ENTREVUE AVEC ROCK DEMERS
Antoine Godin [A.G.]: Au début du Festival, quel était votre rapport au cinéma, quelle place occupait-il dans votre vie et comment avez-vous été amené à travailler pour le festival?
Rock Demers [R.D.]: Dans les années 50, partout où je suis passé j’ai organisé des ciné-clubs, (au Collège de Victoriaville, à l’hôpital Sacré-Cœur, à la prison de Bordeaux (mais je n’ai pas été prisonnier!!!), à l’École normale Jacques-Cartier). À l’École normale Jacques-Cartier en dernier parce que je me dirigeais vers l’enseignement. À la fin de ma dernière année d’études, j’ai obtenu une bourse pour aller étudier un an en France à l’École normale supérieure de St-Cloud. J’allais étudier les « Aides audiovisuelles appliquées à l’enseignement » : comment utiliser la télévision, le cinéma, les diapositives, la radio, bref tout ce qui était audiovisuel pour raviver l’enseignement.
Mais auparavant, dans les années 50, grâce à mon activité dans les ciné-clubs, j’avais pu participer à la création de la revue Images que l’on peut sans doute qualifier de première revue québécoise de cinéma. J’ai quitté l’équipe de la revue lorsque je suis parti pour la France en 1957 pour aller y faire mon année d’études. Je ne suis revenu au pays que trois ans plus tard parce que, en un mot, à la fin de mon année d’études j’ai décidé de partir en auto-stop de Paris vers Tokyo. Ça m’a pris un an et demi pour faire le trajet. Ensuite, au Japon, comme je n’avais plus un sou, j’ai travaillé pendant quatre mois pour acheter mon billet d’avion pour revenir au Canada en août 1960. À ce moment-là, j’ai retrouvé mes amis de la revue Images (Fernand Cadieux, Arthur Lamothe, Guy Joussemet, Monique Doucet, Pierre Juneau, Gabriel Breton…), au moment même où le 1er Festival était en cours.
A.G.: Au sujet de la revue Images, elle n’existait plus quand vous êtes revenu d’Europe, ça s’est terminé dans les années 50.
R.D.: Oui, je pense que le dernier numéro a probablement été publié en 1959. En 1958, je me souviens qu’on avait reçu une lettre de Truffaut, Godard et Malle qui trouvaient la revue extraordinaire, c’était les jeunes loups de l’époque. Avant de partir en auto-stop pour le Japon, j’avais reçu de la revue Images une lettre confirmant que j’étais mandaté par la revue pour couvrir le Festival de Venise. Je m’étais donc présenté à Venise avec ma lettre et j’avais été accepté comme journaliste. Une copie de l’article que j’avais alors écrit se trouve au Centre de documentation de la Cinémathèque québécoise.
De retour à Montréal en 1960, mes amis m’ont invité à me joindre à leur équipe à compter de septembre, une fois terminé le premier FIFM. J’ai donc commencé, une fois par semaine, à me réunir avec eux pour faire le post-mortem du FIFM qui venait d’avoir lieu et préparer le deuxième, puis le troisième, etc. J’ai donc participé activement à l’élaboration de l’édition suivante, celle de 1961. En 1962, Fernand Cadieux – qui en était vraiment l’âme dirigeante – et Pierre Juneau, qui en était le président, m’ont demandé si je ne voulais pas assumer la direction du Festival, ce que j’ai accepté. Vers octobre/novembre 1961, j’ai commencé à travailler à plein temps à la préparation de l’édition de 1962 et au mois de février je suis parti en tournée de programmation. J’ai pris l’avion pour le Japon, puis pour l’Inde, les pays socialistes (la Hongrie, la Roumanie, la Tchécoslovaquie, la Pologne), puis l’Allemagne, l’Italie, la Grèce, la Scandinavie pour arriver à Cannes au mois de mai. Là, on complétait la programmation et on invitait les gens qu’on voulait avoir ici à Montréal. C’est ainsi qu’a eu lieu le festival de 1962. Par la suite ça a continué comme ça d’année en année jusqu’à la fin de 1967.
Pour garder l’équipe qui avait mis ce festival en place et ne pas avoir à recommencer à constituer une équipe à chaque année, on a décidé, dès 1963, d’organiser dans d’autres villes que Montréal des manifestations cinématographiques pour faire découvrir des cinémas nationaux moins connus, que l’on avait baptisés « Les 7 jours du cinéma ». Nous avons aussi décidé de rendre hommage annuellement, hors Festival, à la cinématographie d’un pays. Le premier hommage a été une semaine de cinéma tchécoslovaque en juin 1963. J’avais donc eu à retourner en Tchécoslovaquie pour choisir les films qui feraient partie de cette semaine du cinéma tchécoslovaque. C’est là que j’ai rencontré à nouveau Bretislav Pojar, Vojtech Jasny, Milos Forman, Jiri Trnka, Karel Zeman et d’autres cinéastes pour bâtir la programmation. C’était très innovateur en Amérique du nord à cette époque d’organiser une semaine de cinéma d’un pays comme la Tchécoslovaquie. Je me souviens de gens venus de New York, San Francisco, Chicago pour y assister et ils revenaient par la suite chaque année soit au moment du Festival soit à l’occasion d’une autre semaine consacrée à une autre cinématographie (Italie, Suède…). . Le FIFM fut vraiment la plus importante manifestation de l‘art cinématographique en Amérique du Nord dans les années 60.
Dès le départ, il avait été décidé que ce ne serait pas un festival compétitif sauf pour une section qui était celle des films canadiens. J’avais alors invité Robert Daudelin à venir diriger cette section de films canadiens pour choisir les films, organiser la compétition, les jurys et tout le reste parce qu’il avait été fondateur ou cofondateur d’Objectif, la deuxième revue québécoise de cinéma. Il me secondait également dans la programmation de films étrangers.
A.G.: Y a-t-il une anecdote en particulier que vous aimeriez raconter concernant ces tournées de programmation?
R.D.: La tournée de programmation durait à peu près quatre mois. En 1965, je me suis amené à Moscou pour la première fois. Quelques mois auparavant, l’attaché culturel de l’ambassade d’URSS à Ottawa débarque dans mon bureau sans préavis et me dit : «Bonjour M. Demers. Vous êtes le directeur du Festival du Film de Montréal? Expliquez-moi une chose. Comment se fait-il qu’il n’y ait pas encore eu de films russes de programmés à votre Festival?». Je lui réponds qu’on ne savait pas trop ce qui se passait en URSS. Il me dit : «Écoutez, je vous organise votre voyage à Moscou, des visionnements de films, des rencontres de cinéastes, etc. On veut être présents au prochain Festival». J’ai accepté.
J’avais prévu dans mon horaire la date, le vol et l’heure auxquels j’arrivais à Moscou. L’attaché culturel m’avait assuré que quelqu’un m’attendrait à l’aéroport, qu’on s’occuperait de mon hôtel et tout. Comme je n’étais jamais allé ni à Moscou ni en URSS, j’avais prévu de rester une semaine alors que dans les autres pays c’était deux ou trois jours. Généralement, c’était de l’avion aux salles de visionnement, puis des allers-retours de l’hôtel aux salles de visionnement. On avait lu un peu sur le cinéma russe et sur les principaux cinéastes. Même si on n’était pas familier avec leurs œuvres, on savait qu’ils existaient. Donc j’avais fait à l’ambassadeur une liste des films dont j’avais entendu parler et que je voulais voir ainsi que des cinéastes que j’aurais aimé rencontrer.
J’arrive à Moscou au moment prévu, descends de l’avion, arrive dans la salle d’attente après être passé par les douanes (c’était une pièce immense, immense). Personne ne m’attendait, pas un chat. Alors je prends ma valise, la mets en plein milieu de cette immense salle, m’assois dessus, sors un livre et commence à lire. Je me dis qu’il va finir par se passer quelque chose. À peu près 45 minutes plus tard, quelqu’un arrive derrière moi et met la main sur mon épaule. Je me retourne. Il me dit: «Michter Demers? Michter Demers?». Je lui dis oui et le suis. On monte dans l’auto, il me descend à la porte d’un hôtel et il part sans rien dire. J’entre dans l’hôtel. Personne ne parle ni anglais ni français, sauf pour dire «passeport, passeport». Je donne mon passeport et évidemment quelqu’un avait fait une réservation. Ils font donc le lien entre les deux et me conduisent à une chambre. Je me dis que s’il n’y avait pas de dossier pour moi à la réception, peut-être que j’en aurais un dans ma chambre. Il n’y avait rien. Et je me souviens, c’était un premier mai et le lendemain matin j’étais dans la chambre, je regardais dehors et il neigeait, il neigeait, il neigeait. Pas de téléphone, personne qui ne parlait français ou anglais. Je décide alors de sortir dans la rue et de voir qu’est-ce qui se passait. J’arrive devant une agence de touristes. Je vois écrit « Tourists » avec du russe à côté. J’entre pour demander s’il y a quelqu’un qui parle français ou anglais. On me conduit vers une dame qui effectivement parle anglais. Je lui explique alors qui je suis, d’où je viens, pourquoi je suis là et lui demande si elle ne peut pas m’aider à entrer en contact soit avec SovExport Films ou l’ambassade du Canada. Après m’avoir écouté sans rien dire sa réponse fut : «M. Demers, on vous a dit qu’on s’occuperait de vous, qu’on viendrait vous chercher à l’hôtel, retournez à votre chambre et attendez». Alors je retourne à la chambre. J’attends. La journée passe. Absolument rien.
Le lendemain matin je retourne à l’agence touristique et la personne à qui j’avais parlé la veille n’était pas là. Personne d’autre ne semblait parler français ou anglais. Je me demandais bien ce que j’allais faire parce que je n’avais pas noté d’adresses, je n’avais rien pris en notes étant convaincu qu’on s’occuperait de moi à l’arrivée. Comme j’allais sortir, il y avait un vieux monsieur dans un coin avec des demi-lunettes qui me fait «sh-sh». Il me dit dans un français impeccable : « Je sais que vous êtes venu hier et j’ai compris pourquoi vous êtes ici. Si vous voulez je vais vous aider moi ». Il s’est mis sur le téléphone, il a appelé à certains endroits et il m’a dit que le lendemain matin à 9h on viendrait me chercher à l’hôtel. Le lendemain matin, 9h, puis 10h. Finalement quelqu’un arrive et m’amène à SovExport Films pour y voir un film. Je m’assois dans la salle, le film commence, c’était en russe sans sous-titres et sans liste de dialogues – parce que souvent ailleurs on me donnait une liste de dialogues ce qui permettait de comprendre ce qui se passait; – donc même pas un synopsis, rien. Au bout de dix minutes, je sors de la salle de projection pour aller vers le jeune homme qui m’avait introduit, et lui demande s’il n’a pas une liste de dialogues ou un synopsis. Il me répond : «Ah c’est vrai, vous ne parlez pas russe. Je m’excuse. J’avais oublié. Je vous trouve un interprète. Retournez dans la salle de projection». Pendant ce temps le film continue et au bout d’à peu près vingt minutes, on frappe à la porte. Je vais ouvrir et il y avait là une dame qui mesurait à peu près 5 pieds et pesait probablement au-delà de 250 lbs qui me regardait. Elle était certainement dans la soixantaine. Je me retire pour la laisser entrer parce qu’elle m’avait indiqué : «I’m your interpreter». Mais quand elle voit que je me retire pour la laisser entrer elle me dit «Young man, in Russia men and women are equal, you don’t have to let me go first, please go». J’entre dans la salle, je m’assois, elle s’assoit à côté de moi et elle commence à me traduire le film. Après une dizaine de minutes, au lieu de traduire, elle commence à dire : «Ah ne regardez pas ça, c’est affreux, c’est affreux». Puis à un moment donné le film s’arrête. Je me dis que la pellicule s’est peut-être cassée ou quelque chose du genre. On attend tous les deux pendant 5 ou 6 minutes et rien ne se passe. La dame décide donc d’aller jeter un coup d’oeil dans la cabine de projection. Il était 3h de l’après-midi. Le projectionniste avait fini sa journée de travail, avait arrêté la projection et était parti!!!. Le lendemain j’ai réussi à voir 3 ou 4 films en compagnie de mon interprète.. Comme les cinéastes que je voulais rencontrer étaient soit malades, soit en tournage, soit à l’étranger…J’ai vite compris que les gens qui me recevaient ne voulaient pas que j’entre en contact avec ces cinéastes.
Quand est venue la fin du séjour, on me demande quels films j’avais choisis. Je leur ai dit : «Écoutez, ça ne vous rendrait pas service de montrer les films que j’ai vus. Vous avez une cinématographie trop intéressante et trop riche pour qu’elle soit représentée par ces films-là». Ils ont alors insisté. Je leur ai dit que peut-être que le premier film dont j’avais vu une soixantaine de minutes, en bonne partie sans traduction, aurait peut-être pu être considéré. Alors on reste sur ça. Et je quitte la Russie pour la Suède.
Je ne connaissais personne en Suède, je n’avais pris aucun rendez-vous, mais j’avais des numéros de téléphone. En arrivant dans ma chambre, je prends le téléphone et j’appelle trois ou quatre grosses compagnies de production et je prends mes rendez-vous. En l’espace d’une heure j’avais organisé mon séjour de trois jours et dix à douze films à voir.
A.G.: Vous souvenez-vous du film sans sous-titres qui scandalisait la dame?
R.D.: Oui oui, c’était, Once Upon a Time, a Guy. Et c’était l’histoire d’un chauffeur de camion qui parcourait la Russie et qui s’arrêtait dans tous les kolkhozes. Lui son fun c’était d’assister à des parades de mode.. Alors on voyait des belles jeunes femmes en salopettes, en costume de travail, en robe quétaine – ça n’avait pas de bon sang – et lui s’amusait comme un fou à regarder ça, tout en buvant de la vodka, fumant et clignant de l’œil aux jeunes « mannequins ». C’est ce qui faisait que la vieille dame était tellement insultée.
L’attaché culturel savait à quel moment je revenais à Montréal une fois la tournée finie. Il me téléphone et me demande : «Et puis M. Demers, est-ce qu’on aura un film russe cette année?». Je lui réponds que ce serait trop long et trop complexe à expliquer au téléphone et d’arrêter me voir si jamais il passait par Montréal. C’était un vendredi. Il me dit : « M Demers, lundi à 9h je suis à votre bureau». Le lundi à 9h, il arrive. Je lui parle de l’accueil que j’avais reçu, comment ça s’était passé, que je voulais voir 15 ou 20 films et que j’avais réussi à n’en voir que 4 dont 3 étaient absolument sans intérêt sauf peut-être Once Upon a Time, a Guy. Il me dit : « Ah je m’excuse. Il y a un mois on a eu une délégation d’hommes d’affaires de Toronto qui sont allés à Moscou. Ce fut la même chose. Ils ont été mal accueillis. On s’excuse, on est humilié, etc. etc. ». Mais il tenait toujours à avoir un film au Festival. Je lui dis que s’il pouvait m’obtenir une copie sous-titrée du film dont je lui avais donné les coordonnées, j’étais prêt à ce qu’on le regarde à nouveau et voir s’il pouvait être programmé. Il me dit qu’il s’en occupait tout de suite. Au mois de juillet, il me rappelle pour me dire que la copie du film était arrivée à l’Ambassade et qu’il me l’envoyait. Le samedi matin au cinéma Élysée, je m’assois avec Robert et deux ou trois autres personnes du comité d’organisation pour voir le film russe en question. La projection commence : pas de sous-titres!. Je rappelle l’attaché culturel pour lui dire : «Il n’y avait pas de sous-titres donc on oublie ça pour cette année». Il me dit «Non, non, non, ne faites pas ça, je vous promets que je vais vous obtenir une copie avec sous-titres ». On avait donc gardé une séance ouverte dans la programmation et deux jours avant le Festival est arrivée une copie sous-titrée du film qu’on a présentée. Ce n’était pas sans intérêt mais ce n’était pas un grand film!
Ça c’était en 1965. En 1966, je décide de ne pas retourner à Moscou malgré l’invitation de l’attaché culturel. En 1967, comme c’était l’année de l’Expo, l’attaché culturel – toujours le même – revient et dit : « Cette année je m’occupe personnellement de suivre d’heure en heure votre visite à Moscou. Vous allez voir des films et il faut qu’on ait un film programmé cette année ». Je décide donc de retourner à Moscou, mais au lieu de prévoir une semaine je prévois deux jours et demie. J’arrive. Personne ne m’attend à l’aéroport. Je m’assois sur ma valise. Quelqu’un me tape sur l’épaule, et m’amène à l’hôtel. Le lendemain matin un jeune homme s’amène et dit : « Ah, vous êtes bien arrivé, allez, on s’en va dans la salle de projection », avec une liste de films. Il y avait 15 films à voir (en 2 jours!). J’avais une interprète avec moi, une jeune femme très très gentille qui parlait parfaitement le français et l’anglais, et évidemment très cultivée. On voit un 1er film sans intérêt. On arrête au bout d’une demi-heure, puis un deuxième, un troisième, sans plus d’intérêt. Sur l’heure du midi, on nous apporte des saucissons, des sandwichs et de la vodka dans la salle de projection pour prendre une bouchée sur place pendant que le projectionniste prenait son heure de repas. Le deuxième jour, pendant l’heure de dîner, l’interprète me dit de la suivre. Elle me fait descendre par l’arrière et non par l’entrée principale et me dit : « On va aller chez un ami. Je vais vous montrer un bout de film qui est interdit par le régime, au moins vous, vous l’aurez vu, quelqu’un l’aura vu quelque part ». Et c’était le fameux « Andrei Rublev ». C’est comme ça que j’ai vu 45 minutes du film à ce moment-là. Elle ajoute : « Ne dites à personne où nous sommes allés et ce que vous avez vu, mais sachez que ce film existe ». On est donc revenu finir de visionner tout ce qui avait été prévu. On a fini peut-être vers 11h du soir. Je prenais l’avion le lendemain matin à 7h pour Stockholm. Les dirigeants de SovExport Films attendaient que j’aie vu tous les films pour prendre un verre de vodka et discuter de quel film allait être invité au Festival. J’étais très mal à l’aise parce qu’encore une fois j’ai dû leur dire qu’aucun des films que j’avais vus n’allait les aider, servir leur cinématographie ou leur réputation, surtout l’année de l’Expo où il y aurait vraiment un « limelight » sur le Festival. Déçus, ils me demandent si j’accepterais de voir un autre film qui était en cours de montage. Je me suis dit pourquoi pas. Je retourne dans la salle de projection et là j’ai vu 3h de Guerre et paix. Et j’ai dit : « Ça c’est fantastique ». Ils ont dit : « C’est un film de 8h et demie… ». J’ai dit : « Parfait on va en faire un événement, on va réserver une journée complète pour ce film et avec des intermissions à deux reprises pendant le film, on servira des mets russes, de la vodka et tout ». Ils étaient heureux. Et donc je quitte, évidemment soulagé. À Montréal, on réserve une journée pour la programmation du film.. À 15 jours de l’ouverture du Festival, je reçois un télégramme me disant que malheureusement il serait impossible d’avoir le film parce qu’un distributeur américain, Walter Reed, avait acheté les droits de distribution pour l’Amérique du Nord; il voulait réduire la durée du film à 6h et ne voulait pas que quiconque ait vu la version de 8h et demie. Alors là on était mal pris au Festival. J’appelle l’Ambassadeur du Canada à Moscou, j’appelle l’Ambassadeur russe à Ottawa, je leur dis que j’organise une conférence de presse, que c’est impossible qu’on fasse ça et qu’ils doivent faire au moins une exception, pour qu’une fois dans le monde, un public ait vu la version longue de ce film. On a finalement pu montrer la version longue, le réalisateur Sergei Bondarchuk est venu, les vedettes du film sont venues et ce fut un très bon succès.
A.G.: Parlez-moi de la façon extraordinaire dont vous avez découvert La Condition humaine au Festival.
R.D.: La Condition humaine de Kobayashi, c’était en 1962. On avait décidé d’inviter des jeunes cinéastes de différents pays. Du Japon on avait invité Kurosawa, même s’il n’était pas si jeune. Tous les cinéphiles québécois connaissaient Kurosawa grâce à son fascinant Rashomon qui avait beaucoup circulé dans les ciné-clubs dans les années 50.. À quelques jours du Festival, Kurosawa nous informe qu’il croyait que son tournage serait fini à temps mais que finalement ce ne serait pas le cas. Pour le remplacer, il nous suggère d’inviter un jeune qui s’appelle Masaki Kobayashi. Et Kobayashi arrive à Montréal avec sous le bras une copie de son dernier film.
A.G.: Ce n’était pas prévu? Vous ne l’aviez pas vu au Japon?
R.D.: Non ce n’était pas prévu et je ne l’avais pas vu au Japon lors des visionnements pour la sélection.. Le dimanche matin suivant son arrivée, on se réunit dans la salle du théâtre 3 de l’ONF pour visionner le film que Kobayashi avait apporté. C’était la troisième partie de La Condition humaine. On était complètement bouleversé par le film, bouleversé à en pleurer…même si on l’avait vu en japonais, sans sous-titres ni traduction simultanée. On s’est dit qu’il fallait absolument montrer ce film au public, même si toute la programmation était bloquée et publiée. On a trouvé un missionnaire à Québec qui avait passé beaucoup d’années au Japon et qui parlait japonais. Il a accepté de venir à Montréal. De la cabine de projection, à minuit le soir, sur un film de 3h et demie, il a fait une traduction simultanée avec Guy Côté à côté de lui qui, chaque fois qu’il traduisait, baissait un peu le son du film et quand il ne parlait pas le remontait. On était au Cinéma Loews, lequel, comme vous le savez, avait 3200 sièges à l’époque. Environ 1500 personnes étaient restées à minuit pour voir le film. À la fin du film, il y a un standing ovation. Des spectateurs s’avancent, prennent Kobayashi dans leurs bras et défilent sur la rue Ste-Catherine jusqu’à la rue St-Laurent. Ce fut pour moi, et bien d’autres, le moment le plus émouvant de tous les Festivals. C’était vraiment extraordinaire.
Fernand Cadieux, après le Festival, a décidé de prendre l’avion pour aller au Japon et voir la partie un et la partie deux de La Condition humaine. Et il a décidé d’acheter les droits de l’ensemble du film pour la distribution ici au Québec. Il s’est dit qu’il fallait créer un événement en précédant la sortie en salle d’une exposition d’estampes japonaises à l’École des Beaux-Arts. On avait loué le cinéma Orpheum pendant 5 semaines pour y présenter ce film de 9h et demie. Une représentation par jour avec évidemment des intermissions. Ça avait été un succès formidable. Vous pouvez sans doute trouver des critiques de Gilles Ste-Marie dans La Presse de l’époque.
Quand j’ai revu la première partie de La Condition humaine, je me suis souvenu de mon séjour au Japon. J’habitais dans une famille qui avait trois adolescents, dont le père (qui était dans la cinquantaine), m’invitait de temps en temps à aller voir en famille une pièce de No, une pièce de Kabuki, un concert, etc.. Une fois il m’invita à aller voir un film de plus de 3 heures que j’avais trouvé extraordinaire. C’était la première partie de La Condition humaine. C’est comme ça que je l’avais vu, en japonais. En le revoyant, je me suis souvenu que c’est ce que j’avais vu mais alors le nom du réalisateur ne me disait rien. J’ai appris par la suite que cette première partie de La Condition humaine avait remporté le Grand Prix du Festival de Venise. C’était probablement en 1959 ou 1960. Je suis devenu très ami avec Kobayashi et l’ai revu à plusieurs reprises au cours des années 60,70,80. Que d’agréables surprises nous réservent les hasards de la vie!
A.G.: Fin 1967 vous quittez la direction du Festival. Comment se vit l’après-Festival?
R.D.: Après le Festival, plusieurs films « d’auteurs » ont été lancés à travers Faroun, ma compagnie de distribution. Elle prenait un peu la relève pour nourrir l’appétit cinématographique pour le cinéma de qualité qu’on avait créé avec le Festival. Il y avait des films français, comme Calcutta de Louis Malle, La Maman et la Putain de Jean Eustache, des films de Fassbinder et d’autres jeunes cinéastes allemands de l’époque, de Suisse (Souter, Goretta et Tanner) et quelques films latino-américains, indiens, japonais et africains. Le Festival a eu un impact absolument extraordinaire. Il a fait éclore tout le mouvement des ciné-clubs des années 50 qui avait préparé un public ouvert aux cinématographies autres qu’américaine et française et l’engouement était extraordinaire. Suite au 1er Festival en 1960, le film d’Alain Resnais Hiroshima, mon amour avait provoqué une grande manifestation lorsque sorti en salles amputé de quelques minutes et avait remis en question toute l’approche de la censure. Le Festival a aussi été le tremplin pour ma carrière d’une certaine façon en ce sens que la compagnie de distribution qui était issue des programmations de films pour enfants du Festival a donné naissance à une entreprise qui a continué à travailler dans ce domaine. Très rapidement, en l’espace de 4 ans, elle était certainement devenue l’entreprise de distribution spécialisée dans le domaine du film pour enfants la plus importante au monde. Je pouvais prendre un film bulgare pour enfants et lui trouver un distributeur mexicain, prendre des films japonais et les amener ici, des films suédois et les amener en France, etc. Pour un film français comme Le Cerf-volant du bout du monde, j’ai créé une sortie aux États-Unis.
L’apport d’un MG substantiel de ma société a permis le financement de ce qui est notre premier vrai film pour enfants Le Martien de Noël, réalisé par Bernard Gosselin. Je considère Le Martien de Noël (produit en 1970) un peu comme l’ancêtre des Contes pour tous. C’est aussi Vittorio Fiorucci, le graphiste du FIFM, qui en avait fait la si belle affiche. Le film était même aussi sorti en salles aux États-Unis. Il faut le faire n’est-ce pas Dans les années 70-75, j’avais trouvé une compagnie de cinéma aux Etats-Unis qui m’avait acheté une quinzaine de longs métrages pour enfants et qui les avait sortis en salles, la compagnie Xerox Film. Avec ces films, ils se faisaient de la promotion auprès des écoles mais ça donnait accès au jeune public américain à ce genre de films pour la première fois. CBS aux États-Unis ont aussi programmé pendant plusieurs années des films familiaux que je leur choisissais pour leur programmation d’automne et d’hiver du samedi après-midi : « The CBS Family Film Festival ».
Le Festival a donc nourri cet appétit des cinéphiles. Il avait aussi été très important pour nos cinéastes, avec la compétition qu’on y organisait. Les premiers films de cinéastes de Vancouver (Larry Kent), de Winnipeg (John Wright), de Toronto (Alan King) et d’ici au Québec étaient là avec des jurys très prestigieux. Rossellini et Claude Giroux feront partie du jury de 1966. Claude Giroux était un homme d’affaires québécois qui avait créé les timbres « GoldStar » et qui était devenu très rapidement multimillionnaire ici au Québec tellement il avait « la bosse » des affaires. Malgré cela, il avait beaucoup de difficultés à obtenir du financement auprès des banques d’ici pour le développement de ses projets. Un jour il s’est fâché, est parti pour New York, est entré dans une banque sans être connu et a obtenu rapidement un prêt pour quelque chose comme 20 millions de dollars pour un de ses projets. Il est donc parti en affaires là-bas et quelques années plus tard il a acheté Allied Artists, un des majors américains de l’époque. Comme c’était un Québécois qui était proprio d’un major américain, on l’avait invité sur le jury avec Rossellini. Ce fut fort amusant comme rencontre. Et en 1967, on avait à Montréal comme invités John Ford, Fritz Lang, Jean Renoir, Kobayashi et des jeunes comme Skolimovski, Vojtech Jasny, Milos Forman, sans oublier nombres de jeunes cinéastes français de la Nouvelle Vague. Ça c’était vraiment un bouillon extraordinaire, extraordinaire…
On avait des représentants en Italie, en France, aux États-Unis, au Japon qui, durant l’année, nous faisaient part des films qui sortaient dans leur pays et qui pouvaient être des candidats intéressants à programmer au Festival suivant. Et aux États-Unis la personne qu’on avait choisie (en 1965 ?) pour nous repérer des films était Judith Chris, critique de cinéma alors très connue et très estimée. En 1967, Judith m’appelle et me dit : « Rock, il y a un film que tu devrais voir. Un film qui a été produit par la Warner, et qui a été mis sur les tablettes parce que Jack Warner hait le film. Il ne veut rien savoir, mais essaie de le voir ». Je lui demande qui en est le réalisateur et elle me répond que c’est Arthur Penn. Et donc je vais à Los Angeles avec Marshall Lewis. Je prends rendez-vous avec la Warner. Je demande à voir 3 ou 4 films et demande aussi s’ils n’ont pas un film qui s’appelle Bonnie and Clyde. “It’s so bad, but if you want to see it, look at it”. Marshall et moi voyons le film et le trouvons extraordinaire. J’explique à Warner qu’on ouvrira le Festival de 1967 avec ce film-là, qu’on fera venir Warren Beatty, Faye Dunaway et Arthur Penn, qu’on louera des voitures de l’époque et qu’on fera une parade qui nous amènera jusqu’à l’Expo Théâtre à Terre des hommes, bref, qu’on en fera un grand événement. Les gars m’écoutaient, surpris, ils ont dit : “Bah, it’s Quebec, it’s French, you are so remote that the bad reaction cannot have a bad impact on us”. Quand même intrigués par mon enthousiasme, ils décident de déléguer deux ou trois hauts-cadres de Warner pour venir assister à la projection. Standing ovation. Ils n’en revenaient pas. Ils décident alors de faire un essai dans une petite salle à New York. Ce fut la même réaction. C’est devenu le Block Buster que vous savez.
Vous m’avez demandé de vous parler de l’après Festival et voilà que je me remets à parler du Festival!!!
A.G.: Sur le financement, à la fin, ça n’a pas tellement joué?
R.D.: Les finances n’étaient pas extraordinaires mais c’était correct. Les portes se sont fermées de façon imprévue. En 1968, lorsqu’on a cessé les activités, on avait peut-être une dette de 8 000$ ou 10 000$ en tout et pour tout, après 7 ans d’activité. Tout avait été payé et cette dette-là, c’était une balance à payer à l’Hôtel Windsor pour des chambres d’invités, des repas et autres. On avait le support du gouvernement du Québec, du gouvernement d’Ottawa et de la ville de Montréal. On avait eu des éditoriaux dans La Presse lors de chaque festival, l’appui des critiques de cinéma de l’époque comme Alain Pontaut, Gilles Sainte-Marie et Michèle Favreau. Michèle était très enthousiaste vis-à-vis du Festival, même Gérard Pelletier qui était rédacteur en chef à La Presse avait fait un éditorial très favorable qui nous fut très précieux évidemment lors de nos demandes de renouvellement de subventions. C’est sûr qu’il fallait travailler fort chaque année pour obtenir notre financement mais on ne peut pas dire que c’était des années difficiles de ce point de vue. Il s’agissait de convaincre.
Ah! Vive les années 60!
À LIRE DANS CE DOSSIER:
Le FIFM et l’éclosion d’une culture cinématographique au Québec d’Antoine Godin
[FIFM 1960-1967: Entrevue avec Robert Daudelin->http://www.horschamp.qc.ca/ENTREVUE-AVEC-ROBERT-DAUDELIN.html] d’Antoine Godin
[Le Chat dans le sac: Jazz et transcendance selon Gilles Groulx->http://www.horschamp.qc.ca/JAZZ-ET-TRANSCENDANCE-SELON-GILLES.html] d’Eric Fillion
[À tout prendre: Le cinéma « beat » chez Claude Jutra ou l’exil en soi->http://www.horschamp.qc.ca/LE-CINEMA-BEAT-CHEZ-CLAUDE-JUTRA.html] d’Eric Fillion
Articles complémentaires:
Anatomie d’un festival, article de Robert Daudelin publié en 1992 dans la Revue de la Cinémathèque.
L’article choc Les Dessous de la censure d’André Lussier paru pour la première fois en 1960 dans Cité Libre.
[Aimez-vous Vajda?->http://www.horschamp.qc.ca/AIMEZ-VOUS-VAJDA.html], article d’Arthur Lamothe publié au lendemain du Festival en octobre 1960 dans Cité Libre.