L’affaire Chebeya, un crime d’État?

ENTRETIEN AVEC THIERRY MICHEL

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L’affaire Chebeya, un crime d’État? est un documentaire mettant en lumière l’assassinat d’un militant des droits de l’homme au Congo, Floribert Chebeya. Thierry Michel filme le pays et y poursuit une œuvre de mémoire et de mise en perspective de la réalité sociale congolaise depuis maintenant plus de vingt ans. Cinéaste engagé ayant filmé autant la Somalie que l’Iran, il a fait du Congo sa terre de réflexion sur un appareil d’État totalement corrompu et ploutocratique. Le cas Chebeya illustre bien la corruption et l’ambiguïté démocratique de ce pays. Face au procès filmé par Michel, le spectateur que nous sommes est forcé de constater le pouvoir démesuré d’élites politiques incapables de transparence.

Rencontre avec le documentariste belge dans la ferveur d’une première Montréalaise au 28e festival Vues d’Afrique qui avait lieu du 27 avril au 6 mai 2012.

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Jean-Baptiste Hervé [JBH] : Rappelez-nous les détails entourant la naissance de ce film?

Thierry Michel ™ : J’ai connu Floribert Chebeya il y a 20 ans à l’occasion de la marche des chrétiens qui était une grande mobilisation de toutes les Églises, mais aussi des temples puisque c’était toutes les familles chrétiennes – protestante, catholique et kimbanguiste – qui marchaient contre la dictature du maréchal Mobutu le 16 février 1992. Cette marche s’est soldée par un massacre immonde où les corps se sont ramassés dans les églises. Floribert était déjà militant des droits de l’homme, il a commencé son combat dans la clandestinité dans les années 80 sous Mobutu. J’ai toujours apprécié l’homme et nous nous sommes croisés de nombreuses fois à l’occasion de la projection de mes films où il venait débattre.

Quand j’ai appris son assassinat, je n’avais à l’époque aucun projet ni budget pour un film. Je suis venu spontanément au Congo pour voir ce qu’il en était. Je suis venu au pays à titre personnel pour participer au deuil des familles et puis j’ai pris ma caméra pour tourner ce que je considère comme une page d’histoire du pays. Au-delà de mes films, j’archive et tente de préserver la mémoire historique de ce pays. Dans le cas de figure qui nous intéresse, je me suis rendu compte très vite de l’émotion soulevée par cet événement, de l’impact international que cela avait (la communauté internationale s’est très vite positionnée) et du camouflage d’un crime politique.

Après avoir fait ce tournage en juin, je suis revenu un mois plus tard pour voir les veuves et les gens des ONG afin d’approfondir le réel déroulement des choses, j’ai donc commencé un travail d’investigation. Au même moment, nous avons appris qu’un procès aurait lieu et qu’il serait militaire. J’ai décidé de suivre le procès et d’en faire un film.

JBH : Pourquoi faire un film sur le déroulement d’un procès?

TM : Le film se veut au départ sur le thème de la mort et non sur un procès. J’ai fait de nombreux films sur le Congo et il y avait un réel espoir en 2006 à l’occasion des élections. Un espoir qu’enfin le Congo sorte de la tragédie l’enveloppant depuis la traite négrière et la colonisation. Après quinze années de transition et deux guerres, des révoltes et de la répression violente, il y avait enfin des élections démocratiques soutenues par une communauté internationale présente. À ce moment, j’ai cru que le pays s’en allait vers la reconstruction. Les choses se sont cependant dégradées.

Il y a eu plusieurs assassinats de journalistes qui m’ont beaucoup touché, dont celui de Serge Maheshe qui était un des rares journalistes congolais à faire son travail d’investigation et d’indépendance journalistique. Lorsque Floribert a été touché, lui qui était un symbole de la société civile, toutes proportions gardées il était un peu comme un Martin Luther King de la cause congolaise, lorsqu’il a été tué je me suis dit c’est le meurtre de trop. À partir de ce moment, j’ai voulu utiliser mon statut et mes connaissances sur le Congo, j’ai voulu m’investir et me porter garant, j’avais une obligation quasi morale d’être là.

J’étais d’ailleurs présent au procès comme une protection, le tribunal militaire m’a permis d’être présent un peu contre l’État, car ce dernier ne me donnait pas les autorisations nécessaires pour tourner. Je considère donc que j’ai agi un peu en tant que bouclier pour la justice congolaise. J’étais le seul média étranger à filmer ce procès, il y avait évidemment plusieurs caméras congolaises, mais pas un seul média international. La présence de ma caméra et de la radio de RFI ont en quelque sorte obligé la justice congolaise à ne pas faire une parodie de justice. Je pense qu’ils ont pu aller plus loin dans leur indépendance en tant que tribunal.

La deuxième raison est que je n’ai jamais fait un film sur le processus judiciaire, j’ai déjà filmé les prisons, mais jamais la justice. C’était totalement nouveau pour moi, cette unité de temps et de lieu et avec cette dramaturgie qu’est un grand théâtre, ce grand théâtre qui est tout procès d’ailleurs. Comme disait Démocrite, la vérité est au fond du puits, mais ici le puits est extrêmement profond, d’autant plus dans un pays qui n’est pas démocratique. Je me suis donc dit avec ce procès qu’il y aurait cinématographiquement quelque chose qui se jouerait et je ferais un film sur le vrai du faux, sur les jeux de rôle entre l’État, les juges, les militaires, les victimes et les assassins évidemment. Plus le tournage avançait et plus j’étais passionné par ce que je tournais même si ce fut un tournage difficile et dur à financer.

JBH : Comment vous sentiez-vous au moment de filmer l’enterrement qui est une scène très dure et en même temps très « officielle » dans le traitement que l’État congolais réserva à Floribert Chebeya?

TM : Lors de cette scène, j’étais emporté, il y avait une véritable lame de fond qui emportait une foule compacte autour du cercueil de Floribert Chebeya, la foule se pressait, tout le monde voulait être là, tout le monde voulait se montrer. Les diplomates et les hommes politiques étaient présents et tout à coup j’avais la fausse impression qu’il n’y avait plus de division dans cette société congolaise. Avant tout, il se dégageait de ce lieu une incroyable force de résistance malgré la peur qu’a inspirée cet assassinat pour la société civile. Toute cette énergie qui ressortait est très vite retombée. Un mois plus tard, j’étais de retour au Congo et tout le monde avait adopté un discours plus prudent, les diplomates étaient plus réticents et moins prêts à affronter un État ayant commis un acte inadmissible.

JBH : Vous avez une vaste expérience du Congo en tant que documentariste social, dans ce cadre, j’aimerais que vous nous exposiez les différentes pressions auxquelles vous avez été soumis par l’État?

TM : Tout le monde a eu des pressions, mais moi personnellement je n’ai pas eu de pression pour ce film. Il faut reconnaître que j’ai eu l’autorisation de tourner de la part de la cour, on ne m’a jamais fait de pression directe. Il y a eu des pressions indirectes autour de moi, j’ai perdu des collaborateurs. J’ai tout conservé, que ce soit des SMS ou bien des courriels du genre : « Des amis me signalent que ton téléphone est sous écoute alors je ne peux plus te parler au téléphone. » Des gens m’ont dit ne plus pouvoir me voir en public, il fallait se voir discrètement dans des lieux neutres sans aucun regard extérieur.

Cela a parfois été plus loin, un de mes collaborateurs avec qui je m’apprêtais à visionner les rushes du procès, m’a informé par SMS ne plus pouvoir me voir sous les conseils de sa femme et de son avocat. Les pressions étaient ailleurs et les portes se fermaient petit à petit autour de moi. J’ai eu des difficultés avec mon propre ministère des affaires étrangères. Au final, j’ai tout de même réussi à faire ce film, car il y avait des jeunes avec moi dans l’équipe de production qui étaient impliqués dans ce processus et qui voulaient aller jusqu’au bout par conviction politique, je les en remercie d’ailleurs.

JBH : Vous n’avez jamais craint pour votre vie?

TM : J’ai été prudent, je ne traînais pas dans les bars, je n’allais plus en terrasse, je devais faire attention aux hôtels, je choisissais en conséquence les chauffeurs. Tout a dû être balisé, changement d’adresse parfois, il y avait une certaine stratégie en effet pour me protéger de l’improbable et de l’imprévu. Le fait d’être connu au Congo me protégeait de l’imparable.

JBH : L’assassinat de Floribert Chebeya survient à un mois des festivités du 50e anniversaire de l’indépendance du Congo et à la veille d’un dépôt de dossier au CPI à propos de la répression brutale menée dans le Bas-Congo sur les membres de la secte Bundu Dia Congo.

TM : Ce sont deux faits parmi tant d’autres qui ont pu mener à l’assassinat de Chebeya, de toutes les façons il était dans le collimateur du pouvoir. Depuis le régime de Mobutu, il a toujours dénoncé les atteintes aux droits de l’homme quel que soit le camp, il avait ce courage et cette détermination. C’est vrai que pour la législature du président Kabila, il avait accumulé quelques dossiers sensibles, il est celui dans les droits de l’homme qui abordait les dossiers les plus sensibles. Il avait annoncé dans une conférence de presse qu’il allait contester le cinquantième anniversaire de l’indépendance par des manifestations et des débats sur l’échec de ces cinquante années qui n’avaient débouché que sur une misère absolue du peuple congolais et une destruction de ce qui aurait pu former un État de droit. Je pense qu’à ce moment-là, il y a eu cette idée de l’empêcher de perturber ces fêtes du cinquantenaire. Mao Tsé-Toung disait que tout homme est mortel, mais qu’il y a des morts qui pèsent plus lourd que d’autres. Je pense que la mort de Chebeya a pesé plus lourd que s’il n’était pas mort. L’idée d’étouffer un scandale à l’approche du cinquantenaire de l’indépendance du Congo l’a, en fait, profondément entaché. Je n’étais pas aux fêtes du cinquantenaire, je ne tenais pas à y être.

JBH : Que signifie l’assassinat de Floribert Chebeya pour les droits de l’homme au Congo?

TM : Pour les droits de l’homme, cela a été un signal très fort et il y a eu en premier une réaction de peur. Les dossiers que Floribert gérait au moment de son assassinat n’ont jamais été repris par quiconque, tous ces dossiers ont été laissés en plan. Le meurtre a eu un effet dissuasif sur la société civile et cela l’a divisée. Floribert était un fédérateur et jouissait d’un fort capital de sympathie de la part des différentes régions et des différentes ethnies du Congo. Il avait le charisme et la reconnaissance historique lui permettant de rassembler tout le monde. La force des mouvements civils était nettement affaiblie après ce meurtre et son unité était complètement sabotée.

JBH : Que pensez-vous de la probable interdiction de diffusion qui plane sur votre film en RDC?

TM : C’est totalement surréaliste, car le ministre de la justice aujourd’hui congédié était venu aux Nations Unies lors d’une projection que nous avions organisée, à cette occasion il avait dit que toute la vérité serait faite sur les évènements. À son retour au pays, il a fait interdire le film, cela n’a aucun sens! Il tient un double langage, le langage des diplomates internationaux et le langage de l’étouffement de la liberté d’expression et de la liberté de la presse.

JBH : Et si le film est en effet interdit au Congo, irez-vous jusqu’à organiser des projections pirates?

TM : Des projections pirates, il y a en aura tant et plus, c’est impossible aujourd’hui d’interdire un film. À l’heure où l’on se parle, il y a une demande d’un ministre à une commission de censure dont je n’avais jamais entendu parler et qui date probablement de l’ère Mobutu, afin de censurer le film. Le fait est donc que le film n’est toujours pas interdit. Cet homme n’est aujourd’hui plus ministre, je ne sais pas s’il y a un lien de cause à effet entre cette histoire et sa non-reconduction… Par ailleurs, les centres culturels dépendants des ambassades ont décidé de transformer les projections publiques du documentaire en projections privées. Les grandes ONG des droits de l’homme ont décidé de poursuivre les projections même s’il y avait interdiction. Il y a un rapport de force qui est établi entre l’État et ces ONG. Il est évident que le DVD circulera partout sous forme piratée et le film sera aussi présenté sur TV5, ce qui aidera grandement à sa diffusion et à ce que les Congolais voient le film. La grande question est plutôt de savoir si les habitants du Congo pourront débattre collectivement et publiquement…

JBH : Quel héritage voulez-vous laisser avec ce film?

TM : J’ai déjà ouvert quelques brèches avec mes précédents films. Avec Zaïre, le cycle du serpent (1998), qui a été présenté ici il y a vingt ans, j’ai été arrêté, incarcéré, interrogé pendant deux jours, mis au cachot, menacé de torture, expulsé, mon matériel a été saisi; j’ai l’habitude de ce genre de choses. J’ai été interdit du pays pendant plusieurs années, à la chute de Mobutu, j’ai retrouvé un statut normal.

Depuis ce jour, j’ai repris mes activités dans le pays, j’ai encore aujourd’hui quelques tracasseries et harcèlements de la part des policiers, cela fait partie de la vie de journaliste et de cinéaste au Congo. La plupart du temps avec l’intervention des Nations Unies et des ambassades mes problèmes se délient. Ce sont les groupuscules malfaisants, instrumentalisés et non maîtrisables dont je me méfie le plus. Il faut se méfier de la macoutisation du Congo. On ne peut pas dire aujourd’hui qu’ils tuent, mais ils effraient. Je les ai vus débarquer dans des provinces lors de la commémoration de la marche des chrétiens, avec des machettes et des barres de fer pour terroriser les gens. La population se retrouvait à demander l’aide de policiers qui étaient présents pour les empêcher de manifester, les miliciens étaient bien organisés et se déplaçaient de lieu en lieu avec un minibus.