ENVOÛTEMENT ET DÉCEPTION
Le dernier film du cinéaste mexicain Carlos Reygadas offre une expérience hors du commun sur grand écran. Dans l’image comme le son, tout est senti, tout est magnifié : le grain de la peau, le souffle d’un chien, la moindre ride à la surface de l’eau… On est saisi par une certaine émotion, on se sent un regard neuf, même malgré soi, comme quand on contemple le ciel étoilé ou le soleil rouge sortant de l’océan, on se sent petit, subjugué par la grandeur, la beauté et le mystère de l’univers.
Le film s’ouvre d’ailleurs sur un plan prodigieux : la caméra part des étoiles pour descendre sous les arbres et s’avancer vers le lever du soleil à l’horizon. Nous arrivons ensuite à la table d’une famille fraîchement sortie du sommeil, où les petits mangent leurs céréales au son de la pendule de l’horloge. Le film fut tourné chez les Ménnonites, mouvement protestant maintenant présent un peu partout dans le monde, organisé en communautés souvent agraires, autosuffisantes, hospitalières par devoir mais en principe fermées au monde extérieur et n’adoptant que le minimum nécessaire de la technologie moderne. Les Ménnonites du Nord du Mexique parlent une langue faite d’un mélange d’allemand et de néerlandais. Tout le film se déroule dans cette langue, étrange contraste sonore au paysage mexicain. Dans cette communauté sereine, bien réglée par les lois de Dieu et l’ordre des rapports sociaux, le père de cette famille que nous rencontrons à l’aube est amoureux d’une autre femme. Son tourment est insoluble, il ne sait que faire. Qu’est-ce qui est juste? Qu’est-ce qui est bien? Pour qui? Sa femme, ses amis et son père sont au courant. Son père lui dit que c’est l’œuvre du Diable, pourtant, il lui dit aussi qu’il « l’envie ».
La lumière est réellement la matière première de ce film, elle nous engage dans un rapport très sensoriel avec l’écran : lumière qui enveloppe les corps, baigne les paysages, marque les heures et les saisons… Elle devient inséparable, dans toutes ses qualités et ses modulations, des sentiments troubles qui passent sur les visages des personnages. Notre regard est magnétisé par un ciel limpide sur de vastes plaines, des arrière-plans flous d’où se détachent les figures comme dans des mirages, ou par des rayons de soleil qui s’irisent sur le verre de l’objectif (la direction photo se distingue par une utilisation magistralement calculée des « flares » dans la lentille).
Nous n’en attendions pas moins, d’ailleurs, du réalisateur de Japón (2002), son éblouissant premier film, et de Bataille dans le ciel (2005). Le cinéma de Reygadas repose sur cette mise en condition, voire cet ensorcellement du spectateur. Le drame se dévoile peu à peu alors qu’on est déjà engagé dans le tissu de sensations dont chaque image est faite. Même le titre de ce dernier film renvoie entièrement à l’expérience des sens. Pourtant, à la fin, certains seront aux prises avec des impressions contradictoires. Dans le dénouement de l’histoire et la mise en scène, l’auteur reproduit explicitement une scène célèbre d’un film de Dreyer. Ceci peut être vécu comme une rupture dans l’expérience du film, un certain « décrochage », une distance, alors que la scène vise plutôt, manifestement, à conclure le film dans la stupéfaction et un degré supérieur d’envoûtement. Cette réaction est bien personnelle, d’autres n’ont pas perçu cette scène ainsi, y voyant soit un détail anodin en regard du reste, soit une couche supplémentaire dans leur propre expérience du film. Mais j’imagine aussi ne pas être seul à avoir eu cette réaction, qui du reste n’est pas si simple à expliquer. Car on touche alors à des questions difficiles à cerner sur la réception d’un film, sur l’expérience des sens et de l’intellect devant un film, sur la fragilité des choix d’un cinéaste avec ce qui peut soutenir ou dégrader le pouvoir du cinéma de nous engager totalement. Bref, la réaction à cette scène concerne ultimement ce qu’on attend d’un film, d’autant plus lorsque tout ce qui précédait sa finale suscitait notre adhésion totale. (Peut-être préférez-vous ne pas poursuivre la lecture si vous n’avez pas vu le film et ne voulez pas connaître d’avance les détails de cette fameuse scène.)
Après trois films, Carlos Reygadas s’affirme comme l’un des cinéastes les plus intéressants de notre temps, construisant une œuvre unique et unie. À l’instar de quelques-uns de ses contemporains, dont le Turc Nuri Bilge Ceylan, ses films révèlent une nouvelle forme étonnante de mariage entre un cinéma contemplatif, minimaliste et pictural d’une part, et un cinéma empreint d’un fort réalisme d’autre part, tant dans les personnages que les contextes sociaux et géographiques. Ce réalisme est aussi enraciné dans l’utilisation d’acteurs non professionnels (le casting pour Lumière silencieuse, à travers différentes communautés ménnonites en Amérique et en Europe, aurait à lui seul pris 2 ans à se compléter) et une totale immersion de l’histoire dans des communautés et des lieux réels. De même Ceylan tournait ses trois premiers films avec sa famille et ses amis, à la demeure familiale en campagne ou dans son quartier à Istanbul.
Japón comportait des éléments plus explicitement documentaires, même des brisures de ton déroutantes avec les regards des villageois vers l’équipe de tournage derrière la caméra. L’inspiration esthétique de ce cinéma est toutefois bien loin du documentaire. Les films de Reygadas se situent plutôt quelque part à la croisée des œuvres de Dreyer, Bresson et Tarkovski. Reygadas évoque lui-même fréquemment ces influences en entrevue. Mais il s’efforce aussi de s’en dissocier. Bien qu’il ait en effet été intéressé par le cinéma en découvrant les films de Tarkovski, il affirme que cette influence est « digérée » et conçoit des différences capitales entre leurs films. Il reste qu’on ne peut s’empêcher d’observer un « esprit » similaire dans les deux œuvres, en commençant par la recherche d’une certaine transe par la pure forme cinématographique. Il a dit aussi vouloir précisément faire le contraire de Bresson quant à l’expression dramatique des émotions chez les personnages, et manifestement il a trouvé son propre registre dans une expressivité dramatique bien éloignée de la retenue caractéristique des films de Bresson. S’il veut faire le contraire de Bresson, on pourra quand même dire que c’est par rapport à lui qu’il a défini en partie son approche. Reygadas demeure aussi un descendant du cinéaste français dans cette volonté de travailler avec des acteurs non professionnels et de faire apparaître quelque chose de leur « véritable personne », plutôt que « l’interprétation » d’un acteur de métier. Il se dégage une authenticité saisissante des personnages de Lumière silencieuse, la lueur de vérité qui émane sans cesse de leur présence à l’écran demeure l’une des grandes forces du film.
L’influence de Dreyer (qui a certainement eu son impact aussi chez Bresson et Tarkovski), quant à elle, paraît plus directe et est ouvertement affichée dans Lumière silencieuse, au niveau de la forme, certes, mais particulièrement au niveau narratif. Contraintes sociales aux passions, manifestations d’une dimension spirituelle de la vie, affrontement du Bien et du Mal dans l’âme des personnages, souffrance insupportable et transformatrice… Ces préoccupations propres à l’œuvre de Dreyer sont aussi au cœur du dernier film de Reygadas, dans une histoire très simple, merveilleusement racontée, passant de l’intensité des sentiments aux interludes de la vie quotidienne où le drame est couvé, rentré, sans être résolu. Est-ce que ce seront les derniers moments que Johan passe avec sa famille? Est-ce la dernière rencontre avec sa maîtresse? Sa passion est-elle un égarement des sens, drapé d’illusions, risquant de lui faire tout détruire, ou l’amour véritable dans lequel il doit s’engager? Nous sommes donc captivés sans arrêt, par la forme et le drame, qui ne sont jamais séparés, et les quelconques influences possibles ne font que nourrir un film riche et parfaitement original, au sens où il ne ressemble tout de même à rien d’autre. Alors pourquoi tant insister sur cette question des influences? C’est que dans la scène finale (en fait pas la toute dernière, mais celle qui dénoue l’histoire avant les derniers plans du film), le rapport du film à ses influences change, et conséquemment le rapport de certains spectateurs au film s’en trouve altéré.
L’épouse de Johan, Esther, meurt subitement, de façon inattendue, mystérieuse : le cœur s’arrête, et nous sommes portés à croire, du moins métaphoriquement, que c’est en raison du poids d’une tristesse trop grande. Lors des funérailles, le corps repose dans une pièce inondée par la lumière blanche qui entre par de grandes fenêtres. À tour de rôle, les proches viennent dire au revoir à la défunte. Marianne, la maîtresse de Johan, ose se présenter et lui demande la permission de voir la dépouille. Elle pose un baiser sur les lèvres d’Esther qui, défiant toute raison, revient alors à la vie.
Reygadas rejoue en fait l’extraordinaire scène finale du film Ordet (1955), de Carl Theodor Dreyer. Avec quelques variations, tout y est : la pièce où repose le corps (trouée de fenêtres, séparée du reste de la maison où sont rassemblés les visiteurs), la lumière éclatante, l’horloge, les deux grands cierges dressés de chaque côté du cercueil, la position du corps dans les plans, l’éprouvante procession de la famille auprès du cadavre, puis finalement le miraculeux événement de la résurrection. Marianne remplace ici le personnage de Johannes dans Ordet, lequel, apparemment frappé par un trouble mental, se prend pour le Christ et vient appeler la résurrection qu’il avait annoncée, devant la petite fille qui elle n’avait pas douté des paroles de son oncle et attendait le retour de sa mère. Dans Lumière silencieuse, c’est aussi la fillette qui vient annoncer à son père, crédule et terrassé par le chagrin, que « maman s’est réveillée ».
Pour quiconque n’a pas vu Ordet, il n’y a donc à ce moment aucune rupture, du moins aucune considération extérieure à la scène elle-même. Les spectateurs seront potentiellement engagés dans le mystère de cet événement improbable, soulevés par la lumière magique, interpellés par le sens possible que la scène confère au film et sa signification pour chacun des personnages dans le dénouement du drame. Nous sommes tous aussi immanquablement plongés dans l’ambiguïté irréductible de cette résurrection : nous nous demandons s’il faut y trouver une raison scientifique, une intervention divine, ou y voir le passage à un autre niveau de réalité dans la trame du film, qui sans prévenir glisserait du réalisme au monde du rêve et du fantastique.
En somme, par les émotions et les questions qu’elle suscite et qui rejaillissent alors sur l’ensemble du film, cette scène fonctionne de manière très semblable à celle du film de Dreyer. Mais l’effet peut-il se produire entièrement, se répéter intégralement, quand on a vu Ordet et qu’au moment de voir la scène dans Lumière silencieuse, le film de Dreyer vient s’introduire dans notre esprit? D’abord, reconnaissant la scène dans les quelques premiers plans, on sait ce qui va arriver (ou on attend de voir si ça va arriver), puis on compare les deux films, on réfléchit au choix du cinéaste ; une part de notre attention n’est plus dans le film lui-même, alors que jusque là rien ne nous avait sorti des moindres détails occupant l’écran, même qu’on s’immergeait de plus en plus dans le monde du film. En fait, rares sont les films qui peuvent ainsi nous propulser dans un véritable « ailleurs », et non par quelques fantaisies injectées à la réalité, mais par la sensation des choses les plus concrètes.
Il ne s’agit pas de crier au plagiat. De toute façon, Carlos Reygadas n’a pas besoin de copier qui que ce soit pour obtenir toute la reconnaissance méritée. On parlera de citation, de reprise, de référence ou de « dialogue avec Dreyer », comme l’a dit Reygadas. Ce qu’on remet toutefois en cause, c’est le choix de chercher précisément le même effet avec les mêmes moyens. On est tenté de dire que s’il a voulu s’approcher de Dreyer, il ne s‘en est pas non plus assez éloigné. De là la rupture dans l’expérience du film, notre esprit est soudainement dévié vers des questions qui lui sont extérieures. L’effet ne peut pas marcher totalement, puisqu’on en reconnaît les moyens. On reconnaît une intention du cinéaste, qui n’appartient pas en propre au monde du film, mais à la culture de son auteur et à ses réflexions théoriques. Reygadas veut sans doute que le spectateur averti soit justement interpellé par « le dialogue avec Dreyer ». Pourquoi en fait? Il a déjà dit : « l’expérience sensorielle est le sens du cinéma ». Pourtant, si à la fin on se trouve lancé dans des réflexions sur l’histoire du cinéma, son choix ne vient-il pas miner, en partie, cette expérience? En d’autres mots, valait-il la peine de « rompre le charme », au profit de ce « sur-texte », de ces considérations somme toute académiques? Ceci fut vécu, par les spectateurs restés perplexes, dont je fais partie, comme une distanciation injustifiée, dans un film qui contenait pourtant tout en lui-même pour nous garder attentifs et médusés jusqu’à la fin. Cette réaction d’un spectateur soudainement agacé, rejeté hors de l’écran, est peut-être due au fait de vouloir accorder dans un film plus de valeur à ce qui renvoie au monde et à soi-même, plutôt qu’à d’autres films.
Et de quoi retourne ce soi-disant dialogue (« dialogue »? Que répond donc Dreyer d’outre-tombe?)? On ne saurait rien dire de vraiment précis à cet égard. Au-delà de la comparaison entre les deux scènes et les deux films, à laquelle se bute le spectateur conscient du jeu, quelle idée lumineuse est-on supposé en tirer? Reygadas, dans une entrevue, a apporté une précision, une nuance qui distinguerait les deux scènes : « Le film de Dreyer est sur le miracle, le mien est sur la nature humaine ». Loin d’éclairer quoi que ce soit, cette remarque est plutôt surprenante, comme s’il fallait séparer ces deux dimensions, puis évacuer le divin du film de Reygadas et l’humain du film de Dreyer. Ceci exprime sans doute mal la pensée de Reygadas, qui au fond n’est probablement pas aussi simpliste et clairement découpée quant au rapport entre les deux films. Néanmoins, ces mots trahissent étonnement une vision réductrice d’Ordet, ce qui n’est pas pour aider à justifier la « citation » à nos yeux incrédules.
Cette vision des films de Dreyer est peut-être d’ailleurs assez commune, un regard en surface laissant croire qu’ils sont catégoriquement religieux. Il est possible en fait que Dreyer ait été profondément croyant, mais d’arrêter la lecture de ses films à cette probable motivation nous fait rater leur véritable complexité. Car ce qui fait la force de films comme Ordet ou Jour de colère, c’est bel et bien la tension entre la dimension spirituelle et une réalité très physique et concrète. Les détails admirablement rendus de l’existence charnelle, par exemple de l’extrême souffrance physique dans une longue scène insoutenable d’Ordet, ou de la passion et de la tendresse dans Jour de Colère, nous laissent l’impression d’une réalité également ramenée à la « nature humaine », où justement la présence divine est comme en suspend, ne semble être possible que par acte de foi. La scène de la résurrection dans Ordet se déroule effectivement comme un véritable miracle à l’écran, mais son interprétation n’en est pas moins ouverte et ambiguë que dans Lumière silencieuse (intervention divine? Phénomène médical? Sens métaphorique excédant le réalisme du film?). C’est bien ce qui rend le cinéma de Dreyer remarquable : l’ambiguïté de l’interprétation de la réalité par les personnages est vécue directement dans le film par le spectateur, confronté à l’ambiguïté de sa propre interprétation du film, et qui est peut-être inhérente à l’interprétation de ce qui nous dépasse dans la vie en général, une ambiguïté propre à la recherche de sens, à l’interrogation de la foi et à l’explication des « miracles ». Ainsi, si certains diront que ses films impliquent la présence de Dieu (ce qui n’est pas faux), il faut considérer qu’ils conservent aussi tout leur pouvoir si on y voit également l’absence de Dieu.
Inversement, pourquoi Reygadas voudrait-il faire l’impasse sur la dimension spirituelle de ses films, alors qu’elle est au cœur de chacune des histoires qu’il a écrites jusqu’à maintenant? Il s’agit certes d’un regard sur la nature humaine, mais comme chez Dreyer, ce regard passe par la relation que les êtres humains entretiennent avec le monde spirituel. Le tourment de Johan est en effet bien humain, « trop humain », mais ne saurait trouver plus belle et juste expression qu’en demandant (dans la scène avec son père) si son désir irrésistible pour Marianne est l’œuvre de Dieu ou celle du Diable, ou bien, comme le dira Johan, s’il n’a rien à voir avec Dieu ni le Diable. Reygadas conçoit justement que cette ambiguïté, cette perdition de l’être humain devant ce qui le dépasse, ne peut être complètement exprimée que chez des êtres dont la vie implique une dimension spirituelle, apportant pour eux une signification possible à certaines choses, peu importe que le cinéaste ou le spectateur partage cette foi. Le premier film de Reygadas, Japón, maintenait admirablement cette tension, ou cet équilibre, entre d’une part les pulsions et la réalité physique de la nature, et d’autre part une élévation spirituelle. Le personnage de la femme âgée, qui détourne l’étranger de son projet de suicide dans un village isolé du Mexique, s’appelait Ascen, diminutif pour « Ascensión ».
Une autre référence aux films de Dreyer est observable dans Lumière silencieuse. Mais elle est certainement plus subtile, mieux fondue dans le récit.
Reygadas emprunte à Jour de colère l’idée du « vœu prémonitoire » exprimé par un personnage féminin plongé dans une grande souffrance. Dans ce film de Dreyer, une jeune femme mariée à un homme beaucoup plus âgé, un pasteur à la fois bon et implacablement rigoriste, tombe amoureuse du fils de celui-ci. Cet amour est impossible, la prison qui enferme cette passion est insupportable. La jeune femme en vient à souhaiter la mort de son mari pour être délivrée. Quelques heures plus tard, revenant à la maison par mauvais temps après avoir prié auprès d’un mourant, le mari est terrassé sur le chemin par une attaque cardiaque. Dans le Danemark du 17e siècle où l’histoire se déroule, les circonstances de cette liaison interdite et de la mort du pasteur seront plus que suffisantes pour expédier la jeune femme au bûcher, accusée de commerce avec le diable. Nous en venons nous aussi à nous demander s’il faut suspecter que la jeune femme soit effectivement une sorcière, du moins quelqu’un ayant d’étranges pouvoirs, ou bien, toujours dans une formidable ambiguïté, s’il s’agit d’une coïncidence, ou encore d’un malaise causé par le choc et la détresse de l’homme prenant conscience de ce qui arrive et de sa vie qui s’effondre.
Dans Lumière silencieuse, Johan et sa femme Esther sont en auto sur la route (encore par mauvais temps, sous un orage diluvien), quand celle-ci lui dit : « si seulement on pouvait revenir en arrière… me réveiller comme si tout n’avait été qu’un cauchemar… ». Peu après, saisie par un malaise, elle sort du véhicule et court sous la pluie. Elle ira s’effondrer sous un arbre, frappée par un mystérieux arrêt cardiaque, dira le médecin. Son vœu était prémonitoire, il sera exaucé à son « réveil »… Elle est entourée par sa famille, son mari à ses côtés… Comme si tout n’avait été qu’un cauchemar.
Ni Dreyer ni Reygadas n’ont inventé le principe de la « préfiguration » dans un film, que ce soit par des rêves, des prémonitions ou tout autre procédé d’écriture et de mise en scène qui sème les signes de ce qui est à venir dans l’histoire. Cependant, ce principe est chez ces deux cinéastes intimement lié aux enjeux du film, au questionnement de l’influence ou de l’impuissance de l’esprit devant le cours des choses, à la possibilité qu’une main du destin vienne diriger la vie dans une voie plutôt qu’une autre. Cette filiation à Dreyer est de l’ordre d’une «inspiration», davantage qu’une «reprise», une «citation» ou un «dialogue». Elle apparaît plus fertile dans l’écriture de Lumière silencieuse que la reproduction explicite de la scène finale d’Ordet, sans entraver la pure expérience des sensations à laquelle Reygadas aspire.