Pascal Bonitzer II

ENTRETIEN: LA PART DU MAL

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Hors Champ : Quels sont vos cinéastes ou auteurs préférés, ceux qui ont compté ou qui comptent vraiment pour vous ?

Pascal Bonitzer : Pour ce qui me touche au plus profondément, j’ai été très marqué par Georges Bernanos, par Georges Bataille et par Dostoïevski. J’ai été aussi dans mon adolescence un grand consommateur de « série noire », de Chandler et d’Hammet. Ce qui m’amène à ce qui a compté beaucoup pour moi, cinématographiquement, entre 13 et 15 ans, c’est-à-dire les films noirs américains comme La dame de Shanghai qui m’a fait un effet extraordinaire et plus tard En quatrième vitesse de Robert Aldrich ou La soif du mal de Welles aussi. Et quelques autres. J’ai un goût aussi pour le surréalisme peut-être en relation avec le romantisme noir, le romantisme fantastique. Comme Les Contes d’Hoffmann que j’ai lus et que j’ai eus comme cadeau en édition complète dans le Club français du livre. Donc un goût pour le fantastique qui touchait à ce qui peut y avoir de fantastique dans le thriller. Tout un côté nocturne de ce qu’on peut appeler la part nocturne, la part maudite.

H. C. : La part du mal ?

P. B. : Voilà. Que l’on trouve aussi diversement chez Bataille, chez Bernanos ou chez Dostoïevski.

H. C. : Quand vous êtes scénariste, vous vous mettez dans l’univers du réalisateur ou poursuivez-vous vos propres idées, même si le réalisateur n’est pas d’accord avec par exemple certains agissements des personnages ?

P. B. : C’est-à-dire que je ne travaille pas avec n’importe qui. Ce n’est pas que je refuse de travailler avec d’autres cinéastes mais ceux avec qui j’ai travaillé principalement, au premier chef, André Téchiné et Jacques Rivette, un peu Benoît Jacquot, un peu Raoul Ruiz, plus quelques autres, sont justement des cinéastes qui ont un rapport avec cette part maudite. Et aussi au rêve et au fantastique.

H. C. : Vous faites appel à des personnes pour co-écrire vos scénarios alors que vous avez été vous-même scénariste. Qu’est-ce que cette collaboration vous apporte étant donné que vous connaissez le processus ?

P. B. : J’ai commencé par être critique de cinéma aux Cahiers du cinéma pendant une vingtaine d’années. J’ai toujours eu l’idée de réaliser, c’est très ancien chez moi, mais le sentiment d’en être capable est arrivé tardivement. Je suis venu au scénario par le biais de la critique. J’ai rencontré des cinéastes comme Téchiné ou Benoît Jacquot qui ont compris que j’avais envie de faire autre chose que de la critique et qui m’ont proposé de travailler avec eux comme scénariste. J’ai commencé sur le tard à apprendre ce métier qui n’est pas évident et facile, avec des cinéastes qui sont à peu près de ma génération. Avec aussi Pascal Kané qui était un collègue des Cahiers du cinéma et qui est venu plus tôt que moi à la réalisation. Et puis, un peu plus tard, j’ai rencontré Jacques Rivette qui avait une stature différente… C’était une colonne vertébrale des Cahiers du cinéma de l’époque la plus glorieuse, les Cahiers jaunes, un maître à penser. Et dont les films ne m’étaient pas très familiers. Pour ma génération, il était quelqu’un d’important. Avec lui, j’ai tout appris de ce que j’étais capable de faire dans l’écriture des scènes, des dialogues. J’ai fait depuis 20-25 ans tous les films de Rivette comme co-scénariste avec la plupart du temps Christine Laurent.

H. C. : Vous avez pu vous former ?

P. B. : Oui, c’est ça. Il offrait une grande liberté et en même temps, la méthode de travail qui consistait à écrire les scènes au fur et à mesure du tournage donnait une très grande proximité à la mise en scène. Ce n’est pas quelqu’un qui était jaloux de sa mise en scène. Comme dans la plupart des cas, le scénariste et le metteur en scène travaillent ensemble et en chambre et puis ultérieurement, le metteur en scène fait sa cuisine avec son équipe technique et les comédiens pendant que le scénariste est sur autre chose. Avec Rivette, ce n’est pas comme ça.

H. C. : Votre collaboration est-elle comparable avec celle de Polanski-Brach ?

P. B. : Je ne sais pas car je ne suis pas dans leur intimité mais mon rapport avec Rivette est extrêmement constant. J’ai été de chaque film de Jacques et donc je n’ai jamais été absent de son travail depuis que nous avons commencé. Ce qui n’est pas le cas de Brach et de Polanski. Ils avaient une grande complicité mais ils ne se voyaient pas forcément tout le temps. Bon moi aussi, je vois rarement Jacques en dehors du travail mais jusqu’à présent il n’y a pas eu d’infidélités de part et d’autre. Je n’ai pas renoncé à un film de Jacques pour aller vers un autre film ou inversement.

Rivette et Bonitzer en tournage (à droite)

H. C. : Que gardez-vous de votre expérience aux Cahiers du cinéma ?

P. B. : C’est un peu complexe. Parce que les Cahiers m’ont ouvert au cinéma et en même temps, j’y suis entré à une période où les Cahiers se fermaient un petit peu au cinéma justement pour se tourner vers la théorie et vers la politique. Dans une période de très grande crise où la revue a failli disparaître. Elle a survécu de justesse et elle s’est rétablie grâce à Serge Toubiana qui l’a reprise en main. Elle a beaucoup changé évidemment à partir de ce rétablissement. En vérité, cette période était une période de très grande abstraction et d’assez grand éloignement de la pratique du cinéma. Si je n’avais pas eu un pied dans l’écriture scénaristique à partir de la fin des années 70, je ne serais jamais passé à la réalisation.

H. C. : Que pensez-vous des revues de cinéma actuellement ?

P. B. : Je ne les lis pas beaucoup. Je lis de temps en temps des articles quand ils me concernent. Mais j’en lis très peu en général. Je n’ai pas l’impression que la pensée y soit très structurée ou y soit très intéressante. Il n’y a plus de doctrine, il n’y a plus de recherche, de théorie. Le cinéma est devenu quelque chose de plus éclaté, de plus complexe et c’est peut-être plus difficile d’avoir un point de vue synthétique.

H. C. : Je lisais l’article du journal Le Monde sur la crise du cinéma d’auteur. Qu’en pensez-vous ?

P. B. : La crise est économique. Il y a un phénomène très simple. Ce qui se passe dans le cinéma, c’est un peu ce qui se passe partout dans le monde, les riches sont de plus en plus riches et les pauvres sont de plus en plus pauvres. Le cinéma d’auteur a toujours été plus pauvre que le cinéma commercial par définition. L’abîme entre les deux n’entraîne pas une émulation dans la qualité. Il y a une baisse très sensible de la qualité en général en France. La Corée du sud a créé un cinéma national très dynamique grâce à un système de quota, un peu comme en France, et j’ai l’impression que la différence entre le cinéma commercial et le cinéma d’auteur est moins catastrophique. Ce qui m’affecte c’est que des films totalement nuls ont beaucoup de succès et des films plus intéressants en ont moins. C’est comme ça. Je pense que la situation n’est pas très saine. Il y a une tendance à une marginalisation radicale du cinéma d’auteur, du cinéma personnel au profit de ce qu’on peut appeler des produits dans l’économie du cinéma.

H. C. : Vous sentez-vous faisant partie intégrante d’un cinéma d’auteur ou cette expression vous paraît-elle trop idéologique (avant-gardiste) ?

P. B. : Si un auteur, c’est juste tenter d’exprimer un univers personnel, alors oui. Maintenant, j’aime aussi quelque chose qui ne relève pas du cinéma d’auteur, c’est le cinéma de genre. Genre au sens populaire du mot. Je joue parfois d’une façon risquée et acrobatique avec des genres comme la comédie, un genre qui est français et avec le thriller et le fantastique qui ne sont pas très français. Comme c’est plutôt une marque du cinéma d’auteur d’ennuyer, j’essaye de ne pas ennuyer. Je n’ai pas de radicalité dans mon approche et j’ai une narration plutôt classique.

H. C. : Dans vos films, ce qui me semble être à l’œuvre, est le portrait d’hommes particulièrement rongés par l’auto-mépris au point qu’ils courent à leur propre échec ?

P. B. : C’est quelque chose sans doute que j’ai dû expérimenter dans ma propre vie et il y a, c’est possible, quelque chose de thérapeutique dans mes films.

H. C. : Il y a une aggravation de cet état de film en film. Cela va de pire en pire !

P. B. : [Rires] Oui, dans mon premier film, il y a une fausse tentative de suicide et un faux meurtre plutôt comique et dans le dernier, il y a un suicide véritable avec une mort à la clef qui est aussi comme un meurtre puisque les deux survivants se sentent coupables et responsables de la mort de cette tierce personne.

H. C. : Il y a une « progression » et l’on va de plus en plus vers le fantastique.

P. B. : Effectivement, partant de la comédie, j’essaie d’aller vers le fantastique. Je ne me sentais pas capable d’aller vers le drame d’emblée. Il y a une vulgate qui dit qu’il est plus difficile de faire rire que de susciter l’émotion ou le drame. Je ne ressens pas du tout la chose comme ça. Je ne ressens aucune difficulté à faire du comique et mes premiers films étaient considérés comme des comédies même s’il y avait une petite part dramatique ou cauchemardesque. En tant que tels ce furent des succès. Les deux derniers qui quittent l’univers de la comédie pour se rapprocher du drame ont été relativement des échecs, pour le dernier pleinement. Je ne sais pas si cela va m’inciter à revenir vers la comédie… Visiblement pas, car là, je suis en train d’adapter un thriller, un roman policier.

H. C. : Il y a dans vos films comme un égarement, une perdition où l’identité des personnages est friable, un peu comme de dormir en pleine journée et de se réveiller avec l’impression que le réel vacille. Et dans Je pense à vous, c’est vraiment cela.

P. B. : Le dernier baigne dans une sorte de crépuscule. C’était ce que je souhaitais exprimer. Mais j’aime assez ces états entre le rêve et la réalité. Il y a quelque chose de plaisant dedans. Il y a plusieurs formes de cauchemars. Il y a le cauchemar insupportable où l’on se réveille avec soulagement mais aussi avec une angoisse qui peut durer et il y a des cauchemars qui ont des charmes.

H. C. : Dans Rien sur Robert, le personnage joué par Luchini s’enfonce de plus en plus dans une spirale infernale. Il devient même cruel quand il refuse l’amour d’Aurélie mais ensuite, il va à son propre échec quand il aperçoit Juliette avec son rival.

P. B. : Il est contraint à cette cruauté parce qu’il se rend compte qu’à perdurer dans l’ambiguïté, il entraîne cette jeune fille à la catastrophe car elle veut vivre pleinement un amour dont il est incapable et qui est imaginaire en partie. La cruauté, c’est aussi de rompre le cercle d’enchantement où il se laisse entraîner qui est aussi un enchantement empoisonné. Comme dans Les Chevaliers de la Table Ronde. En même temps, la façon dont il lui dit « Je ne vous aime pas », il se l’arrache un peu des tripes. Il pourrait se laisser aller avec cette jeune femme mais il se rend compte que c’est une rencontre invivable. Elle est trop romantique pour lui. Il est incapable de vivre une telle histoire.

H. C. : À chaque fois qu’il a une femme qui l’aime, il la refuse et à chaque fois qu’une femme se refuse à lui, il la désire. C’est le cas d’Aurore et d’Anne dans votre dernier film.

P. B. : Anne est une version un peu plus sombre d’Aurélie de Rien sur Robert.

H. C. : Ce sont des personnages que l’on appelle personnalités borderline en psychologie.

P. B. : Oui, et qui vous entraînent dans des relations très intenses mais dangereuses.

H. C. : C’est une résurgence de votre goût pour le romantisme noir?

P. B. : Oui, ce sont des héroïnes romantiques ou romanesques mais je pense que tout homme, tout hétérosexuel moyen et urbain a croisé ou rencontré dans sa vie des femmes de ce genre.

H. C. : J’ai lu que vous connaissiez Mensonge romantique et vérité romanesque de René Girard.

P. B. : À part ou avec les côtés religieux chrétiens qui sont les siens, car je ne peux pas me reconnaître tout à fait dedans car je suis athée, ce qui m’a beaucoup intéressé dans la lecture de Mensonge romantique et vérité romanesque, c’est justement cette dénonciation de l’illusion romantique. Plus que de l’illusion même, la mystification, l’auto-mystification romantique à travers une analyse du désir se formant d’une façon triangulaire dans la rivalité. Evidemment, Girard n’a pas inventé tout cela, c’est un bricolage à partir de Hegel, de Lacan etc., mais c’est un bricolage très ingénieux et très éclairant pour la lecture de romanciers qui m’ont passionné comme Proust, Dostoïevski, Stendhal, les trois principaux romanciers principalement analysés dans ce livre.

H. C. : Cervantès aussi.

P. B. : Oui, Cervantès constituant la matrice absolue si l’on veut, Don Quichotte n’étant pas le simple lecteur de roman de chevalerie mais le rival, l’imitateur en esprit d’Amadis de Gaule car c’est à travers cette mimésis qu’il se constitue en héros. Retrouver la mimesis, retrouver l’imitation, retrouver le double, c’est ce qui m’a intéressé. C’est cette figure du double qui hante l’imaginaire romantique sous une forme mythifiée et que Girard remet sur ses pieds d’une façon réaliste en pointant sa réalité dans l’univers romanesque, c’est-à-dire à travers la rivalité. C’est forcément quelque chose d’intéressant à qui veut oeuvrer dans le domaine de la fiction. Par exemple, il y a beaucoup de lectures du Sous-sol de Dostoïevski qui mythifient le personnage du narrateur en disant que c’est un homme radical. Le narrateur se méprise profondément et Dostoïevski a des sentiments complexes envers lui. L’analyse de Girard est de le replacer dans la rivalité mimétique et justement de le démythifier, c’est quelque chose que je trouve très éclairant. Et surtout il fait surgir une dimension qui existe fortement chez Dostoïevski, Proust, et Stendhal : c’est l’humour, à partir du moment où l’on reconnaît les motifs qui agissent en vous comme dans une marionnette.

H. C. : On pense au Casanova de Fellini.

P. B. : Oui, c’est assez souligné dans le film que je n’ai pas revu depuis longtemps. Manifestement, Fellini déteste profondément Casanova, considéré comme un imbécile, un crétin. C’est une commande au départ et Fellini a décidé de s’en emparer à partir du moment où il a décidé de faire un film contre Casanova. Il y a une dimension de pathétique grandiose qui fait penser par moment aux Feux de la rampe de Chaplin dans la scène où le clown est contraint de se voir nu sous le maquillage. Et ce qu’il voit est cauchemardesque et terrifiant. Ce moment absolument pathétique où le clown ne fait plus rire. La scène est bouleversante : Chaplin a vu la salle vide et dans sa loge, en se démaquillant, il se voit et on voit qu’il se voit nu. Voilà le cauchemar radical. Fellini a copié ce moment-là dans son Casanova. J’aimerais arriver à évoquer cet état où arrivé au dernier état de la déréliction, c’est de cela qu’il s’agit dans ces deux films, on voit ce que c’est que de se retrouver seul et nu. C’est de cela dont parle Dostoïevski aussi.

H. C. : Votre dernier film Je pense à vous fait preuve d’une grande acuité concernant la façon dont notre monde contemporain devient « hypervisible », pervers au sens clinique du terme. Je pense notamment au personnage de Worms, à son utilisation du téléphone portable, de la photo qu’il prend, et bien sûr à sa façon d’utiliser la vie privée d’autrui.

P. B. : C’est aussi une pique contre ce qu’on appelle l’auto-fiction. Contre une certaine façon d’envisager le roman en mettant tout ce qu’on trouve pour que cela soit le plus visible possible. C’est une tendance assez fréquente dans la littérature française de ses dernières années. C’est une charge contre cette littérature-là qui est peut-être en train de finir d’ailleurs.

H. C. : Connaissez-vous Philippe Muray, un auteur qui décrit avec une grande drôlerie la mutation anthropologique actuelle, le passage d’une société de névrosés à une société de pervers où tout est exibé ? L’auto-fiction rentre parfaitement dans ce cadre.

P. B. : L’autofiction est perverse car elle piège des gens, elle les exhibe, elle s’exhibe elle-même. Je n’ai pas lu cet auteur mais je sais que je dois le découvrir.

H. C. : Worms, le romancier dans Je pense à vous est le symbole de cette trempe là.

P. B. : Oui, il en est le symbole. Je me servais de cela pour amorcer la narration et en même temps, au-delà du trait propre de l’autofiction et de cette charge contre ce moment de la littérature en France, il y a effectivement quelque chose de plus général qui est par exemple l’usage du portable qui n’est plus un téléphone mobile mais aussi un instrument de « voyure », où l’on peut capter, voire provoquer des actes comme le happy-slapping. C’est une mode, que j’espère éphémère, qui consiste à frapper quelqu’un pendant qu’un autre filme la scène avec son téléphone portable. Voilà, ici le téléphone n’est pas un moyen de communication et il est d’un usage pervers. De même que les viols filmés avec des portables comme on l’a entendu récemment.

H. C. : Vous avez collaboré avec Christine Angot pour écrire le scénario de Je pense à vous puis renoncé à cette collaboration. Qu’est-ce qui vous a intéressé dans cette collaboration avec une auteure connue pour ses autofictions qui me semblent à priori assez loin de votre univers ?

P. B. : Oui, je la connaissais personnellement même si je ne la vois plus depuis cette histoire. Quand j’ai commencé à écrire mon scénario en transposant l’affaire Marianne Denicourt-Arnaud Desplechin dans le milieu de la littérature, et comme je la savais intéressée par le cinéma, je l’ai invitée à l’avant-première de mon précédent film. Je lui ai proposé de travailler avec moi comme co-scénariste éventuellement. On s’est donc vus et ce que je n’avais pas prévu, c’est de me retrouver dans son avant dernier livre. Elle s’est en fait emparée de confidences que je lui avais faites sur mon couple à l’époque. Je suis très naïf, et je pensais que ma personne n’était pas spécialement passionnante pour être dans un roman. Cela a entraîné un certain nombre de conséquences dans ma vie personnelle et dans la sienne car on ne fait pas ces choses-là impunément. Cela a infléchi le scénario final de mon film. Tout dépend de ce que l’on divulgue mais par définition, ce n’est pas quelque chose de très propre. En même temps, il ne faut pas se cacher les yeux, si l’autofiction est un genre spécifique, tous les romanciers ont utilisé la vie de gens dont ils ont entendu parler, qu’ils ont connus, qu’ils ont fréquentés sans quoi les romans n’auraient aucun rapport avec la vie.

H. C. : Quel rôle joue la musique dans vos films ? Elle semble jouer un rôle de décalage, de contrepoint amusé. Je pense à cette musique « légère » qui intervient durant la scène où Hermann et Diane font l’amour dans la penderie dans Je pense à vous. Je la trouve « blessante » d’autant qu’un drame se prépare. C’était l’impression que vous vouliez donner ?

P. B. : Ce qui m’intéressait dans cette scène tout particulièrement, c’est qu’il y ait une sorte d’étreinte passionnée et que les mots que l’on attend dans ce genre d’occasion soient inversés et aient une portée meurtrière. Là, on attend de la bouche de Hermann « Je t’aime, je n’ai aimé que toi » et il dit « J’aimerais que tu sois partie quand Diane se réveillera ». J’aime bien les douches écossaises. J’en ai peut-être un peu trop fait. Ceci dit, ce sont les retrouvailles du couple, c’est un « remariage ». Ils ont rompu au début du film et là d’une certaine façon, ils se retrouvent et s’aiment de nouveau. Simplement ils le font sur le fond de l’éviction violente d’Anne, la raison de leur rupture. Et par la suite, ils apprennent la mort d’Anne. Evidemment, leurs retrouvailles en sont terriblement assombries.

H. C. : C’est une réunion contre quelqu’un ?

P. B. : Je ne crois pas que l’on puisse s’unir sans exclure quelqu’un. Selon la formule qui veut que « Aimer, c’est préférer », si on préfère quelqu’un, quelqu’un d’autre est chassé. On ne peut pas aimer tout le monde et si on aime, c’est forcément contre quelqu’un.

H. C. : Souvent, on accentue ces moments par une musique dramatique alors que vous l’utilisez…

P. B. : … Elle est assez guillerette. J’ai beaucoup aimé travailler avec Alexei Aigui qui est russe, fils d’un grand russophone. Effectivement cette musique, que j’aime beaucoup, fonctionne souvent en contrepoint. De même à la fin, dans le cimetière, on conclut sur une voix off, qui est semble-t-il le début du prochain livre de Worms. Il a une tonalité romantique, assez mélancolique alors que la musique qui retentit est dynamique, presque triomphante.

H. C. : Oui, mais c’est ce qui doit dérouter les spectateurs.

P. B. : J’aime bien que dans le drame, il y ait des éléments comiques et dans le comique, des éléments dramatiques. Ça doit dérouter beaucoup. Je pense que l’une des raisons de l’échec du film, il doit en y avoir d’autres, c’est que la critique disait des choses contradictoires. Il y a eu un titre terrible dans Le Monde, c’était élogieux mais il était écrit : « Un vaudeville catastrophe ». Les gens voient vaudeville et catastrophe, surtout catastrophe. Ca n’incite pas à y aller. J’ai vu aussi « Comédie d’angoisse ». Les gens veulent savoir à quoi ils ont affaire. Si c’est une comédie, c’est une comédie, si c’est de l’angoisse, c’est de l’angoisse et s’il y a de l’angoisse dans la comédie et de la comédie dans l’angoisse, ils ne savent pas ce qu’ils vont voir et n’y vont pas. Hélas, je pense que le film est tout ce qu’il y a de divertissant même s’il est assez sombre. Mais bon, c’est comme ça.

H. C. : Il y a un refus du pathos et en même temps, vous dévoilez les choses, ce que l’on ne veut jamais voir. On voit en même temps les doubles romantiques et leur côté grotesque, donc le côté risible de tout cela.

P. B. : J’ai du mal à prendre la vie au sérieux. Le sérieux arrive quand mes personnages sont confrontés à des choix tragiques. J’ai beaucoup de compassion pour eux même si je peux les trouver ridicules et exécrables. Les deux sentiments coexistent. Il y a des personnages qui sont franchement haïssables comme il y a des personnages extraordinairement émouvants, des situations d’un pathétique achevé. Ce n’est pas le cas. Chez moi, tout est mélangé.

H. C. : Dans un registre très différent, les personnages de vos films ont quelque chose à avoir avec par exemple Woody Allen, notamment dans Celebrity, Harry dans tous ses états. Je pense aussi au personnage d’Amanda dans La vie et tout le reste. Ca vous semble pertinent ?

P. B. : Oui, c’est vrai je reconnais, toutes choses étant égales, que je me sens proche de cela. Il y a chez Woody Allen cette sorte d’humour dépressif ashkénaze. Je m’y reconnais un peu.

H. C. : Pourquoi avoir pris un militant communiste dans Petites coupures ?

P. B. : Il y a des mots comme cela qui cristallisent des sentiments contradictoires et violents comme le mot communiste. C’est un personnage qui est en deuil de lui-même d’une certaine façon. Au moment où j’écrivais le scénario, le communisme était en train de devenir une chose du passé. Ce qui m’intéressait, c’est qu’il n’y ait pas de contenu, c’est-à-dire que le personnage se dise communiste mais que très peu de choses y fassent référence. Le simple fait qu’il soit désigné comme tel le désigne comme cible pour certaines personnes. Le mot a quelque chose de gênant. C’est un des mots du siècle dernier qui a drainé le plus de passions contradictoires, et qui est devenu un mot presque comique. Se revendiquer comme communiste en 2003, au moment où j’écrivais le scénario a quelque chose de comique alors que 20 ans auparavant, pas du tout. Ce côté comique entraînait aussi quelque chose de mélancolique.

H. C. : Et il y a aussi une référence à Dante…

P. B. : Je n’avais pas du tout d’idée de ce que j’allais raconter, mais je me disais que le point de départ du film était les trois premiers vers de La divine Comédie : « Au milieu du chemin de ma vie, je me trouvais dans une forêt obscure car j’avais perdu la voie droite. » La voie droite perdue est représentée par ce mot communiste ; l’homme est dans le brouillard et il se perd littéralement dans le film. C’est encore mon rapport au fantastique et au romantisme noir en même temps que je ne peux pas totalement m’investir dans le climat du romantisme et du fantastique.

H. C. : C’est ce qui est passionnant. Vous êtes sur une délicate frontière où à la fois, en restant réaliste, vous montrez les doubles et de l’autre côté, vous ne pouvez pas prendre nettement une voie fantastique.

P. B. : Parce que je ne crois pas au surnaturel, au fantôme. Je crois qu’on peut croire aux fantômes, aux hallucinations mais je n’y crois pas réellement.

H. C. : Vos personnages sont aussi comme obsédés par l’ombre, le double qui, comme le dit Clément Rosset « n’est pas libération, mais effet maléfique. »

P. B. : Oui, c’est Erasmus Spikher dans Les contes d’Hoffmann, et Peter Schlemil dans L’étrange histoire de Peter Schlemil d’Adalbert von Chamisso, dont l’un perd son reflet et l’autre son ombre, à cause d’un pacte avec le diable. C’est une malédiction, car le reflet et l’ombre perdue sont comme des doubles indépendants.

H. C. : La construction symétrique de vos films est-elle faite en fonction de ce thème du double ?

P. B. : Oui, j’aime bien les effets de symétrie…

H. C. : C’est le miroir aussi…

P. B. : Oui, il y a beaucoup d’effets de miroir dans Rien sur Robert et plus encore dans Je pense à vous. C’est effectivement le rapport au double qui est récurrent dans mes films et qui a un rapport avec l’ombre, le miroir, le reflet. Dans toute narration qui se respecte, il y a toujours des symétries. Dans Je pense à vous, l’histoire commence et se termine dans un cimetière. Les personnages sont des doubles par rapport aux autres, les deux femmes sont réversibles…

H. C. : D’où la scène homosexuelle dans la salle de bain… puis hétéro-homosexuelle à trois.

P. B. : Une scène homosexuelle qui succède à une scène sans transition avec une scène de presque meurtre où les deux femmes sont sur le point de se tuer puis finalement s’embrassent. Elles sont brunes toutes les deux. En tant que rivales, elles sont effectivement des doubles et d’ailleurs, c’est dans la glace qu’elles se parlent par la suite.

H. C. : Le personnage joué par Marina de Van est très inquiétant par le côté érotisme froid qu’elle dégage.

P. B. : Il fallait qu’elle soit inquiétante. Il fallait qu’elle soit émouvante à certains moments et inquiétants à d’autres. Dans la mesure où elle proclame son intention de tuer quelqu’un, il fallait qu’on puisse y croire. Je voulais qu’il y ait un sentiment de peur qui se dégage d’elle et notamment quand Diane rentre chez elle et que Anne est quelque part dans la maison. Je ne sais pas si cela passe très bien mais je voulais qu’on ressente cette peur.

H. C. : C’est en fait ce qui est réel qui est le plus inquiétant et le plus « fantastique » ?

P. B. : Oui, c’est la réalité. On n’est pas dans le fantastique. Ce n’est pas une apparition car c’est une femme de chair et de sang. On a affaire avec du ressentiment, du dépit, du désir, un esprit de vengeance. Un fantôme d’une certaine façon… Elle est dans un cimetière au début du film, elle est assise sur une tombe et parle d’elle-même comme d’une morte. Si j’avais voulu faire un film fantastique, j’aurai fait d’elle un fantôme qui revient hanter les amours présentes d’Hermann. Comme un remords. Les fantômes sont des reproches faits aux vivants. Elle est un fantôme vivant, un reproche vivant. « Tu ne m’as pas comprise, tu ne m’as pas aimée, moi, je t’aime toujours et prends garde à toi… » C’est ce qui explique en partie le titre du film où chacun pense à l’autre et ces pensées sont ambivalentes. De la tendresse et une menace. D’ailleurs, Je pense à vous a un sens en principe tendre mais littéralement, vous feriez bien de faire attention à vous.

H. C. : Vous faites un plan dans Je pense à vous sur le livre d’Ovide L’Art d’aimer puis ensuite sur un reportage russe à la télévision, que regarde une jeune femme d’origine russe.

P. B. : C’est un personnage comique. C’est la confrontation entre le monde antique et moderne. L’art d’aimer qui est la chose la plus ancienne et le livre estouvert à un passage où il est question de la tromperie d’Hélène par rapport à Ménélas. Mais le livre est immédiatement balayé par la télévision et comme le personnage est russe, il regarde des images des nouvelles européennes, de la révolution orange.

H. C. : C’est aussi la confrontation entre l’univers de Worms et de cette femme russe dont on se demande…

P. B. : [Rires] Oui, on ne sait pas trop si elle est une prostituée recrutée sur Internet… C’est une fille assez légère en tous cas. Ce que contredit évidemment l’art d’aimer…

H. C. : Pourquoi ce titre de Rien sur Robert ? La scène d’où le titre prend sa source se passe dans une librairie et c’est à vous-même que Juliette répond qu’elle n’a rien sur Robert Desnos.

P. B. : C’est arbitraire. J’ai gardé le titre parce qu’il me plaisait et je l’ai trouvé avant d’avoir la moindre idée de ce que j’allais écrire. Je devais avoir un titre pour signer le contrat avec mes producteurs et je leur ai dit qu’il me plaisait. Il marchera toujours car si aucun personnage ne s’appelle Robert, ce ne sera toujours rien sur Robert. Le titre a plu. Je l’ai gardé aussi car Luchini, de son vrai prénom, s’appelle Robert. Dans ses spectacles, il avait inventé aussi la figure d’un spectateur mécontent qu’il appelait Robert. À l’époque aussi, je cherchais des ouvrages de Robert Desnos et il était particulièrement absent dans les librairies. C’est un poète singulièrement oublié ou en tout cas, beaucoup moins lu aujourd’hui. Je trouve que c’est un grand poète.

H. C. : Pourquoi avoir joué dans un bon nombre de films ? Vous aimez jouer ?

P. B. : J’ai fait des petits rôles. Je ne me considère pas comme un acteur mais il y a des cinéastes qui trouvent que j’ai une gueule. Le seul rôle vraiment important que j’ai fait, a été dans La Vocation suspendue de Raoul Ruiz où je jouais à égalité avec Didier Flament le rôle du frère de Jérôme, le héros de l’histoire. Je ne reverrais pas ce film sans crainte… Ça m’intéresse d’un point de vue de scénariste et de réalisateur car ça me permet de mieux sentir le rapport aux acteurs et à ce que sont les dialogues. J’aime bien le faire à l’occasion et pour peu de temps. C’est ludique.

Propos recueillis à Paris le 12 janvier 2007 par Yannick Rolandeau