naïf et fraîchement sorti de son illusion, ajoute : « Pour toujours ! » Alice, plus lucide, indique qu’elle n’aime pas ce mot qui lui fait peur et réaffirme son amour pour Bill. Il y a une chose qu’ils doivent faire ajoute-t-elle : baiser. Le mot claque. Eyes Wide Shut s’achève sur ce mot cru, nullement romantique, faussement provocateur. Un retour au réel. Alice ne veut pas d’un nouveau miroir aux alouettes et préfère aimer, reconduire jour après jour le lien qui l’unit à son mari plutôt que d’aimer un fantôme. Dans le lit aussi. Loin d’une quelconque déréalisation ou vision idyllique de l’amour. Comme un couple se vit à deux, la réciprocité doit se vérifier concrètement par une union charnelle, spirituelle et sentimentale. Vision aussi fragile que concrète de l’amour mais qui peut durer toute une vie.

En adaptant le roman d’Arthur Schnitzler, Stanley Kubrick clôt sa filmographie d’une manière magistrale. Film qui boucle l’œuvre du cinéaste par un réseau de références d’une cohérence sans faille mais aussi réflexion sur notre époque en devenir, éclairant notre univers contemporain fin de siècle par celui de ce même début de siècle. Cercle parfait. Car si Eyes Wide Shut parle de notre monde actuel, de New York, des États-Unis qui n’ont cessé de tisser leur univers culturel et idéologique à travers le monde entier, le film n’oublie pas de se souvenir d’un autre monde, de la Vienne du début du siècle, synonyme d’effondrement. Réminiscence pour nous dire que notre monde contemporain en général est bien fragile sous ses aspects optimistes et chaleureux, qu’il peut à tout moment s’écrouler comme un château de cartes à force de mésestimer les « démons » qui sont sans cesse à l’œuvre à chaque moment de notre vie, ce moment fragile et impalpable où nous confondons réel et irréel, aussi bien dans notre rapport à nous-mêmes qu’avec les autres. C’est cela qui fait d’Eyes Wide Shut un film poétique, émouvant et intelligent en même temps qu’il s’agit d’un total aveu d’impuissance. À chaque instant, aussi futile et aussi insignifiant en apparence, nous sommes menacés de perdre notre identité si chèrement et si longuement acquise, de nous méprendre, d’oublier la délicate et si fragile frontière qui existe entre rêve et réalité. Tout le tragique et le risible de l’homme aussi bien d’une manière intime que d’une manière historique ne sont-ils pas là ?